Les ectoplasmes

Les ectoplasmes par Alice Hendschel (Belgique).
Atelier d’Isabelle Sorente à la Maison des étudiants de la Francophonie.


La maison de la Grand-mère d’Iris se détacha sur le ciel pâle et mauve : il était désormais passées vingt heures et, lors de ces semaines charnières qui font le pont du printemps à l’été, la nuit se couchait encore tôt, surtout dans les berceaux de vallon. Iris haussa le ton et, d’un air aussi moqueur que gentil, elle dit : « tu vois qu’on a réussi à rentrer avant qu’il fasse noir ! »
Mais Octave s’arrêta sec, car un détail avait retenu son attention : le petit portail de fer qui marquait l’entrée de la terrasse était ouvert. Bien sûr, un oubli était vite arrivé ; mais Octave, déjà fatigué par les évènements de l’après-midi, ne put s’empêcher de voir dans la faible ouverture du portail bleu un signe de mauvais augure. Il resta planté sur ses deux pieds quelques minutes, interdit, jusqu’à ce qu’Iris agite une main véhémente devant ses yeux :

— Ben alors mon amour ? Ça va pas ?
— C’est toi qui as oublié de fermer le portail ? répondit-il tout aussi sèchement.
— Eh ben j’en sais rien. Peut-être. Il me semble que c’est toi qui es sorti le dernier, tu avais oublié le tire-bouchon, tu te rappelles, et voilà, c’est sûrement le tire-bouchon, dans la précipitation on a dû oublier… …“ elle parlait d’une voix douce en caressant son avant-bras, mais sa compassion ne parvenait pas à masquer un léger agacement. Elle se tut un instant, puis ajouta, d’une voix plus aigüe encore. Allez mon amour, tu vas me faire peur maintenant…

Octave se concentra sur le portail quelques secondes encore, sans parvenir à en détacher les yeux, et il se sentit soudain vaguement nauséeux. Puis, à la manière des chevaux après avoir bu au baquet, il secoua son visage et reprit ses esprits, puis il regarda Iris …“ elle est belle, pensa-t-il, elle est si belle, et il vit ses cheveux roux briller férocement dans la nuit. « Oui mon amour, on rentre », finit-il par décider.
Elle poussa un léger soupir de satisfaction et, en même temps qu’ils avançaient sur les gravats, elle lâcha la main d’Octave pour y trouver le trousseau de clefs. Ils ouvrirent et rentrèrent, puis Iris alluma les lumières. C’est alors qu’Octave s’arrêta sur le seuil, pétrifié, avant de lâcher un immense « Putain de bordel de merde » (silence) car, en effet, dans le salon comme dans la salle à manger et le cellier, chacune des portes de chacun des placards étaient ouverts. Il se tenait dorénavant droit comme un bâton, et sentit chacun de ses muscles tendus gonfler comme s’il eût été un animal pris en chasse. Le bout de ses doigts piquaient et il ne pouvait dire si c’était à cause du chaud ou du froid ; en revanche, il put percevoir avec netteté la peur faire sursauter ses pupilles, tandis qu’Iris, du fond du salon se grattait le dos des mains en le regardant avec nervosité.

— C’est pas normal, dit-il une première fois les yeux suspendus à ces dizaines de portes ouvertes dévoilant à tout regard les rangées de liqueur et de bordel et de poussière accumulés par la solitude et les années. C’EST PAS NORMAL, PUTAIN ! hurla-t-il cette fois, face au malaise d’Iris. Il avait les yeux gorgés de sang et les jambes toujours aussi vissées au sol mais désormais flageolantes.

Iris, avec le silence et la rapidité d’une ombre, vint se poster à ses côtés et, avec une infinie lenteur, déposa une main chaude sur l’épaule d’Octave, dont le visage prenait petit à petit une coloration violette en même temps que s’écumaient à ses lèvres un peu de bave fraîche. « Osi », dit-elle une première fois avec un calme contenu. « Osi », répéta-t-elle plus fermement, tout en resserrant son étreinte. A ce second appel, il secoua la tête et se rendit compte à nouveau du caractère sauvage et pur de la beauté d’Iris ; il sentit l’odeur de sa sueur, puis se souvint du son de sa voix. Il la regarda et, d’un coup, se prit la tête entre les mains pour pleurer à chaudes larmes en même temps que la peur lui redescendait le long de la trachée. Octave savait que la gorge était un muscle : il pouvait sentir la sienne palpiter et se contracter au rythme de ses sanglots, alors même que ni la détresse ni la douleur ne le quittaient. Iris était un peu plus bas, blottie contre son torse tandis qu’elle lui répétait des mots doux …“ mon amour, mon amour …“ et il tenta de se concentrer sur cette vague ritournelle qui chaque fois le faisait retomber amoureux.
Les secondes passant, et la maison restant absolument et implacablement silencieuse (mis à part le bruit de quelques gouttes qui semblaient tomber de l’évier), Octave sentit le calme le regagner doucement, comme une mer en été. Il avait le nez complètement pris et commençait à craindre de salir les cheveux d’Iris de ses larmes et de sa bave, et releva vivement la tête pour renifler : c’est alors qu’il le vit.
Tout prit sens en même temps dans une unique conjoncture éclatante de vérité : le fracas étouffé des gouttes de condensation qui s’écrasaient tout au bas du plafond étaient là, condensées dans sa cervelle, et si leur bruit s’intensifiait c’était parce que ces mêmes gouttes étaient en train de s’opacifier. Le bruit de l’eau était une alerte, et en une fraction de seconde il vit les filets d’eau s’épaissir en de longs filaments blancs et ondoyants qui s’étiraient à toute allure vers le bas de la pièce comme d’épaisses cordes gazeuses. Les formes ondoyantes petit à petit, descendaient vers le sol comme un piège à gibier, vers lui, vers elle : et elles se mirent à le regarder. C’est peu de temps après que les formes blanchâtres de leurs dizaines d’yeux sans cornée ni rétine lui dirent de leur voix plurielle : « elle te hait ».
Elle te hait, elle te hait, elle te hait, répétaient ces chœurs vaporeux qui se mirent à tournoyer comme une harde de conscience autour de lui, autour d’elle, autour d’eux tandis qu’Octave sentit chacun de ses os vibrer de peur en même temps qu’ils se raidissaient. Les formes blanches n’avaient de cesse de s’épaissir et ressemblaient désormais à de longues traînées de mêlasse d’un blanc irréel souligné aux contours par l’obscurité du salon démantelé par les dizaines de portes ouvertes auxquelles les ectoplasmes venaient se cogner. « Elle te hait, elle te hait » chantaient de plus en plus fort ces bavures cosmiques sans point d’émission, tandis que la tête lui brûlait jusqu’à fondre à l’intérieur de sa peau glacée. L’image des matins doux et des radeaux de naufrage, l’odeur des poils roux du pubis d’Iris : « J’ai l’esprit comme une cruche », lui avait-il dit un jour dans leur lit d’amour baigné par les miasmes. « J’ai l’esprit comme une cruche et tu n’as de cesse de l’ébrécher ». Octave sentit sa mâchoire se décrocher dans un cliquetis sourd : les formes blanches s’enroulaient désormais autour de ses poignets et subitement il sut que c’était sa chair, que depuis le départ ça n’avait jamais été que sa chair, et qu’il allait finir par être dévoré.
Octave hurla comme un animal et fit un bond vers l’arrière ; Iris manqua tomber au sol et se mit à hurler :

— MAIS QU’EST-CE-QUE T’AS, BORDEL ? Mais qu’est-ce qui va pas chez toi putain de merde ? Tu fais chier ! Putain !

Octave regarda les ectoplasmes, de plus en plus nombreux, pendre du plafond comme du lierre et s’emparer de lui en tournoyant dans une danse gracieuse et menaçante. Il retourna son regard à nouveau sur Iris qui s’était désormais agenouillée, rouge de haine et vit luire dans ses yeux un éclat jaune et méchant …“ l’éclat de la bête. Il recommença à pleurer, répandant ses braillements contre chaque mur, et Iris se recroquevilla à son tour, vaincue pour s’abandonner à ses propres sanglots. Octave se jeta au mur, et se mit à battre sa tête contre la pierre comme il l’aurait fait avec un tambour.
Iris vit qu’Octave commençait à saigner au-dessus de l’arcade sourcilière, et se précipita vers lui. « Je ne sens rien », pensait-il avec une étrange sérénité alors même que les fondations de la maison lui semblaient remuer sous la violence de ses à-coups. Subitement, comme une trouée de lumière dans la nuit, la voix d’Iris lui parvint : elle lui hurlait d’arrêter et lui tirait la taille pour qu’il s’éloigne de la paroi ; et, en même temps que cette voix familière qu’il entendait maintenant distinctement, il ressentit une puissante douleur lui irradier le front ainsi qu’un peu de sang qui lui coulait le long de l’arête du nez. De la salle à manger, en revanche, Octave ne voyait toujours rien, parce qu’autour de lui les ectoplasmes n’avaient pas fini de tournoyer, même plus lentement, et qu’ils étaient désormais si proches qu’il pouvait les sentir lui coller à la peau comme une ancienne mue. « On sort d’ici, s’il te plaît », gémissait Iris, « on sort », « on sort », « pitié, arrête, arrête, pitié », et d’un coup Octave décida d’obéir à ces ordres aussi proches qu’ils étaient lointains et, encore déchaussé, il fonça vers la porte et se mit à courir sur les gravats, puis dans la rue des Coteaux sur l’asphalte chaud ; et il ne s’arrêta de courir qu’après quelques minutes, lorsqu’il fut enfin parvenu près de la Meuse.
Il se laissa tomber sur un petit rebord de pierre dévoré par les mauvaises herbes et les pissenlits, et quoiqu’il n’y vît rien à cause de l’obscurité, l’idée des collines de l’autre côté du fleuve et le ronflement tranquille de l’eau lui remirent progressivement les idées en place. Il prit une grande inspiration et eut un petit hoquet, puis il se mouilla les deux mains dans l’eau douce et s’en humecta les tempes avant de les masser en fronçant les sourcils. Son front lui faisait mal, et sa tête, et ses pensées, et tandis qu’il regagnait en lucidité, il repensa avec effroi à ce qu’il avait vu …“ ces formes blanchâtres et soyeuses, qui vivaient, qui dansaient et qui le regardaient et sa peur se fit plus nette et plus froide. Il eut soudain conscience qu’il avait le souffle court, sous l’effet de sa course et de l’épouvante, et se courba en arrière pour respirer l’air de la nuit et regarder la lune, qui brillait maigrement au-dessus de lui. C’est à cet instant qu’Iris se laissa à son tour tomber sur le muret, puis se servit de son poignet comme d’un mouchoir pour s’essuyer les yeux et le nez. Elle avait beaucoup pleuré.
Il entendit le bruit fort de sa respiration et de son désarroi. Quelques secondes plus tard, elle fit tomber devant lui deux objets qui firent un bruit sourd et étouffé en s’écrasant sur le terre-plein qui bordait la rive. « Tes chaussures », annonça-t-elle. Il la regarda, incrédule, et elle poursuivit :

— T’es parti en chaussettes, Osi.

Octave sentit la morsure des cailloux et des bris de verre contre la plante de ses pieds et fit aller son regard de la paire de souliers à Iris, puis d’Iris à la paire de souliers. Il ouvrit la bouche, voulut dire quelque chose, mais sentit un léger spasme secouer sa lèvre basse, et à défaut de bredouiller il choisit de se taire. Iris le regarda à nouveau, avec tendresse et affliction, puis souleva sa main par-dessus son genou :

— Je peux ?

Octave hocha la tête et sentit sa main de guérisseuse se poser sur sa cuisse, ce qui eut pour effet immédiat de faire taire les vibrations de ruche qui avaient pris possession de son squelette. Ensuite, elle choisit elle aussi de se taire et ils se tinrent là, face à la Meuse qui suivait son cours, comme deux hommes en prière dans la nuit. Octave haletait encore de temps en temps et retenait ses larmes : mais, petit à petit, la chaleur le gagna à nouveau et il se sentit lui aussi paisible dans la nuit. Après une dizaine de minutes, enfin, il se décida à parler :

— Je comprends pas, murmura-t-il d’une voix étouffée, mais ce fut le moment exact que choisit une moto pour passer sur la départementale, et Iris brailla un « T’as dit quoi ? » en même temps que le vrombissement du pot d’échappement. Octave reprit d’une voix plaintive : « Je comprends pas ce qu’il s’est passé ».

Iris haussa les sourcils, puis son regard s’en alla se perdre dans le clapotis de l’eau.

— T’as fait une crise d’angoisse, bébé, c’est tout, et elle caressa fermement la jambe d’Octave. J’ai des médicaments, si tu veux.

26 août 2022
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