Ciseaux et poésie

Au CDI du collège Edgar-Varèse, dans le XIXe arrondissement de Paris, Laure, la professeure documentaliste, conserve une pile de vieux journaux. Elle a bien fait de ne pas les jeter. Ça peut toujours servir. Et de fait.

Nous voici, les élèves de la 5e3, Sophie, leur professeure de français, Laure et moi, avec cette pile hétéroclite de journaux en tous genres et de toutes tendances, qui pensaient sans doute pouvoir jouir d’une retraite bien méritée avec leur date de parution comme âge pivot. Mais ils vont reprendre du service. On va leur redonner vie l’espace d’un instant en les charcutant un peu.

Ces journaux me font venir à l’esprit le nom de Claude Royet-Journoud. Somme toute, ils nous épargnent ce qu’il présente comme la première étape, chez lui, du travail de la poésie : « J’écris d’abord de la prose sans aucun intérêt littéraire. Le poème ne vient pas de la prose, mais il n’arrive pas non plus à son terme sans elle. Elle n’est qu’un "nettoyage", une possibilité de voir. » (La poésie entière est préposition)

Nous passons directement à la seconde étape : « Il y a aussi ces gestes simples ; en fait des gestes de boucher, d’équarrisseur. Et quand je vois là-bas l’équarrisseur travailler sa bête et la massacrer […] je pense qu’au fond je fais un travail qui est à peu près équivalent […]. Il y a un peu de ce massacre dans le passage de la prose au vers. » (in Emmanuel Hocquard, Un privé à Tanger)

La poésie, c’est faire. Nous allons écrire sans stylo ni ordinateur mais avec des ciseaux et de la colle. À partir de rien, ou plutôt à partir de ce qu’on ne connaît pas d’avance. Avancer à l’aveuglette. Glaner. Cueillir. Et cependant, la première étape, cette « possibilité de voir », c’est à tort que nous croyions l’avoir déjà franchie. Nous nous heurtons à une difficulté. Il y a un problème d’accommodation du regard à régler.

Au début, certains, déboussolés devant leurs pages de quotidiens, restent secs, ne sachant « quoi dire », « quoi écrire ». D’autres, à partir d’une idée préconçue de ce qu’ils ont envie d’écrire, commencent à tailler mot par mot, voire lettre par lettre, dans le matériau imprimé, comme s’il s’agissait de fabriquer des lettres anonymes. Or les ciseaux dont nous nous servons, au contraire de ceux d’Anastasie (la censure), ne sont pas là pour caviarder mais pour faire apparaître.

Le déclic se fait quand plusieurs saisissent qu’il s’agit …“ qu’il « suffit » même …“ de découper, d’assembler, de monter des morceaux de phrases et non de mots, des morceaux sans autre lien entre eux que grammatical, car on doit pouvoir les associer, et que ce sont les rapprochements inattendus (y compris d’eux-mêmes, les élèves, les auteurs des poèmes en train d’apparaître) qui vont créer du sens. Il ne s’agissait pas d’arriver à ce que, en amont, on voulait écrire, mais de se laisser écrire ce que le journal et notre paire de ciseaux nous suggèrent.

On tient le geste. On frotte entre eux des morceaux d’idées et ce sont des idées neuves qui en jaillissent. Le cut-up prend forme. Surgit alors avec évidence ce que, dès leurs titres mêmes, faits divers, éditoriaux, informations politiques, événements culturels, sportifs, etc., recèlent de drôle, de surprenant, et parfois de subversif. Plus les morceaux qu’on fait tenir ensemble sont au départ, dans le réservoir que constituent les journaux, éloignés les uns des autres (et non proches et d’emblée signifiants comme on les cherchait d’abord), plus le résultat peut être heureux.

Et puis, écrivant sans écrire on écrit malgré tout, et même de la poésie. (Au point qu’il arrive que naissent des alexandrins, et bien frappés encore. Ainsi, sous les ciseaux d’Hassoumi : Le grand écart qui fâche avec l’accent frenchy.)

Deux beaux exemples parmi d’autres :

3 mars 2020
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