François Durif | Cul serré

Dans ce journal de résidence, je ne livrerai que des bouts, des débuts. Des bons et des mauvais débuts. Tout ce qu’il y a de mauvais en soi qu’il faut dégager avant d’accéder à l’endroit où l’on se sent un tout petit peu moins mauvais. Si, à cet endroit, je me sens mauvais, pourquoi ne pas accéder à cet autre où, manifestement, je respire mieux ? Et pour me sentir moins mauvais, j’ai besoin des autres, de sentir leur confiance, leurs forces de vie. C’est ce que j’ai éprouvé en exerçant ce métier de conseiller funéraire doublé de celui du maître de cérémonie. Ce qui peut sembler étrange, c’est que j’ai eu besoin d’endosser cet habit pour avoir le sentiment d’exister. Cela correspondrait-il au processus de subjectivation que nous indique Foucault ? C’est en m’orientant vers le funéraire …“ ce qui, a priori, semblait le plus contraire à ce que j’avais pu fabriquer jusque-là …“ que j’ai finalement accédé à une autre vie, une vie autre. C’est à ce moment-là que j’ai compris qu’il y avait une vie après l’art, d’autres possibilités de vie. Autrement dit, c’est en sortant du monde de l’art et de ses trajets appris que j’ai accueilli d’autres façons de faire qui s’approchaient par moments d’un mode d’être artiste, sans avoir besoin de le nommer. Chacun se débrouille pour fabriquer son temps, chacun le distille à sa façon …“ discrète ou pas.

Au moment d’organiser les obsèques d’un proche, on passe du plus intime au plus commun. Une des questions qui se pose alors, c’est comment rendre publique une douleur privée. Est-ce qu’une douleur se partage ? Si encore la cérémonie permettait de se sentir relié à une communauté, est-ce qu’il reviendrait à chacun d’inventer une forme qui puisse contenir sa douleur, avant de la laisser se fissurer devant tout le monde ? Si l’on reconnaît que le processus du deuil commence bien avant la mort de l’être aimé, un travail s’accomplit-il en sourdine en nous, un vide se fait-il en amont de sa mort ?
D’une vie, il ne reste que des bribes. À chacun, il incombe de recueillir les fragments de celles et ceux qui l’ont traversé, puis quitté. Nous sommes faits du temps des autres, du temps que nous leur accordons comme du temps qu’ils nous ont donné. Quoi faire de ce « temps devant soi » que nos morts nous rendent ? N’est-ce qu’un suspens dans le décompte ?

Je parle comme un curé. Ne m’entends pas parler. C’est heureux et cela ne l’est pas. Trop souvent je parle sérieux sans pour autant me prendre au sérieux. Tout le temps je me cogne aux limites de l’intelligence qui m’a été donnée. Pour me laver les mains, je me débrouille très bien avec un filet d’eau. L’eau sale, elle régurgite parfois par l’autre bout. Un curé, c’est un tuyau, comme tout le monde, il a un cul serré pour parler, il ouvre la bouche pour chier, et inversement. Il est doté d’un corps privé et d’un corps public. Il n’a pas toujours les mains jointes devant lui. Il n’a pas non plus les mains dans le cambouis. Il lui arrive d’être traversé par de mauvaises pensées, des pensées qui sentent pas bon. Tandis que ses ouailles pépient devant lui, le corps du Christ, dans son dos, le surplombe et se tait. À sa disposition, il a de nombreux récits, tout un attirail de formules apprises pour ponctuer les moments où il brode. Au nom du Père, du Fils. Décidément, ce métier de croquemort ne m’a pas réconcilié avec la religion catholique. Pendant ces années de services dans les pompes funèbres, j’ai fermé ma gueule, ai assisté à toutes les messes et bénédictions des morts que j’accompagnais, ai sans doute fini par avoir les mimiques que l’on attendait de moi dans ces circonstances. Un cul serré, pas mieux qu’un curé. Juste le cran en dessous.

Est-ce que j’étais pour autant un imposteur dans cet accoutrement ? Est-ce que j’étais porté par quelque chose de plus grand que moi ? Il m’arrivait de juger ce métier : un métier de faux-cul je me disais …“ tout contre celui que j’étais ou pensais être. On peut me reprocher plein de trucs, mais pas faux-cul. À juguler ainsi mes émotions et à tenter de ne pas juger mon prochain, j’ai peut-être appris quelque chose. Ce que j’aimais pas, c’est quand les familles n’attendaient de moi que le service minimum. Réduit à gesticuler comme un agent de la circulation au bord du trou, je rongeais mon frein. Le cul poisseux et les mains moites. Un tout petit peu plus vivant que la veille au soir. Une porte battante.

20 novembre 2019
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