Michèle

Un dernier virage, et nous y voilà enfin après une heure trente de route dans cette inconfortable et vieillotte camionnette. Mes parents assis à l’avant, mon père au volant râlant sans cesse après la boîte de vitesses qui fonctionnait par intermittence. Nous, les gosses, étions à l’arrière. Ce véhicule antédiluvien emprunté au patron de mon paternel servait d’ordinaire à livrer des pièces usinées pour divers constructeurs automobiles. L’intérieur laissait aller, traces d’huile, de cambouis et autres maculaient le plancher, mais surtout, pas de place assise. Ma mère avait étendu une vieille couverture et nous avait dit de nous asseoir sur les bagages ou par terre et de ne pas nous salir. Mes deux frères et trois sœurs prirent place chacun comme ils le voulurent et vogue la galère.

Le village se nommait Tallant, ne comptait qu’une quarantaine d’âmes en été, la moitié en hiver. Aucun commerce (bar, épicerie ou autre) n’avait survécu longtemps. Les habitations consistaient en quatre grandes fermes, deux châteaux avec leur comte ou baron, et quelques maisons individuelles habitées par des résidents permanents travaillant en ville, huit kilomètres plus loin, et enfin, nous, les aoûtiens.
La première maison avant de pénétrer dans le village était celle du maire dont le nom m’échappe. Cette imposante bâtisse avait dû être autrefois une vaste bergerie tout en pierre de taille, aussi haute que large, et qui en imposait. En la voyant pour la première fois, je n’imaginais pas les bêtises que nous allions y faire pendant nos vacances scolaires présentes et à venir, car pendant des dizaines d’années, nous y reviendrions inlassablement, été après été.
La maison de nos vacances se situait au centre du petit bourg, entre deux routes étroites qui la ceinturaient. Celle-ci appartenait à notre oncle, le frère de mon père. […] Le logement par lui-même occupait tout l’étage supérieur, le rez-de-chaussée nous parut étrange car sous l’appartement lui-même se trouvait un lavoir immense approvisionné par une source. Les autochtones y lavaient encore leur linge en 1972. Des planches étaient vissées à trois mètres du sol pour empêcher les fientes d’hirondelles de polluer l’eau, car des centaines de nids étaient fichés au plafond. A l’extérieur, on longeait deux abreuvoirs ainsi qu’une fontaine où l’eau fraîche coulait plus ou moins fort selon la saison.
En pénétrant dans la maison les uns derrière les autres, nous nous sommes émerveillés du plafond haut d’au moins cinq mètres, ainsi que des poutres apparentes qui couraient dans toutes les pièces. Nous passâmes un petit couloir donnant accès à trois portes à gauche et une à droite. […]
Ce qui stupéfia le plus mes parents fut l’ornement mural. Fixés à l’aide de pitons argentés étaient accrochées une quinzaine d’armes à feu. Cela allait du simple colt de cow-boy jusqu’au pistolet mitrailleur. L’oncle rassura vivement mes parents, en assurant qu’il avait retiré les percuteurs et qu’elles étaient donc inoffensives présentement.
Une seule et unique fenêtre laissait entrer le jour. La maison entière n’était que fraîcheur alors que le soleil de midi tapait fort dehors.

Mon plus beau souvenir fut le soir même : ayant été désigné parmi mes frères et sœurs pour aller chercher le lait à la ferme voisine, sur place j’aperçus le fermier traire ses vaches dans une étable sombre. Je m’approchai timidement en lui tendant mon récipient et en le saluant tout bas. L’homme me répondit d’un ton bourru en roulant les « R ».
Alors sa fille arriva, me prit mon pot à lait avec un sourire radieux sur les lèvres, me servit et m’annonça : Je m’appelle Michèle.


Joël, novembre 2011.
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1er avril 2012
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