Milène Tournier | Jours de crue, poèmes de quarantaine

J’ai craint un moment, pendant le confinement, de perdre l’écriture.
Et puis l’écriture est revenue, qui a fait lien avec avant, qui a "parié" sur après.
Elle a accompagné le temps étrange de quarantaine, qui s’écoule sans tout àfait passer, àpart dehors : les fleurs ont poussé, elles ont "quand même" poussé !

Voici donc quelques "poèmes de quarantaine"

(Ces poèmes sont extraits de la dernière partie "Jours de crue /Poèmes de quarantaine" de mon recueil "L’autre Jour" qui paraîtra àl’automne aux éditions Lurlure)


Trace un carré.
Et maintenant attends, que dedans y ait
Du hasard.

…

J’ai rêvé cette nuit j’étais
Une tortue - un long
Plan séquence.

…

Printemps d’hibernation pestiférée
L’homme
Sauvait l’homme.

…

Ta foi a vaincu
Donc
Ta foi a perdu.

...

Recueille-moi, minuscule idole,
La coccinelle sans
Population.
…

Dépose, dans le petit musée d’entre mes mains,
Ce désarroi -la cruelle intimité
Du loin.

…

J’ai donné àmon cerveau
Un cerveau
Pour l’occuper.

…

J’ai rêvé cette nuit j’étais le big bang.
J’étais le big bang, j’avais un vieux rêve.
J’ai voulu revenir àma naissance.
Refermer ma naissance sur moi.
Et redécouvrir tout.

...

Quarantaine.
Dans la gare désertée
Le grand ciel ferroviaire.
Il pleut dans la locomotive.

...

Jours de crue… Et pendant la quarantaine aride
Quelque chose aussi
A cédé

...

J’ai éteint une àune
Les milles bougies -
Tu sais je crois je suis
Morte aussi àma mort.

...
Jour de crue.
La catastrophe ou l’ombre
De la catastrophe
J’ai dormi au pied du volcan et fait
Ma récolte de glace
Mon amour mon amour mon amour
Bascule moi de guerre.

…

Je me suis adossée aux ruines hier
Mon amour j’ai cherché tes mains
Entre la mort des couleurs

…

Jour de crue.
J’ai abandonné l’œuf
Et englouti une bombe
Le calme est le plus grand prédateur
Les nids sont vides
Et l’impatience souterraine
D’hiberner dans le ciel groupé
Je reste au milieu.

…

J’ai rêvé cette nuit j’étais une étoile.
J’étais une étoile, je soulevais le ciel.

…

Quarantaine, il faut
Être pour soi
Le corps et la ville.

…

Et comme dans les anciennes tragédies
Il y avait
Plus d’urnes que de morts.

…

Quarantaine.

Devant soudain la mort
Chacun s’était retiré dans son loyer.
Avril hibernait et dehors
Ne circulait plus, fou et libre, que le vent.

…

Ce qu’il y a d’aventure
A préparer le soir
Une purée en flocons pour soi.

…

Referme ton agenda
Le temps n’existe pas
Tu manges le même jour chaque jour.

…

Oiseaux fous
Dans
Château fermé.

…

Tu ne me manques
Que la nuit
Et le jour.

…

J’ai rêvé cette nuit j’étais un dinosaure.
J’ai rêvé que je buvais un café et je savais : j’étais un dinosaure qui boit un café.
Je savais : làoù il y a moi, c’est un dinosaure qui est là.
J’étais un dinosaure. J’agissais doucement et seulement quand nécessaire.
Le plus souvent je n’agissais pas.
J’étais un dinosaure, je me suis dressée, comme, un jour, l’humain s’est dressé.
J’étais un dinosaure qui avait le souvenir des hommes.
J’étais un dinosaure sur, avant, cette même terre.
J’étais le cou long d’un diplodocus.
J’étais le ruban déployé de la longue ADN, au cou long des diplodocus.
J’étais ici déjà.

…

23 juin 2020
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