Paris 18, épisode 3

Ces textes constituent un fond de notes pour une composition prochaine. Ils sont adressés aux « acteurs » de la Compagnie Résonances. Ils sont écrits à partir de citations autour du thème du tissu, à partir de poèmes accompagnant des repas distribués dans le 18e arrondissement et autour de quelques réflexions sur les fameux confinements et déconfinements bien connus. Certaines citations sont des invitations à écrire.



Troisième épisode : Débrouiller l’écheveau de sa vie intérieure.


Les six machines à coudre résonnent et le fil blanc des couturières se mêle au fil noir des caractères, et le catgut au brin de coton.

« Je tâte votre habit ; l’étoffe en est moelleuse » disait cet écrivain. Je tâte votre habit à distance, aux confins de mai et de juin, je fouille vos poches pleines de pierres coupantes, je cherche votre nom dans votre portefeuille, j’écarte votre col, j’époussette vos manches, je boutonne jusqu’au dernier bouton, je décore votre pochette d’une ombelle de sureau ou du mouchoir rouge de vos ancêtres forgerons. A distance, à grande distance…

Toutes les femmes s’habillaient. Il fallait vaincre la nuit, l’ouvrir à toutes, la rendre propice à la fête et à la joie, poser des tréteaux, cerner des scènes et rien n’était de trop et les corps couraient à la peine. Et c’est ainsi que la nuit fut donnée aux femmes. Elles s’habillent désormais pour la nuit folle et douce comme elles s’habillent pour le jour fleuri de glycine.

Bas les masques ! comme on dit bas les pattes ! Mâles pensants, bas les pattes !

C’est le grand réveil des couturières ! Elles ont enfin le tissu du grand marché, elles qui tremblaient de ne plus pouvoir coudre les vêtements rêvés. Qui vend le tissu électrique de certains poissons, le tissu cérébral périphérique, le tissu érectile du corps humain, les tissus précieux ? Ce que les armes déchirent, la couturière les répare. De fil blanc, cette histoire. De fil noir, ce récit.

« Leurs habits sont de lin, avec des franges autour des jambes ; et par-dessus, ils s’enveloppent d’une espèce de manteau de laine blanche avec lequel on ne les ensevelit pas » car pour eux la mort est un bain de jouvence dans une eau qui refuse les vêtements trop pesants ou trop épais. Et dans ce bain, ils commencent à vivre vraiment, triant avec le nez et la bouche l’oxygène en suspension dans le liquide, nageant vers le bonheur éternel, de l’eau passant dans l’air et de l’air, dans l’eau, amphibies et joyeux…

C’est le grand drapeau qui flotte, c’est le grand drapeau qui pend, c’est le linge diaphane, linceul de nos fêtes. C’est un simple rectangle de coton blanc que j’agite pour chasser les pigeons qui souillent mon petit balcon, un chiffon déchiré à la main. Et la main ayant déchiré la loque, saisit le Livre des Morts des anciens Egyptiens. « Et je goûte aux feuilles de ce palmier de la déesse Hathor. Mes offrandes : pain, bière, vêtements et vases. J’approche et je m’assieds à mon aise ; ma tête est la tête de Râ. »

C’est le suaire que l’on étire pour le sécher au soleil et pour raviver ses couleurs.

L’épizootie frappa les grands singes nus qui se pensaient invincibles bardés de cuir, de nylon et de poils pris sur le dos d’autres quadrupèdes. Le poil retient le virus et un rictus en advient. L’épizootie, c’est l’épidémie chez les animaux dont font partie les grands hominidés. Nous irons désormais masqués, cherchant les douceurs, les massages et subissant les massacres. Le grand cerf ne nous protège plus, la vierge est devenue folle et a brûlé trois châteaux et Jésus danse la java à Dunkerque en chasuble. « Pour chanter veni creator, il faut une chasuble d’or. » Adam fut le premier à perdre une grande partie de sa pilosité.

J’aimerais ici chanter le pyjama. « En Turquie et en Perse, sitôt les affaires de la journée terminées, on se met en pyjama. » Tous et toutes confinées en pyjama. Un pyjama satiné pour Leila, un pyjama rayé pour Jean, un pyjama de soie pour Elvira, un pyjama de lin rugueux pour René, un pyjama hindoustani pour Chiara, un pâê-jama pour les deux jambes, pour les millions de paires de jambes du désespoir et du bonheur. Les jambes dans le pyjama étaient alertes et agiles, depuis les chevilles cerclées d’anneaux d’argent jusqu’aux hanches du bassin de la vie, jusqu’à la source, jusqu’à la mouche de la poire…

Tissus tissés déchirés par mains humaines, tissus qui crient en se déchirant, tissus électrisés, tissus qui fleurent bon la grenade et la figue, la groseille et la prune. Le drapeau est un bout de tissu qui flotte au vent, fruste, en vieux coton effilé sur les bords. Il arbore les marques de ses six plis principaux et de ses seize cases rectangulaires légèrement chiffonnées. Chaque case est un blason, le blason d’un instant.

Et nos vieux pyjamas deviennent des chiffons, des loques pour nettoyer la graisse de vélo ou pour capturer la poussière, la si légère poussière du jour, présente dans les moindres rais de lumière.

« Elle portait un vêtement écarlate très foncé, à la surface délustrée, avec, par-dessus, un manteau de tissu couleur de feuilles mortes » et elle se déplaçait avec lenteur foulant délicatement les feuilles arrachées par les bourrasques d’orages avortés, d’orages inflammatoires se jetant sur les vieillards comme poux sur les pigeons et faisant disparaître des grands-pères et des grands-mères à la pelle. Foulant les feuilles déchiquetées et s’appuyant sur sa canne à chaque rafale de vent. Il ne fallait pas qu’elle s’affale, elle aussi légère qu’une vieille chatte. Sans ses vêtements lourds, elle se serait envolée, la petite dame qui marchait à deux pas du périphérique.

Sur la cadence de six machines à coudre aux commandes desquelles six couturières cousent des masques pour le quartier, pour l’arrondissement. Pour la mairie coud Maria, pour la région coud Léon. Et voici que surgit le masque de mon père, le mineur de fond, l’orphelin polonais, le paysan, le faucheur, l’éleveur d’oies et de dindons. Son masque de mineur, de piqueur dans le fond, dans le filon, dans la taille, il ne le mettait pas à cause de la chaleur qui régnait dans les galeries. Mettez vos masques pour préserver vos poumons, buvez du lait, le lait des laiteries, des collines de Liège. Le masque, le mineur ne voulait pas le mettre. Il faisait trop chaud à la taille. Vivement la bière de la surface, et la fête, et les bals, et Nina la plus belle. Le masque était-il nécessaire contre la poussière de silice de la siliceuse boule terraquée, silice même dans chaque brin d’herbe des prairies et des fossés…

Une véritable offensive a lieu contre les poux de la terre. Parbleu, le pou est utile mais incommodant. C’est l’espace sidéral confiné dans l’atmosphère, c’est le globe tout entier qui prend les armes ; ce sont tous les ordres, tous les règnes visibles et invisibles qui se soulèvent, tous les peuples à l’infini, jusqu’aux cailloux les plus humbles, mémoires de tant de millénaires. Leurs armes : tout. C’est le tremblement des grandes batailles. Le fou n’a pas eu le temps de quitter le navire. Contre mauvaise fortune, il vit encore ici. Où ici ? En région tempérée. Parbleu, le pou est utile mais incommodant. Contre mauvaise fortune bon cœur. C’est le globe tout entier qui se soulève. Ses armes : tout ce qui vole, tout ce qui nage, tout ce qui court, tout ce qui rampe, tout ce qui git, tout ce qui flotte, tout ce qui vit dans ce monde flottant.

« S’il respire, je respire ; s’il grandit, je grandis ; s’il vit, je vis. » (extrait du Livre des Morts des anciens Egyptiens. La plupart des autres citations viennent des livres suivants : VOYAGES de Pierre Loti et NOTES DE CHEVET de Sei Shonagon)

En pyjama, j’irai ma vie, portant un masque de puma, j’irai ma vie. Les rues sont tièdes et vides ; on y défile masqué en crocodile, en lion, en loup ou en renard.

Nous, arpenteurs d’appartement, balayeurs de petits balcons, méticuleux jardiniers de jardinières, adorateurs de l’unique figuier de la courette, consommateurs peu dispendieux. Nous, gymnastes en salle de bain… Contre nos maîtres, contrôlons-nous. Controns nos maîtres, décontractons-nous. Nous nombreux dans chaque alvéole. Nous, mobiles comme des rats, des écureuils ou des martres. Nous, peuple invisible… Nous, de boue et de bulles, et les bactéries avec nous, et les virus avec nous… Nous d’Afrique. Nous d’Asie. Nous des Balkans et des rives du Danube… Nous d’Europe. Nous de la branche des hominidés hominiens apparentés à la famille des mammifères… Nos muscles et nos organes sont soigneusement enveloppés d’une membrane fine, mais souple et robuste, d’un maillage quasi invisible à l’œil nu. Et notre peau, ce qui enveloppe tout l’ensemble des poches, vésicules et vessies. C’est du pur porc. Jadis, sur certaines îles du Pacifique, du temps où on avait le goût des viandes boucanées, on nous appelait, avant de nous manger, longs cochons. Nous, les longs cochons et longues truies de Troie… Nous, parfois rafistolés avec du boyau de porc… Nous nombreux dans chaque alvéole. Contre nos maîtres, contrôlons-nous. Controns nos maîtres, décontractons-nous…

Scènes de la vie à la Compagnie Résonances. Aux fourneaux, aux machines à coudre, aux poèmes. Le poème est un plat qui se déguste, ne pas l’avaler trop vite au risque d’une mauvaise digestion. Prendre du plaisir à le mâcher (avec la voix, c’est-à-dire avec la bouche, la langue, les lèvres, la luette, la glotte, la gorge entière en résonance avec le front, la nuque et la poitrine, en correspondance avec l’épigastre et le pelvis). Le poème étant danse et musique. Il faut le faire passer par l’oreille et les voies nasales vers les fosses et les sinus et tous les méandres médullaires. Le corps crie des poèmes. Les poèmes sont les ondes qui naissent de toutes les parties du corps au milieu des tropismes. Les corps aiment et fuient la lumière. Les corps aiment et fuient la chaleur. Les corps, l’eau les attire et les rebute. La fumée les met en émoi ou les fait tousser. Certains oiseaux s’enivrent sciemment perchés à la sortie des conduites de cheminées. Les ondes des corps fabriquent des poèmes frénétiquement. Et ces ondes se propagent et rencontrent d’autres ondes. Se repoussent ou s’attirent les contraires. S’opposent les semblables, s’assemblent les divers. Ce que les uns ont dit, se dit parmi les autres. Ce que les autres ont cru est cru parmi les uns. De qui es-tu l’autre ? De quelle autre es-tu l’un (unique ?) pétulant ?

Un enfant, l’enfant qui chante ou qui muse, se révolte contre les vieux fragiles et faibles, trop faibles pour affronter avec quelque chance un vulgaire virus. Et cela empêche les jeunes de se voir et il faut porter sans cesse un masque dans les transports en commun et d’autres lieux où les vieux nous observent, nous porteurs sains mais porteurs quand même, jouant de nos muscles, de nos tendons, nous jeunes qu’il faut sans cesse contraindre. Ne jouez pas comme des fous, ne criez pas, pas de musique après 22 heures et tutti quanti…

Ne chassez pas les fourmis de vos balcons, balconnets et terrasses. Elles en éliminent en les rongeant les déchets, squames, poils, cheveux et peaux mortes, miettes de feuilles et de pétales, cadavres d’araignées minuscules venues avec le vent, ce grand flûtiste qui corne encore et même parfois tambourine et claque des ailes.

A 20 heures, ovations pour le corps médical, pour les infirmières amies des couturières elles-mêmes amies des fermières. Vivent les femmes ! Et les doigts agiles maîtrisent les commandes et la cadence s’emballe et le fil se rompt, le fameux fil communal. Et vivent les infirmières ainsi que les pompiers ! Et vivent les policiers en uniforme et masqués comme les civils ! Et vivent les civils !

14 janvier 2021
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