Notes #10 - (22 juin - 16 juillet 2016)

22 juin 2016
Dans la grande médiathèque.
Des papiers de toutes les couleurs des stylos des participantes qui arrivent.
Des femmes et deux filles.

Lecture écriture contraintes et bonbons mots. Les histoires naissent et chaque fois m’étonnent, de leur singularité. Partir. Il s’agit bien de ça. Ce qui ce passe c’est qu’on part chacune pour un lieu unique et qu’on y invite les autres en leur lisant notre évasion.
Entendre rire parce qu’un mot pioché vient parfaitement à point nommer ce dont l’une avait besoin ou soupirer au contraire mais le sourire aux lèvres parce que cet autre mot cette fois va donner à retordre le fil de l’histoire.
Du temps après l’atelier que justement je savoure, celui du premier jour et de la soirée libre, alors du temps pour discuter avec elles.

23 juin 2016
Le gps ne peut pas deviner que les chemins forestiers se barriérisent. Je ne peux pas deviner que la route grise qu’il indique est un chemin fermé.

Le bibliobus est là qui m’enchante. Il est là il fait chaud la forêt déborde de moustiques pas loin du chemin qui bifurque vers le Cyclop et qui s’enfonce dans les bois. Un café sous les arbres un programme de classes inscrites de groupes qui se succéderont. 10 minutes. Je décide de lire et stopper à la sonnerie du chronomètre. C’est un extrait de temps dans un extrait de bibliothèque. Suite au prochain groupe vous aurez à vous raconter les commencements et les dénouements entre vous.

Savourer est le verbe que j’ai dans la bouche et à l’arrière des yeux.
Dans quelques minutes ils seront là on les distingue au bout de la route arrivant du bus garé loin. Dans moins de minutes encore j’aurai ce coup de fil qui me cueille et me bouleverse, j’aurai cette tristesse fulgurante et la voix qui déraille parce que pleurer n’est pas très élégant surtout avec une main sur l’épaule en réconfort c’est pour moi toujours le dérapage de l’effondrement soudain. J’en suis désolée, oui cinq minutes de plus, oui une bouteille d’eau, oui ils arrivent, ils sont à 5 m, oui ils sont là et maintenant ils attendent.
Oui je respire.
On commence.
Oui ça sera bien.
Ils écoutent se demandent ils rient ou acquiescent ils sortent c’est déjà terminé j’ai rien compris j’entends sur la dernière marche de l’escalier qui descend du bus. C’est normal c’est des extraits des textes courts étranges pour se demander et discuter les choses.

Je suis dans ce bibliobus parce que je l’ai demandé, parce qu’on me l’a accordé, en forêt.
Alors, là, à l’instant, c’est le cas.

Anne-Sarah Kertudo il y a un an m’a fait cadeau de cette question simple et importante, du genre à se poser régulièrement : c’était quand, c’était quoi, ta dernière première fois ?
Là c’est le cas.

La naïveté.
Ou l’entêtement à croire chaque fois que j’aurai le temps, large, souple sur mes pattes arrière. Pour savourer. Alors que ça ne peut être le cas qu’une fois sur deux : la largesse du temps que je prends coûte la marge du temps d’après.
Courir est l’autre verbe.

Mathieu Simonet arrive.
J’arrive.
On s’installe à la table dans le restaurant. Il lira Le baiser d’Orlando, son texte qui redit l’essentiel avec justesse et douceur, sur l’homophobie, qu’il a publié en ligne, qui a été publié également sur le site du Nouvel Obs, et qui récolte l’appui le soutien, mais aussi des vagues successives immondes, l’effrayante bêtise haineuse.
Je lui ai proposé de le lire en introduction, ce texte qui redit l’essentiel, pour partager ce regard des autres et de nous-mêmes sur les autres et soi-même.
Je lis des extraits de Presqu’îl-e.
On présente les rencontres l’écriture. Ses dispositifs de biographie collective et participative. Mon approche du portrait. L’amitié qui chacun nous lie à Anne-Sarah qui n’a pas pu venir, lui depuis trente ans moi depuis deux.
Là aussi c’est le cas.
C’est la première fois que je lis avec Mathieu.

24 juin 2016
C’est la première fois, c’est jamais comme ça, je vous assure !
Ils se marrent : on fera avec.
J’ai décrit la carrière en fonctionnement comme étonnamment silencieuse, avec seuls les coups de massette sur les pointes de fer qui attaquent la pierre et le bruit des oiseaux et ce calme de forêt.

Aujourd’hui il y a le groupe électrogène, le compresseur, le burineur perforateur, la disqueuse. Aujourd’hui la mécanique et les moteurs occupent l’espace sonore.

La forge est allumée.
Sous un abri deux hommes taillent des couronnements de murs énormes et lourds. Il y a celui qui dégrossit qui manie la disqueuse qui fabrique des nuages de poussière et l’autre qui taille à la main à côté avec le même masque sur le visage, celui des peintres en bâtiment et des poseurs de placo.
Deux autres hommes taillent des pavés sous un autre abri. Ils sont devant une table creuse posée sur des palettes, elle est pleine de sable pour caler le pavé qui valse d’une face l’autre dans leurs mains, qui se précise qui apparaît et qui saute vers le tas plus loin d’un bond souple.
Le forgeron forge au rythme des coups directs et du coup de rebond. Il a aussi un coup qui lisse, plus doux, qui remonte l’outil et finit les quatre facettes de la pointe.

Il y a enfin celui qui manie le burin à air comprimé, on dirait un marteau-piqueur en plus petit. Il lutte avec la machine pour former trois points sur le bloc, il empoigne directement à la main la pointe du burin qui percute la pierre. Puis il trace la ligne et en quelques coups de masse enfonce les trois coins de métal. La pierre se fend. On le devine, juste le coup d’avant. Le chant du coin qui renseigne dira le patron.

Chaque fois l’intelligence du geste, des gestes.
Pour chacun ils traduisent la force qu’il faut continuellement nécessaire pour et contre le grès. Pour chacun il y a le rythme l’application. L’acharnement n’est pas le mot puisqu’ils gagnent et recommencent. Ils persistent continuent enchaînent poursuivent ils tracent et savent. Il n’y a pas un objectif unique qu’il faudrait arracher par acharnement, de la nature ou de la pierre : il y a un boulot à faire et ils savent, le mener l’atteindre, le reprendre chaque jour.
Il y a ce calme, leur calme, dans le bruit des moteurs et des compresseurs à air.

Marjolaine filme à chaque poste, Bertrand prend le son et je photographie ou observe.
Puis.
Je sors ma chaise.
C’est la première fois dans la carrière. Parce que m’asseoir est étrange, l’idée est étrange. Parce que cette action me semble un luxe dans ce lieu de travail. Pourtant je travaille, on travaille tous les trois. C’est pourquoi je prends le pied de l’appareil photo et la chaise. Je fais ce que je me suis fixée pour approcher les lieux, sous l’œil de mon appareil réglé sur 12 poses, une toutes les 7 secondes, sous l’œil de la caméra et celui du micro.

Un second atelier d’écriture à la Ferté-Alais. Des adultes uniquement, certains certaines, venus à la lecture l’avant-veille.
Extrait de mon journal de résidence, pour partager ce qui se joue entre une rencontre et l’autre, les questions aussi, qui arrivent en silence. Et les témoignages des descendants de carriers.

Le nom des villages, des lieux dits, le nom des familles, ils en connaissent, en retrouvent.
Chacun pioche un court extrait. Ma contrainte : mettre quelque chose de ce témoignage en lien avec ce qu’ils écrivent, comme ils veulent, directement ou de loin, pour une association d’idée qui leur appartient, qu’ils décident de ce lien.
Découvrir comme ce décor imposé si contraignant de la carrière en point de départ, devient une porte, un champ, qui se dégage, qui s’ouvre, un espace à part entière, pour chaque histoire. Qui participe au territoire de l’histoire.

13 juillet 2016
Un impératif, une date : le 25 juillet est la limite pour confirmer tous les artistes invités pour la restitution.

15 juillet
Un attentat, hier. Le massacre à Nice.
Crime de masse.
Et ces questions, se dire mais comment réagir, quelle réaction, que faire, à quoi ça sert, comment avancer, comment respirer, comment infléchir le cours, agir. Comment agir ?
Comment concevoir deux attentats dans ce laps de temps de rien qu’est cette résidence, un projet, du travail, comment voir que c’est aussi des étapes noires qui s’ancrent dans le temps et l’histoire.
Et comment répondre à cette question silencieuse et effrayante parce qu’elle laisse pressentir une réponse pleine de désespoir. Est-ce qu’on finit, terrible, à peine, par lassitude, par désarroi, parce qu’une fois que l’horreur ne touche pas les siens, bien sûr cet égoïsme absolu, par… s’habituer ?

« L’important, ce n’est pas ce que je ressens, mais ce que je souhaite, ce que j’espère. J’espère que vous n’aurez jamais mon expérience, mon habitude. »
Ma rage est ingouvernable
Robert McLiam Wilson - écrivain

16 juillet 2016
Seule réponse possible.
Construire.
Soi-même s’armer, s’atteler à construire ?

Lu "construire en habitants" de Patrick Bouchain et Exyzt.
Il y a dans ce livre les idées qu’il a expérimentées à l’occasion de l’expérience Métacités / Métavilla (Mets-ta-vie-la) pour la biennale d’architecture de Venise en 2010.

Habiter est cette condition particulière et première.
C’est l’idée qui est posée comme condition préalable à leur projet : être là, habiter sur place, lors de la biennale.
C’est aussi ce qui est en jeu, ce qui est l’essence même de l’installation :
Installer quelque chose / S’installer quelque part.
Faire une installation / Expérimenter dans le réel, une idée un postulat.
L’installation, comme le fait d’habiter quelque part, collectivement, individuellement, c’est instaurer un (notre) dialogue avec le réel, passer de la théorie à la pratique.

J’ai vu ça à l’œuvre lors de ma proposition des Permutations avec les élèves à Chaumont.
J’ai pu voir, en direct, leur propre et unique interaction avec le jardin en utilisant les objets de l’école. J’ai été heureuse d’observer leur pensée et leur geste, leur liberté en train de se faire, en train de prendre corps devant mes yeux et mon appareil photo sous la pluie.
Par exemple quand une élève choisit de mettre tous les stylos bic sur le banc en pierre.
Le désordre organisé, les équidistances sans répétitions, cette sorte d’organisation très juste d’une répartition sans définition préalable. Et le vif sentiment de la liberté de le faire parce qu’on veut le faire, sans aucune autre justification, sans commentaire.

Habiter/installer.
On s’installe on se pose on occupe l’espace.
Habiter, c’est venir avec nos besoins universels et personnels, les mettre en œuvre, faire et être. Habiter là, c’est être là pour de vrai, puisqu’on mange on boit on dort on va aux toilettes, on aime, on désire.
Patrick Bouchain dit la troisième activité c’est aimer. Il résume : manger dormir et aimer.

Dans les règles du loup la troisième c’est rôder entre-temps. Aimer vient juste après.
Rôder est un verbe qui nous lie au territoire, on rôde toujours quelque part et on rôde au hasard. C’est à la fois le cheminement et l’action du corps, c’est aussi le regard la réflexion et la pensée l’imagination. Quand on rôde on est libre de sa pensée de son cerveau. Le cerveau libre et le corps en mouvement sans objectifs prédéfinis. Rôder n’est pas normé, l’observation est unique et personnelle. Le rôdeur, la rôdeuse, celle ou celui qui marche galope s’arrête, est libre. Personne ne vient de décréter passez ici asseyez-vous là regarder ça.
L’imprévu est possible, la respiration est possible.

métavilla 2010 Patrick Bouchain collectif Exyzt photo Cyrille Weiner

Accueillir ensuite.
Leur idée de la Métavilla était d’accueillir.
Permettre à l’autre d’accomplir ses besoins, puisqu’on les a organisés pour soi. Et voir surgir : les possibilités. Voir comme l’accueil déchaine le potentiel, permet l’imprévu, et rend possible la rencontre, les nouvelles propositions.

Depuis longtemps, c’est ce qui m’intéresse : la force passive.
Chercher/comprendre la fécondité de l’espace qui rend possible, qui propose, qui matérialise l’invitation à.
La force évidente et silencieuse du muret de 43 cm de haut, par exemple, quelque part dans un lieu où passent des gens, qui les invite à s’asseoir, qui accueille leurs fesses, sans même qu’ils s’en rendent compte.

J’aime beaucoup cette chorégraphie du quotidien qui s’ajuste avec une simplicité.
Dans le livre, quelques photos. Voir tel crochet, telle pince fixée aux rondelles des étais d’échafaudage (le système modulaire choisi pour « construire » la Métavilla dans le pavillon français). Voir à quel point elles s’y prêtent et accueillent un usage, comme elles invitent et se découvrent aptes à de nouvelles fonctions, aptes au détournement.
Le détournement n’a pas besoin d’être déclaratif, intempestif, il se fait par ajustement, par ingéniosité face au réel, face au besoin d’accrocher ça ou ça, là, là et là (le premier titre de leur projet).

6 octobre 2016
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