Un espace à soi (littérature à Clichy-sous-Bois)


De tout ce qu’en banlieue il faut endurer, le plus pénible peut-être, pour un adolescent, est d’être tiraillé, sinon écartelé, entre tout ce qui le porte à partager avec ceux de son âge les mêmes goûts, les mêmes aspirations, les mêmes pratiques, … et tout ce qui le pousse à se voir autre : les regards qu’on pose sur lui de l’extérieur, ou les injonctions à la fidélité qui lui sont adressées de l’intérieur par les différents cercles [1] auxquels il appartient. Sans doute est-il ordinaire de vivre de douloureux discords au moment où s’ouvre cette infinie quête de soi à laquelle les adultes se sont faits. Mais ces dissensions en banlieue, continuellement soumises à des pressions qui les exacerbent, grevées d’enjeux idéologiques qui les outrepassent, sont particulièrement difficiles à surmonter ; elles peuvent conduire au déni, ou au sacrifice, de parties de soi-même.

L’effort de construction personnelle y a pourtant, plus qu’ailleurs, besoin de secours : il faut à un adolescent non seulement affronter des images de soi dévaluées et des prescriptions identitaires étroites, mais encore parvenir à appréhender une pluralité interne constitutive (il a souvent plus d’une langue, parfois plus d’un paysage, aussi intimement natals). S’il ne peut en faire l’unité, il doit du moins réussir à en tracer les contours : il ne peut être sans s’en soucier. Le souci de soi ne relève pas là du seul art de vivre ; il est un impératif éthique [2]. Or n’est-ce pas l’une des vocations de la littérature que de le rendre possible ?


Au lycée de Clichy-sous-Bois, la première expérience pratique du pouvoir éthopoétique [3] de la littérature a été faite à la fin des années 90. La difficulté d’être n’y avait pas encore pris l’évidence d’une urgence, mais elle était perceptible à l’arrière-plan des autres problèmes qui s’y enchevêtraient [4], et, confusément elle requérait. L’écriture d’atelier, telle que l’a conçue François Bon, a été la réponse à cette requête encore vague : elle n’avait d’autre finalité que de proposer tout un champ de possibles scripturaux, c’est-à-dire de formes-sens que l’écrivain puisait dans les œuvres qu’il pratiquait et qu’il invitait les élèves à adopter.

François Bon a ainsi inauguré cet autre usage de la littérature qui croit possible le partage [5] de manières d’être dans le langage. Il pouvait en effet paraître chimérique d’attendre de ces adolescents à qui manquent la maîtrise de la langue et l’innutrition littéraire, une appropriation des novations formelles des écrivains. Le projet seul pouvait même susciter une certaine désapprobation en ce qu’il se proposait de détourner des écritures de leurs fins esthétiques. Sa réalisation a cependant montré combien un emploi démuni, privé des ressources qui pourraient lui donner de la souplesse, du jeu, de l’ampleur, est susceptible, par son âpreté même, de révéler la puissance de saisie d’une configuration stylistique, son efficace existentielle, sa justesse [6].

{}

Dix ans plus tard, les temps ayant changé, cet usage a pris une forme finalisée, celle d’actions, d’écriture et de publication, qui puissent aller à l’encontre d’empêchements devenus manifestes. L’exigence qui s’est imposée a été en effet d’agir contre ce qui coupe les adolescents d’eux-mêmes et les sépare des autres, à savoir ces discours simplificateurs ou prescripteurs, qui les assiègent de toutes parts, aveugles ou hostiles à leur complexité, qui ne cessent de leur dire qui ils sont ou ce qu’ils doivent être. Or rien n’est plus contraire à leurs assertions et à leurs assignations que ce que la littérature a en propre : la polyphonie, la nuance, l’ambiguïté, la suspension du jugement, … On a donc cru possible, au lycée Alfred Nobel, de leur objecter littérairement et on l’a tenté à deux reprises, grâce à Tanguy Viel qui a accepté d’y être en résidence [7] et d’aider les élèves à élaborer deux « contre-discours » littéraires.

L’écrivain a d’abord engagé les élèves à user de ses propres poétiques (romanesque et essayistique), et à manier, la première année, l’écriture fictionnelle pour conférer de la profondeur et du volume aux personnages stéréotypés qu’on projette sur eux [8], la seconde année, l’écriture autographique afin de collecter les données éparses de leur expérience sensible et d’en manifester les multiples facettes. Il a ensuite imaginé et construit des dispositifs plurivocaux qui ont donné une forme publiable à leurs productions : celle d’un roman en 2012, Ce jour-là, celle d’un essai poétique en 2015, Autour il y a les arbres et le ciel magnifique.

Avec ce travail de composition, Tanguy Viel a changé la portée de l’écriture d’atelier. Il a en effet transformé les textes pré-littéraires des élèves (littéraires d’intention mais pas encore d’accomplissement) en objets littéraires susceptibles d’être publiés et reçus loin de la banlieue où ils ont été conçus. Les adolescents ont donc pu, grâce à l’écriture, se soucier d’eux-mêmes, s’apparaître en personne, et grâce à la publication et à la réception de leurs écrits, apparaître aussi aux autres dans leur singularité plurielle. Une telle action à double objectif suppose le concours d’un écrivain mais aussi celui d’un éditeur qui réponde à son geste littéraire par un geste éditorial, comme l’ont fait Bernard et Brigitte Martin des éditions Joca Seria où sont parus les deux livres issus des ateliers.


Ces gestes ont été récemment prolongés par un geste artistique, celui du metteur en scène Benjamin Cotelle [9] qui a réalisé deux courts-métrages de quelques minutes où des extraits du second ouvrage sont lus, sur des images de la ville de Clichy-sous-Bois, par Sakina Bahri (ancienne élève aujourd’hui étudiante). La forme audio-visuelle adoptée fait particulièrement bien ressortir l’idée qui a dominé les démarches de création du lycée : l’idée d’habitation, du monde, du temps, de soi-même. Le choix des fragments qu’a fait le réalisateur, leur mise en voix, la puissance d’incarnation que celle-ci recèle, leur temporalisation, leur inscription dans un espace filmique, tout y contribue à révéler cette dominante.

Que peut en effet la littérature face à une difficulté d’être qui de jour en jour s’accroît, sinon apprendre à s’habiter soi-même - par exemple en se figurant son intériorité comme un espace [10] : c’est ce que Tanguy Viel a proposé aux élèves après leur avoir lu « Mes propriétés » d’Henri Michaux. L’un d’entre eux a vu son « esprit » comme « un fleuve, un long fleuve [11] ». Benjamin Cotelle a choisi de mettre sa vision en images :


https://vimeo.com/159176015


Un autre possible proprement littéraire est la ressaisie de la présence, de l’habitation, même passagère, d’un lieu, d’un moment, en s’efforçant d’en retrouver et d’en nommer les aspects divers, les impressions silencieusement vécues - comme l’a fait Paul Blackburn dans « Bryant Park » que Tanguy Viel a fait découvrir aux élèves : certains ont pu ainsi réhabiter en mots leur ville qu’on dit inhabitable :


La lumière se diffuse sur la cour de récréation, sur la forêt aussi derrière… et puis là-bas, quelque part en haut de la ville, il y a même un endroit où on peut voir Clichy, Livry et bien après, c’est la forêt mais ils ont coupé les arbres et puis là, c’est en travaux mais je peux vous dire que là-haut, vous pouvez être vraiment tranquille quand vous voulez rester seul ou quelque chose comme ça. Et autour il y a les arbres et le ciel magnifique que vous pouvez voir au coucher du soleil [12].



D’autres ont retrouvé des paysages lointains autrefois habités : l’un des textes qui les ont fait resurgir a été choisi pour le second court métrage :

https://vimeo.com/159699450



Mais peut-être, comme le pense une élève, est-il vain d’espérer s’habiter ou habiter quelque part :


Habiter vraiment un lieu, ce serait habiter un lieu qu’on serait sûr de ne pas perdre, un lieu qui serait définitif, qui n’appartienne qu’à nous-mêmes, même si on déménage. Mais ce lieu existe-t-il vraiment dans la vie [13] ?


Ce lieu qui ne ferait pas défaut, n’est-ce pas l’espace que couvre l’écriture ? C’est en tout cas ainsi qu’on a voulu en user à Clichy-sous-Bois, comme d’un espace à soi.

6 juin 2016
T T+

[1Nous pensons aux diverses communautés dans lesquelles évolue chaque adolescent en banlieue : les communautés de territoire, de religion, de culture, de d’origine, …

[2Il est d’autant plus nécessaire de se soucier de soi que sans relation à soi, il n’est pas de véritable lien à l’autre, à savoir de lien consenti.

[3Michel Foucault commente ce terme d’origine grecque dans Herméneutique du sujet (Cours au Collège de France 1981-1982, Editions du Seuil, coll. Hautes Etudes, 2001, p.227) : « Les Grecs avaient un mot que l’on trouve chez Plutarque, et chez Denys d’Halicarnasse aussi, qui est un mot très intéressant. On le trouve sous la forme du substantif, du verbe et de l’adjectif. C’est l’expression, ou la série des expressions, des mots : êthopoiein, êthopoiia, êthopoios. Ethopoiein, ça veut dire faire de l’éthos, produire de l’éthos, modifier, transformer l’éthos, la manière d’être, le mode d’existence d’un individu. Ce qui est êthopoios, c’est quelque chose qui a la qualité de transformer le mode d’être d’un individu. ».

[4La gravité des problèmes socio-économiques (pauvreté, relégation, enfermement communautaire, violences, ...) est telle qu’elle peut occulter la souffrance existentielle.

[5Nous reprenons le terme de « partage » à Hélène Merlin-Kajman qui l’emploie pour promouvoir une autre forme de lecture dans son ouvrage intitulé Lire dans la gueule du loup. Essai sur une zone à défendre, la littérature (Gallimard, Nrf Essais, Paris, 2016).

[6Le très beau titre donné par François Bon à l’un des ensembles de textes issus de ces ateliers dit cette justesse à sa manière : La beauté quand elle me correspond. Cette expression est tirée d’un des textes d’une élève.

[7Les résidences de Tanguy Viel de septembre 2011 à juin 2012 puis de janvier à octobre 2015 ont eu lieu dans le cadre des Résidences d’écrivain, un dispositif du Service Livre du Conseil régional d’Ile-de-France (l’écrivain reçoit une bourse de création, la structure, une subvention).

[8Deux comptes rendus de la première résidence de Tanguy Viel ont été publiés sur Remue.net : « Ces jours-là » par Viviane Vicente : http://remue.net/spip.php?article5401 ; et « Dire je (Éthique et politique d’une écriture en résidence) » par moi-même : http://remue.net/spip.php?article7516.
Deux élèves, Sakina Bahri et Kevin Barbier, ainsi que Tanguy Viel témoignent aussi de cette expérience dans une vidéo en ligne sur le site de l’académie de Créteil : http://lettres.ac-creteil.fr/spip.php?article1962.

[9Benjamin Cotelle est le directeur artistique de la structure de laboratoire et de création « Théâtre des Sens » ; et il dirige également un laboratoire de formation et recherche pour les professionnels nommé « le PLATO - Laboratoire d’Expérimentation et de Pratique Théâtrale ».
http://theatre-des-sens.org/cv-de-benjamin-cotelle.

[10Jean-Louis Chrétien explore cette dimension fondamentale de l’habiter dans L’Espace intérieur (Editions de Minuit, Paris, 2014).

[11Autour il y a les arbres et le ciel magnifique, Les élèves du lycée Alfred Nobel avec Tanguy Viel, Editions Joca Seria, Nantes, 2015, p.36.

[12Ibid. p.29-30.

[13Ibid. p.23.