matières #13

Rembrandt, Leçon d’anatomie du docteur Tulp, 1632


eil homme étendu sur une table métallique recouverte d’un drap blanc dans la salle mortuaire de l’hôpital qui baigne dans une pénombre impersonnelle, livide, sinistre et marmoréenne telle que les mouvements sont en apparence ralentis au point de se pétrifier dans une pose minérale et de demeurer en suspens dans un temps qui a cessé de s’écouler, soulignant le volume des corps et accentuant leur relief par un effet de clair-obscur comme dans certaines peintures du Caravage, de Georges de La Tour ou de Rembrandt, ayant achevé son périple dans ce monde malgré sa détermination, sa volonté inébranlable et son tenace appétit de vivre, non pas s’étant laissé dépérir mais s’étant résigné àadmettre une fin inéluctable, une issue fatale et pour ainsi dire nécessaire après avoir résisté obstinément àla maladie et àla vieillesse, s’étant livré àun ultime affrontement avec un acharnement opiniâtre et enragé, àune lutte implacable et acharnée contre la diminution de ses forces physiques et le fléchissement de ses facultés mentales, chaque petite défaite succédant àde courtes victoires avant une capitulation définitive, ou plutôt s’étant résolu àaccepter l’irrémédiable àla suite d’un raisonnement mené en toute conscience, quoi qu’àforce de souffrances, en se sachant condamné àsombrer dans une apathie végétative et fatidique provoquée aussi bien par l’intensité insoutenable de la douleur que par l’effet des analgésiques destinés àla soulager, c’est-à-dire non pas subissant ni choisissant sa propre mort mais s’y étant préparé et l’ayant délibérément accueillie et admise en son sein ainsi qu’un bienfait ou un don, et peut-être même ayant fini non par l’aimer mais par l’apprécier et la respecter, par fraterniser en quelque sorte avec elle comme avec un adversaire de longue date, un éternel rival dont on connaît intimement les qualités et les défauts, et qui sont au fond très semblables aux nôtres ; son corps déjàfroid, non pas squelettique ni décharné mais semblant vidé de toute substance vitale et organique, absent àla fois de son enveloppe matérielle et de son environnement, le visage devenu impassible, grave, définitivement figé, paraissant retiré dans un ailleurs lointain et inaccessible, marquant ainsi ostensiblement le délitement des liens l’unissant àceux qui l’entourent àprésent dans le recueillement : 1 vieille femme fièrement drapée dans une dignité outrancière et hautaine, 2 couples et leurs enfants (2 garçons, 1 fille), et 3 ou 4 autres personnes situées légèrement en retrait (probablement des parents éloignés ou de proches connaissances), les femmes vêtues de robes désuètes et un peu vulgaires, les hommes ridiculement endimanchés dans des costumes de mauvaise qualité, trop grands et mal taillés, aux épaules trop larges et aux manches trop longues, chacun adoptant une posture distincte (éplorée, désemparée ou discrètement indifférente), les fossoyeurs postés immobiles tels des vigiles àchaque angle de la pièce, les mains croisées dans le dos, le regard perdu dans une insondable rêverie, une méditation feinte, ruminant en boucle quelque pensée vaine et infructueuse, se tenant dans une attitude rigide, gauche, empruntée, faussement compatissants, visiblement embarrassés par leur propre rôle aussi ingrat qu’inconfortable, s’efforçant maladroitement de faire oublier leur présence, de se fondre imperceptiblement pour disparaître derrière les vastes tentures de toile noire dressées contre les murs, mais cette tentative rendant au contraire leur proximité plus manifeste, plus sensible, plus perceptible encore, eux aussi ressemblant àdes paysans endimanchés (ce qu’ils sont en l’occurrence puisque après tout leur fonction principale, outre le fait de sceller la bière, de conduire le corbillard jusqu’au cimetière, de porter puis descendre le cercueil dans sa tombe, est de creuser, s’aidant de pelles, de longues barres métalliques et de pioches, les épaules sanglées de cordes pour permettre de faire glisser sans heurts l’anonyme boîte de bois verni dans son emplacement, se démenant, s’agitant, se concertant àvoix basse, ahanant et suant dans l’effort, essorant leur front àl’aide de mouchoirs empesés par la crasse) avec leur cravate trop large et mal ajustée, leur visage tanné et bruni par les intempéries, leur corps robuste, râblé et trapu ; et soudain : suivant une impulsion inexplicable et presque indécente, esquissant un mouvement d’abord hésitant, puis déterminé, fermement résolu, accomplissant sans avoir àle décider ni même àl’approuver un acte saugrenu, insolite, absurde, vaguement extravagant, aussi imprévisible qu’irrémédiable, l’aîné des garçons s’approchant comme mà» par une force inexplicable ou sous l’emprise d’une volonté extérieure et invisible, agissant pratiquement avant de savoir ce qu’il va faire, se retrouvant sans transition entre son immobilité initiale et l’achèvement de son action propulsé dans un élan fulgurant auprès du cadavre gisant raide, silencieux, immuablement inanimé, posant une main sur son front non pas dans un geste amical d’apaisement ni de réconfort ni de sollicitude mais de saisie : cherchant àappréhender, àtoucher, àcapturer, às’approprier quelque chose, quêtant, supputant une hypothétique découverte comme un scientifique dont les recherches sont sur le point d’aboutir après de longues années d’études, de travail appliqué, d’observations, espérant accéder àla connaissance d’une réalité jusque-làignorée, approcher le secret d’une vérité pressentie et incompréhensible dont la révélation obsède la pensée, s’évertuant àpénétrer une énigme, àpercer un mystère, ne sentant alors qu’un froid indicible et indéchiffrable, ne parvenant àdeviner confusément que l’idée d’un sens impénétrable, insondable et caché, cette chose glacée et dure comme une pier


20 avril 2012
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