agora, 1 (journal)

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D’abord, tu rentres pas. RV à 13h30 ? Mais ça ouvre à 14:00. Julie mange tranquille, attends un peu ici avec nous. Je te présente mon fils. Mon fils (le fils, immense, à qui manquent les dents de devant).

Ce 5 septembre un certain cynisme, fameux et contemporain, me devient insupportable - hier avoir dit qu’on ne pouvait isoler l’expression sans-dents, non qu’on puisse la justifier mais tu sais bien : comment les profs parlent des élèves dans leur salle des profs ; dire ce qu’on dit permet de ne pas penser totalement ce qu’on dit - eh bien là, devant le fils qui n’est pas le fils, immense, sur le trottoir de la rue des Bourdannais, cheveux hirsutes, à qui manquent les dents de devant, toutes, qui bientôt s’engueule avec celui qui s’est présenté comme le père, le père porte un gilet comme ceux avec lesquels on fait du vélo la nuit, eh bien devant le fils, l’expression sans dents que VT raconte que le président de la République son ex-amant utilise pour parler des pauvres est la preuve, alors, 13:30, 15 septembre, mais je sais, je fonctionne par raccourcis et grosses ellipses, est la preuve que contrairement à ce que je disais pas plus tard qu’hier qu’ils ne veulent pas forcément y arriver.

C’est vrai jusque-là je pensais qu’ils voulaient vraiment y arriver, même en faisant systématiquement le contraire de ce qu’on imagine, de loin, qu’on pourrait faire, et surtout, surtout, même en étant malades d’un manque radical et fatal d’imaginaire. Bien sûr je pensais qu’ils se plantaient mais qu’au moins pour garder le pouvoir, au moins pour ça ils voulaient y arriver, ils devaient vouloir y arriver, ils pensaient sincèrement qu’il fallait faire comme ça, néo libéralisme jusqu’au bout, pour y arriver - bien sûr ils se plantaient, d’abord c’est stupide, quiconque a réfléchi l’a prouvé, ensuite c’est ne pas tenir compte de leur terrifiant défaut d’imaginaire, enfin c’est penser que tout est à 2 temps, problème-solution. C’est vrai, je croyais jusque-là que quand on voulait y arriver, arriver aux mini résultats, discutables, scandaleux même, qu’on s’est fixés, on ne pouvait pas être totalement cyniques : voilà mon raisonnement. Et voilà mon raisonnement qui à 13:00, de façon abrupte c’est vrai, avec ellipses c’est vrai, tombe, 15 septembre, devant un fils de 50 ans, hirsute et pour de bon sans dents.

Il y a de ces pauvres, sans dents en effet, de qui d’autres, qui se foutent pas mal d’y arriver ou pas, là-bas, désignent en ricanant.

Maintenant je peux entrer ?

Julie mange jusqu’à 14:00.

On a un rendez-vous à 13:30.

Le père, les yeux très clairs, quand je voudrais le décrire un peu plus tard je parlerais des yeux et du gilet de vélo ou de voiture sur l’autoroute, a ramassé des piliers de plastiques que quelqu’un a abandonnés sur la route et il explique combien ça coûterait, s’il devait les acheter pour s’en servir mais à quoi s’en servir, déjà ?

J’avais RV à 13h30.

Mais attends 45 parce que là, la femme de ménage a passé la serpillère, c’est pas possible de marcher dedans.

OK.

Mais tu viens pour travailler ?

Pour des ateliers d’écriture, c’est à dire…

L’écriture, me coupe le père aux yeux bleus cheveux longs et blancs, gilet jaunes et poteaux blancs inutiles dans chaque main, gigantesques, l’écriture ? On te l’a jamais dit que c’est la science des imbéciles, l’écriture ? Et il me laisse entrer.


Ces 2 histoires entendues hier, l’une racontée par C, l’autre par N : venus de ces pays d’où on s’exile, en épopée moderne parfois achevée dans les eaux de la Méditerranée, 2 frères aînés sont installés, l’un à Montreuil, l’autre à Bagnolet, après errance et quelques épisodes de chance. Chacun a un frère cadet au pays : c’est bon je vais te faire venir.

C raconte qu’au lieu d’aller à l’école le petit frère du premier joue toute la journée dans sa chambre sur sa play-station, pour éviter les attentats suicides certes mais surtout pour ne pas rater l’invitation du frère qui va le faire venir, pour ne pas rater visa et billet d’avion qui ne tarderont pas.

C’est bon je vais te faire venir.

Je vais te faire venir, la parole qui te propulse déjà, comme dans le jeu. Sans épopée tragique, désert, passeurs, bateau pneumatique, centres de rétention où le temps a fini de compter, où on a fini de compter sur lui. Le soleil dans la cour du camp ou la lumière jaune d’une mauvaise lampe dans une chambre ; ta voix y résonne bizarrement et tu ne peux rien raconter.

Je vais te faire venir, en attendant voici l’iphone de la part des grands frères qui ont tout connu, le bateau, les centres, les boulots de misère, la Grèce. Mais qui ont eu la chance et la payent.

Payent la culpabilité, signent le pouvoir.

L’iphone 5 ou le 6. C’était le 4 si bien que le petit frère n°1 l’explose furieux contre le mur de sa chambre de Kaboul, l’iphone 4, tu te fous de moi : tu m’envoies l’iphone 4.

Variante de la même histoire avec un autre petit frère dans un tout autre

pays, le 4 c’est trop la honte.

L’iphone est le blason, ce qui te désigne après la parole je vais te faire venir

tout à fait comme petite personne ornée qui n’a qu’à te laisser faire.

Je vais te faire venir, je veux que tu passes les frontières comme qui les passe à longueur de journée et c’est ma plus belle revanche (les avions, incessants, au-dessus du centre de rétention de Mesnil-Amelot, la partie du monde qui peut voyager ne se prive pas), tu n’auras pas, mon frère, à compter les années.

Après la parole, le blason. Je vais te faire venir et voilà, tu es devant tous, toi devant tous. Tu te pares de l’iphone qui te fiche dans le camp de ceux qui ont le signe et le rite. La même parure, bijou de masse et de série. Ta parure (qui te rend magnifique, héroïque, unique) est celle de tous. Tu es tous, tu es tous ceux qui ne se privent pas et tu es pourtant dans ta chambre de Kaboul, à chercher à éviter les attentats et à attendre ton visa. Ton objet de masse et de série tu l’individualises un peu, la coque, les photos, les mondes qui tu y fourres. Comme le bouclier d’Achille c’est un petit blason qui dit les quêtes et les conquêtes des autres, des frères. Pas les tiennes forcément. Celles de tes peuples. On dirait que tu partages les luttes, que tu en es la suite, le petit surgeon. En même temps, tu es du côté des diamants. Le 5, pas le 4.


W et P expliquent qu’ils ont un projet de bibliothèque, à l’Agora, où les parures, comme ci ou comme ça, j’ai pas vu. A l’entrée, après que le carrelage a été un peu sec, que j’ai levé haut les pieds et que je suis entrée, ai rejoint Julie, W et P, un vieil ami s’est présenté, a demandé à me parler. D.D, la personne la plus intéressante de mes années lycée, lui qui m’apprit Malcolm Lowry, la BD, L’incal, le cinéma, à Dax, dans les années 80. Ici, sur le trottoir de l’Agora. Nous faisions du théâtre et il aimait les chants de Maldoror. Il voulait écrire un roman et il rencontrait, expliquait-il, pendant ses moments d’écriture, un souci considérable qui l’empêchait : écrire lui provoquait des érections et le déconcentrait. Il voulait prendre du bromure. Il ne mangeait pas de tomates par acidité gastrique.

Plus tard il vivait sur les bords du canal de l’Ourq, bouddhiste.


W et P pensent qu’un livre est un bon support. Moi je suis d’accord, un livre est un bon support, ils disent que le livre est un bon support pour la langue, ils cherchent des livres en russe et en polonais, c’est un bon support pour le rapport à soi, aux autres, on y revient, on emprunte et on rend, sans rigidité, puisque, dit P, s’ils pouvaient faire avec la rigidité des bibliothèques ils ne seraient pas ici, alors on va inventer une formule moins rigide.


Les ateliers d’écriture, on va les appeler Récits d’hier et d’aujourd’hui, c’est pas une formule un peu simpliste (je demande) ? Oh n’hésite pas, n’hésite pas avec le simplisme, c’est pas mal le simplisme, et je suis d’accord aussi. Toute la question c’est qui raconte, qui va raconter, on peut venir à tes ateliers si on ne parle pas le français ou si on ne sait pas écrire, oui, qui raconte ? Tout le monde, à l’écrit et / ou à l’oral, Ovide le premier, dont je parle à W et P, son exil, son exil en Ukraine, les lamentations qu’il poussa là bas et comment pour lui le temps, déjà, ne passait pas. On cherche à viser un public, dit J, qu’on n’accroche pas jusque-là (P explique : c’est une façon de parler, accrocher, on dit accrocher à Emmaüs), Madame H on l’accroche pour tout, elle a un emploi du temps de ministre, moi je verrais bien Monsieur P et Monsieur H, dont personne ne connaît l’histoire mais quelle histoire, en fait on fait les dupes mais on la connaît son histoire, il a défrayé la chronique dans son pays.

Un bon support. Je suis d’accord. Ovide, en bon support. Avec ce premier moment autour de la création du monde, les figures d’hommes, comme les petits sylvains dans la Princesse Mononoké, qui apparaissent et tordent ou bougent ou se décrochent la tête, la mâchoire, comme ça me faisait peur, petite, dit P. Hop, les figures inconnues d’homme qui paraissent sur la terre puis les 4 âges, or, argent, cuivre, fer, un bon sujet, on va commencer comme ça.


Marie Cosnay


17 septembre 2014
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