MAN-chronique n°11

Je suis revenue au château le 16 juin, après trois mois d’interruption. Revoir les murs de brique caressés par le soleil, les hautes cheminées chiffrées, la cour pentagonale et son gravier, les fenêtres à vitraux, la chapelle toujours aussi inspirante, voilà qui fut un pur bonheur. Marcher le long des couloirs, dans les escaliers, découvrir de nouvelles pièces (mais oui ! c’est encore possible...) en suivant tel ou tel qui s’installe dans un nouveau bureau, chassé du sien par les travaux extérieurs, apportant ses affaires dans une pièce repeinte de frais ou au contraire entièrement ornée des fresques murales datant du Second Empire, respirer l’air si familier et à la fois toujours étonnant de ce merveilleux musée, voilà qui était un bonheur supplémentaire, comme si le printemps qui nous a été confisqué cette année, soustrait à notre liberté et à nos déplacements, n’avait duré qu’un instant, qu’une seconde interminable mais immédiatement évaporée, une fois la parenthèse fermée. Retrouver tous les « habitants » du musée encore vide de ses visiteurs, mais reprenant vie timidement, parler à de vraies personnes, pas seulement à des voix entendues au bout du fil, était une joie non moins vive...

Je suis entrée dans la bibliothèque où j’étais venue déjà cet hiver et que je pensais trouver fermée. Grégoire Meylan, le bibliothécaire, n’était pas là, mais une jeune femme travaillait à la grande table centrale. Étudiante à l’École du Louvre, Isabelle Brown est en stage au MAN auprès de Soline Morinière (cf. chronique n°8) et depuis janvier elle s’est attelée au fonds Ernest Chantre, un archéologue qui a légué au musée de très nombreux dessins de fouilles, planches, croquis, etc., le tout rassemblé dans de grands albums reliés, mais sans aucun inventaire. C’est ce travail de récolement auquel se livre Isabelle. Elle ouvre pour moi les dossiers et me montre quelques dessins, certains sans aucune légende, d’autres avec une simple mention de nom, un numéro, une référence, pas même un nom de lieu. La jeune femme attribue à chaque dessin un numéro de référence qu’elle note au crayon sur la page, fait la description de l’image, puis entre les éléments dans un tableau Excel qui sera complété par les photos de chacune des feuilles volantes.

Autour de nous, les rayonnages de la bibliothèque nous observent, garnis de milliers de volumes dont beaucoup sont là depuis plusieurs décennies. Lors de ma première visite, Grégoire Meylan m’avait présenté la bibliothèque et ses nombreuses extensions. Dans la salle du rez-de-chaussée qui ouvre sur la cour du château, les rayonnages couvrent les murs et bien peu de place reste pour ajouter des volumes dans un espace déjà plein comme un œuf.

Les bibliothèques occupent dans mon cœur une place privilégiée. Celle de mon enfance, au pied de la butte Montmartre, est associée à de multiples images et sensations, allant du lieu lui-même au chemin qu’il fallait parcourir pour l’atteindre, empruntant un de ces passages secrets comme il en existait alors à Montmartre, lequel permettait de raccourcir le trajet en grimpant par un escalier abrupt depuis la rue Lepic jusqu’à l’avenue Junot ; on arrivait, après avoir escaladé les pentes couvertes de végétation, à un gros rocher qu’il fallait contourner pour retrouver l’allée qui débouchait le long d’un terrain de boules, à l’aplomb de la villa construite par Adolf Loos pour son ami Tristan Tzara. Mais cette allée abritait un terrible cerbère, incarné par le petit roquet d’une gardienne qui se tenait en aboyant furieusement sur le perron surélevé de l’unique maison du passage sans nom, située dans les derniers mètres avant la grille de sortie. Enfant, je bravais une à deux fois par semaine ma terreur des chiens pour gagner la bibliothèque, mais jamais il ne me serait venu à l’esprit de renoncer ou de choisir un chemin plus long. Il ne me restait plus, les murs une fois rasés au plus loin du cabot, qu’à dévaler la colline jusqu’en bas, le cœur léger. Les livres m’attendaient, qui me semblaient s’aligner par millions dans cette modeste bibliothèque de quartier, et je les retrouvais chaque fois avec la même gourmandise, mais aussi le même émerveillement. Qu’il puisse y avoir autant de vies, autant d’univers, autant de mondes inconnus dans ces petits volumes de papier, voilà qui me fascinait...

Ma vocation d’écrivain est sans doute née dans une bibliothèque. Je retrouve ici les mêmes sensations d’excitation (tous ces livres !), d’hésitation (lequel choisir ?), de plaisir (ouvrir les livres et découvrir leur contenu) que connaissent tous les amoureux des livres. Mais dans une bibliothèque d’étude et de travail comme celle du Musée de Saint-Germain, il y a une autre composante, celle de son intention initiale : créée en même temps que le musée, elle est dès l’origine conçue comme un instrument de travail pour tous les chercheurs et tente de réunir tout ce qui paraît dans le domaine des « antiquités nationales », puis de « l’archéologie nationale ».
Si la bibliothèque n’a pas véritablement les moyens d’être exhaustive, elle est toutefois très spécialisée et chaque directeur contribue à agrandir le fonds, en particulier par des dons de bibliothèques entières, à l’instar de Napoléon III qui lui-même avait fait de nombreux dons provenant de la « Maison de l’Empereur », ainsi que le mentionne le registre d’entrée. Il a également, précise Grégoire, offert et dédicacé les deux tomes de son Histoire de Jules César.

Des archéologues des premiers temps, qui figurent parmi les grands donateurs de leurs collections, tel Frédéric Moreau, ont déposé également leurs archives et livres de fouilles. A cet égard, « l’album Caranda », constitué de dix-huit volumes illustrés, est un exceptionnel ensemble de grands livres qui rassemblent les travaux effectués par l’archéologue à partir de 1873 dans sa propriété de Fère-en-Tardenois, dans l’Aisne.

Lors de son premier chantier de fouilles, Frédéric Moreau explore le dolmen de Caranda, qui donnera son nom à l’ensemble de sa collection. Il fouillera ensuite des milliers de tombes mérovingiennes. Les planches en couleurs qui présentent, grandeur nature, les objets issus de ses fouilles, sont sublimes. Le travail que l’on devine au-delà, considérable... Les images sont réalisées à l’aquarelle par l’archéologue et peintre amateur Jules Pilloy, à qui Frédéric Moreau confie les plus belles pièces de sa collection. Chaque planche est plus belle que les précédentes. On croirait feuilleter un catalogue d’art.

Grégoire Meylan me montre les trois types de fichiers qui constituent le catalogue de la bibliothèque : des petits recueils reliés par des attaches métalliques, les fiches carton tapés à la machine, enfin le fichier informatique initié au début des années 1990. Je feuillette également les registres d’entrées (ou d’inventaire), de gros registres manuscrits listant tous les ouvrages de la bibliothèque depuis sa création, par ordre d’arrivée (parfois rétrospective…). Les différents fichiers du catalogue, m’indique Grégoire, permettent de trouver l’emplacement d’un ouvrage dans la bibliothèque, en cherchant uniquement par auteur pour les recueils reliés et les fiches carton, et évidemment grâce à une recherche multi-critères classique pour le fichier informatique.

La bibliothèque du MAN fait partie du réseau Frantiq (Fédération et Ressources sur l’Antiquité) rassemblant des bibliothèques spécialisées en archéologie, ce qui lui permet d’intégrer son catalogue en ligne et lui offre la possibilité (comme à chaque membre du réseau) de participer à son développement et à son évolution, notamment au niveau des normes de catalogage.

À Saint-Germain, un travail rétrospectif sur le fonds a débuté il y a trois ans, l’objectif étant que tous les livres figurent à terme dans le fichier informatique. Grégoire voudrait faire connaître la richesse du fonds, et ainsi accroître la visibilité de la bibliothèque, outil qu’il juge sous-employé par les chercheurs dont certains ignorent même qu’ils peuvent venir y travailler. Même si les conditions d’accueil ne sont pas optimales, en particulier par manque de place, il règne néanmoins dans cette merveilleuse pièce, haute de plafond, une atmosphère irremplaçable qui imprègne l’ensemble du musée : le parfum des siècles. C’est évidemment ce qui, à mes yeux, en fait tout le charme. On ne pourrait dire, une fois entré, en quelle année on se trouve, ce qui permet à chacun d’y voyager au gré de ses souvenirs, de ses attirances, de ses prédilections.

Les Antiquités de Metz, 1760.

D’autres espaces dans le château sont dévolus à la conservation des ouvrages. Nous montons à l’entresol, où des pièces entières sont recouvertes de rayonnages, du sol au plafond. Des noms attirent l’œil, des titres aussi. Beaucoup d’ouvrages ont été donnés en leur temps par leurs auteurs, ou achetés par les directeurs successifs du musée qui ont également fait grossir la bibliothèque en offrant des ouvrages tirés de leur propre bibliothèque, comme ce fut le cas pour Salomon Reinach.
Je voudrais m’emparer de chaque ouvrage et l’ouvrir, pour le plaisir de faire sortir les volumes de leur immobilité. A l’heure du numérique, je ne sais si ces tonnes de papier acquièrent de la valeur ou au contraire la perdent toute. Cela me ramène à ma propre bibliothèque, de plusieurs milliers de volumes, que je transporte de déménagement en déménagement, tout en sachant que les livres qu’elle contient ne seront dans leur grande majorité jamais relus, et sans doute jetés à ma mort, ou peu après.
Ce qui fait la valeur de ceux qui sont sous mes yeux, ce sont leur âge, leur rareté, et leur reliure. J’ai d’ailleurs moi-même fait relier un exemplaire de chacun de mes propres livres par un ami relieur qui a mis beaucoup de soin et de talent à ce travail. Je sais que ces livres-là, par la seule beauté de leur reliure, ne finiront pas à la benne.

Grégoire m’explique comment, idéalement, on constitue un fonds, jusqu’à quel degré de spécialisation on descend. Il regrette que, malgré sa richesse, la bibliothèque du MAN ne soit pas plus exhaustive, qu’il y manque certains ouvrages de contexte, des livres d’histoire, d’épigraphie, de vulgarisation. « Les publications en archéologie sont très nombreuses, explique-t-il, et je n’ai hélas pas les moyens de m’assurer que la bibliothèque soit « complète » sur tous les sujets, toutes les périodes, tous les continents. » Un rêve de bibliothécaire, en somme...
La bibliothèque dispose tout de même de quelques ressources allouées par le Réseau des Bibliothèques des Musées Nationaux. Cependant, c’est un budget que Grégoire Meylan ne maîtrise pas : il adresse une liste annuelle d’acquisitions au RBMN et ensuite, c’est ce réseau qui passe les commandes et lui envoie les documents demandés, si le budget le permet.
Aujourd’hui, Grégoire agrandit le fonds par une politique d’échanges avec d’autres établissements qui, en échange des publications du Musée, lui envoient les leurs. 411 établissements participent ainsi à ce réseau d’échanges inter-bibliothèques. Les deux tiers des volumes qui entrent viennent de l’étranger, précise Grégoire. « Le réseau ou mourir » pourrait être aujourd’hui la devise des bibliothèques comme celle du MAN : pour survivre, il faut en faire partie. Mais cette politique d’échanges n’est pas nouvelle, car sur les registres qui datent de la création de la bibliothèque, on remarque déjà que de nombreux ouvrages venaient des pays voisins.

Le registre des entrées.

Je poursuis mon exploration des rayonnages, je tire de temps en temps un gros volume broché, couvert de cuir rouge ou brun, au titre estampé en lettres d’or sur le dos. Des noms apparaissent, que l’on connaît, mais dont on ne sait plus pourquoi ils sont passés à la postérité. Victor Duruy, par exemple. Je ne suis pas sûre que les élèves du lycée parisien qui porte son nom savent qu’il fut un historien, auteur de manuels d’histoire remarqués, spécialiste international de l’Antiquité à laquelle il consacra plusieurs ouvrages, avant de devenir ministre de l’Instruction publique sous Napoléon III. Durant six ans, il modernisera l’enseignement et engagera de nombreuses réformes (il organise entre autres la développement de l’enseignement pour les jeunes filles, merci Victor !). C’est encore lui qui va faire grossir le budget de l’éducation nationale de 42%, lequel ne cessera ensuite d’augmenter. On lui doit, dernier haut fait, la campagne de préservation des Arènes de Lutèce, restaurées au début du XXe siècle par Louis Capitan, autre figure du MAN. Toute son œuvre est sagement rangée ici... Si vous voulez lire son Histoire des Grecs en trois volumes (1887), c’est l’occasion !

A l’image du château, et du musée dans son ensemble, je retrouve dans la bibliothèque le même sentiment d’un trésor caché, d’une mine d’or à l’existence insoupçonnée. Qui vient ici ? Quelques chercheurs, historiens, archivistes ou archéologues qui savent y trouver de précieuses références pour leurs travaux ; mais tant de choses précieuses pourraient être rendues plus visibles, plus accessibles au public qui, comme moi, serait enchanté d’admirer les planches de Frédéric Moreau, les croquis et dessins d’Emile Chantre, les albums illustrés de l’histoire de la Gaule et tant d’autres choses remarquables.

Héron de Villefosse & Pichard, Vercingétorix, Gründ 1952.

Je passerais volontiers quelques heures à feuilleter les volumes du dictionnaire topographique où je trouve, dans celui consacré à la Nièvre, la mention de l’église de mon village du Morvan, aujourd’hui Saint-Péreuse, dont je découvre les diverses graphies du nom au fil des siècles, depuis 884 jusqu’à 1577, en passant par son rattachement en 1161 au prieuré médiéval Saint-Hilaire de Commagny qui, après huit siècles d’existence, demeure encore aujourd’hui, perché sur une colline, à une douzaine de kilomètres de chez moi.
Tout à coup, parce qu’elles parlent du village de ma famille paternelle, les quelques lignes qui posent trois jalons de sa longue histoire me paraissent prodigieusement intéressantes. Je comprends tout à coup que l’on puisse venir chercher, dans les centaines de milliers de pages que renferme la bibliothèque, un petit paragraphe qui attestera soudain d’une vérité, d’un fait historique, et permettra de confirmer une hypothèse, une conviction, un récit. Cela me renvoie aux Noms de pays : le nom (troisième partie du Côté de chez Swann) et aux développements onomastiques chers à Proust, qui souligne dans sa quête toujours remise en cause d’une « vérité » objective des mots, le difficile apprentissage du réel, et l’oscillation permanente entre réalité et fiction, signifiant et signifié.

Tout en avançant avec Grégoire Meylan le long des mètres et des mètres de rayonnages, je revis le souvenir de mes déambulations d’enfant en bibliothèque : la curiosité intense, l’envie de tous les emprunter, les ouvrir, les découvrir, les lire. La promesse de ces parallélépipèdes rectangles de papier résonne toujours aussi vivement dans mon esprit.
Ils prennent, ces ouvrages anciens, par-delà leur valeur scientifique, une dimension romanesque. Leur contenu se charge, avec le temps, d’images surgies du passé, de typographies surprenantes, de formulations littéraires désuètes, surannées, jusqu’aux connaissances qui ont évolué et donnent à certains textes une tonalité délicieusement obsolète. Le pouvoir d’évocation des ces pages un peu jaunies, imprimées au plomb, l’odeur du cuir et du vieux papier, voilà qui réveille le souvenir diffus d’époques qui ne parlent plus que par leurs vestiges muets.

Boucher de Perthes, Antiquités celtiques et antédiluviennes, 1847.

N’est-ce pas la tentative de la littérature que de faire surgir chez ses lecteurs émotions et sentiments enfouis, d’appeler ce qui en nous demeure profondément ancré et secrètement blotti, ce qui inconsciemment nous lie aux lieux, à l’espace, aux autres, morts et vivants, au temps surtout, passé lointain comme présent immédiat ?
Quelle plus belle mission que celle des livres...

2 août 2020
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