Présentation de la résidence,
par Marie Darrieussecq

Ce projet de résidence au lycée Lavoisier a commencé à s’ébaucher quand Sylvie Cadinot-Romerio m’a demandé d’intervenir dans sa classe autour de mon roman Clèves en relation avec une œuvre au programme de première en 2020 : La Princesse de Clèves. Tout se faisait par visioconférence. En ces débuts d’épidémie, les « bandes passantes » des systèmes informatiques ne supportaient pas encore le flux d’images de toute une classe, et nous ne pouvions interagir qu’à la voix. Pourtant, ça avait eu lieu : une rencontre.

De loin en loin, de proche en proche, Sylvie Cadinot-Romerio me donna des nouvelles de ses élèves et aussi d’Arno Bertina, qui menait alors la résidence, et de Tanguy Viel avec qui elle avait mené des résidences précédentes à Clichy-sous-Bois et à Paris. J’étais touchée par cette professeure qui savait si bien que la littérature la plus contemporaine peut parler aux adolescents de toutes origines et en tous lieux. Clichy-sous-Bois était un signifiant qui nous disait beaucoup, à toutes les deux, car j’avais moi-même mené là-bas, au collège Louise-Michel, en 2011, un atelier d’écriture dans le cadre de l’opération « à l’école des écrivains » lancée par la Maison des écrivains. 

Sur la carte de la région parisienne, le lycée Lavoisier et le collège Louise-Michel sont à 18 km à vol d’oiseau : une heure et demie de transports en commun – deux heures les mauvais jours. L’enclavement de Clichy-sous-Bois (qui était encore pire en 2011) c’est aussi ce que nous avions désiré déjouer, chacun à notre façon, Tanguy Viel et moi, grâce au dynamisme de professeures comme Sylvie et grâce aux programmes mis en place.

Cet usage et ce rôle des ateliers d’écriture, je les ai beaucoup explorés. En 1997-98, à l’écoute des pionniers de l’époque, dont bien sûr François Bon, j’avais été invitée à l’université de Paris III à en inventer un auprès d’étudiants de première année. Vingt ans après, j’ai tenu la chaire d’écriture à Science Po, après Kamel Daoud et avant Patrick Chamoiseau puis Maylis de Kerangal. Entre-temps, toujours à l’initiative de la Maison des écrivains, j’avais mené un atelier à Caucriauville, dans la banlieue du Havre. J’en ai aussi fait plusieurs à l’étranger, parfois en anglais, la plupart du temps dans des pays francophones. Celui qui m’a le plus marquée était à Gysenyi au Rwanda, sur le lac Kivu, auprès de rescapés du génocide contre les Tutsis et d’anciens enfants soldats venus de toute la zone des Grands Lacs : Congo RDC, Ouganda, Burundi. A l’autre bout du spectre social j’ai été très bien payée pour un atelier adressé aux professionnels de l’écriture, scénaristes, journalistes ou auteurs de théâtre, dans l’entreprise « Les Mots », rue Dante à Paris. Je suis en ce moment bénévole dans l’association Migrens pour un atelier d’écriture (et de chansons !) auprès de réfugiés et réfugiées venus principalement du Yémen, d’Irak, d’Afghanistan et du Soudan.

Chaque expérience est aussi différente que chacun des textes produits. Kanyane a ainsi écrit une surprenante et hilarante comédie à partir de ses souvenirs d’ancien enfant soldat. Alain, lui, ne parvenait pas à écrire le mot « avril », car le génocide a commencé en avril 1994. « Vinké », un garçon de Clichy-sous-Bois (qui s’appelait Kevin mais je ne l’ai compris qu’après plusieurs de ses fous rires) a été fasciné par le lipogramme en e de Georges Perec dans La Disparition. Fatoumata adorait La Princesse de Clèves, mariée de force à un vieux mari « pas si mal » et qui tombe amoureuse d’un garçon de son âge, et elle put écrire l’histoire de sa propre sœur. Dans ces ateliers où beaucoup n’avaient pas le français pour langue maternelle, je lisais souvent des romans classiques à haute voix, et je leur racontais les histoires, les lieux, les personnages, les formes. Dans d’autres ateliers, et ce sera probablement le cas à Lavoisier, une certaine pratique de l’écriture « académique » sera déjà présente, mais il faut alors souvent libérer l’imaginaire, pour autoriser et cadrer l’écriture la plus subjective, pour dédramatiser la première phrase, pour amener à finir…

Ces enjeux me passionnent et permettent d’autres surprises. Ainsi Léa, à Science Po, a développé son aisance d’écriture pour nourrir son compte Instagram d’influenceuse. Et c’est dans le même atelier que Romane est parvenue à écrire le viol qu’elle a subi, texte qu’elle a lu pour témoigner à la barre au procès de son agresseur, en février dernier. Antoine a pu faire un stage au Monde. Antony, à Philosophie magazine. Hedi, à l’institut français du Caire. Dans mon actuel atelier Migrens, Samir, réticent à la contrainte que j’avais proposée d’ « écrire au futur », a réagi : « Je ne suis pas sûr de l’existence du futur. Parce que tout ce qui va venir, tout ce qui est venu, tout ce qui viendra ou sera revenu, il vient comme au présent. » Ibrahim a raconté son cœur brisé par une Française rencontrée sur Internet : « Je souhaitais qu’elle n’a pas tué mon âme à l’abattoir en cris muets et j’ai éclaté en sanglots. » Et Moustafa a retrouvé la confiance d’écrire des poèmes comme il faisait avant son éprouvant voyage, passant de l’arabe au français sans l’étape de la traduction.

S’il y a une expérience commune de tous ces apprentis écrivains, c’est la nécessité qu’on les entende – qu’on les lise. Chacun de ces trajets d’écriture est singulier, mais tous et toutes ont fait l’expérience collective du temps de l’écriture – du calme. Il y a évidemment un aspect thérapeutique à cette mise en ordre et en récit de son vécu, quel qu’il soit. Je n’ai jamais fait la psy de mes étudiants, mais je sais que l’écoute – la mienne et celle du groupe – fait advenir les phrases. J’ai appris aussi, avec le temps et les rencontres, à recevoir et parfois modérer ce que déclenche l’écriture du je, en particulier chez des adolescents. Le désir d’écrire, faut-il le dire, ne dépend aucunement d’un milieu ou d’une origine. Il y a bien sûr différents horizons de lecture et divers moyens d’écriture (y compris physiques, parfois), que l’on peut d’ailleurs travailler en atelier ; mais la concentration, l’écoute, le goût des récits, et le désir, je les ai trouvés absolument partout.

Présenter un « écrivain vivant » est ainsi important et nécessaire quelle que soit la classe ou le groupe. Dans un lycée favorisé comme Lavoisier, on trouvera peut-être une timidité paradoxale, celle d’une classe sociale souvent conditionnée à voir la littérature comme « monument » ou « musée », en deux mots : comme morte. Mon rôle tel que je l’imagine sera littéralement d’animer l’atelier et de faire entrer ces jeunes-là aussi dans la bibliothèque, comme terrain de jeu plutôt que mausolée.

Le projet de Mme Cadinot-Romerio m’intéresse énormément parce que j’aurai l’occasion de le mener sur toute une année à un rythme assez soutenu. Le projet de penser avec ces jeunes ce temps de l’épidémie, temps de frustration, d’attente, de solitude, temps d’explosion des réseaux sociaux (mère de trois adolescents, je sais de quoi je parle), temps inventif aussi, temps de métamorphose pendant qu’eux-mêmes, adolescents, se transformaient, mais empêchés, inquiets, isolés (et je pourrais mettre tous ces adjectifs, bien sûr, au féminin), ce projet ambitieux et nécessaire d’écrire « ce qui nous arriva », moi-même ayant été décontenancée, endeuillée et meurtrie par ces deux années, moi-même ne sachant pas encore à quel point il est possible d’écrire tout cela – ce temps mis en commun dans un déchiffrement avec ces jeunes, voilà qui me passionne à l’avance. Et je sais que Sylvie Cadinot-Romerio est la bonne personne avec qui lancer, travailler et encadrer ce travail.

3 janvier 2023
T T+