LETTRE POUR UN AN

Photo du tableau de Pierre Labrot intitulé "La falaise. Hommage à Félix Castan" (reproduit avec l’accord de l’artiste)
acrylique sur toile
100 cm X 100cm


À Pierre Labrot




Vingt ans après tu me disais que l’amour pour toi c’était de ne plus te sentir agressé par tout, c’était d’acquérir une vision objective. Tu me racontais que tu avais peint deux heures par jour l’hiver dans ta maison du Limousin, que c’était cela ou crever au milieu du froid et des rats. Les toiles. La voix à la radio que tu écoutais. France-Musique diffusait les Cantiques de Racine. Picasso avait écrit que peindre était immobiliser le mouvement. Tu peignais moins le mouvement que l’idée du mouvement, une coulée dans une trame, le mouvement arrêté, repris. Les fluides, tu les peignais comme des colonnes, tu cernais : d’un trait le noir structurait chaque petite forme, la forme répétitive des galets découverts, recouverts, le miroitement. Tu filmais le mouvement des fleurs, dans le cadre de la fenêtre, les glaïeuls, leur mouvement sur place. Devant la cheminée, dans la solitude complète. Tu filmais ta solitude, ta peinture, les pas dans la maison, le plancher. Tu n’étais pas seul avec toi-même. Tu étais calme.



Je te disais que je devais faire le deuil de ton corps d’avant mais je n’y pensais pas alors en partant en voiture avec toi vers le village en ruines. J’avais le sentiment du comme toujours, de la complicité, de la sécurité. Tu m’avais toujours donné une impression de sécurité, et tu avais acheté des draps, dans la maison où ton désordre hallucinant était pire que celui d’autrefois, si c’était possible : le mélange de la matière avec la peinture, de la vie quotidienne, casseroles, vaisselle, évier, horribles à voir, comme calcinés cernés par la crasse, tu me disais qu’il y avait des vipères, alentour, où je voyais surtout l’accumulation des objets d’une brocante abandonnée que tu avais pratiquée avec ta précédente compagne. Et cependant j’avais très bien dormi dans les murs blancs où étaient accrochées des toiles que je n’avais jamais vues, qui ouvraient leurs corolles et leurs couloirs dans la nuit, sur les murs blancs comme du sucre. À ma surprise j’avais dormi comme autrefois dans ta peinture, comme dans l’atelier du quartier Daguerre, tu m’avais rattrapée par le fil de ma solitude, du besoin d’amitié, d’histoire.



Tu me disais que tu avais pensé cela que je n’avais pas pensé du tout : qu’on se retrouverait. Il y avait vingt ans, j’étais partie pour un autre qui portait en plus le même prénom que toi. J’avais eu beaucoup de mal, inavoué, à te quitter.



Tu me disais maintenant tes pensées secrètes de cette époque.



Que tu sentais que de ne pouvoir me donner l’enfant dont je parlais nous coûterait la séparation. Tu le redoutais mais tu ne pouvais pas le faire pour autant. Ainsi tu avais pensé mille choses, non dites.Tu m’avais laissée partir, tu ne t’étais pas senti le droit de me retenir. Il y avait eu une explication confuse dans un café. J’arrivais si mal à te quitter que t’avais englouti sous de vieux griefs, reproches déjà formulés, impuissances mutuelles mais que je voulais tiennes : un jour par défi, tu m’avais lancé que si j’avais vraiment eu le désir d’un enfant, je me serais débrouillée pour l’avoir. J’avais exhumé la plainte que tu ne voulais pas vivre avec moi. Pour toi il t’aurait fallu te séparer de ta fille, aller dans un autre quartier, et c’était une séparation dont tu ne voulais pas. Le quartier et l’enfant étaient liés. Il était déjà trop tard, mon plan ne te correspondait plus. Je te le proposais sans y croire : je songeais déjà à un autre, je rêvais de possible, de naissance à moi-même. Je me croyais prête. Peu avant de te le dire, je dormais encore avec toi rue Liancourt, je trompais mon futur mari avec toi avant même de m’élancer dans ce que j’imaginais un couple. Je restais dans ton lit sans confort, ta peinture, ton atelier à la cuisine noire et orange, apocalyptique, que j’avais une fois nettoyée à l’eau de javel en ton absence. Ingrate, je ne me souvenais plus que tu m’avais sauvée l’époque de la grande fracture de ma vie. Que tu m’avais recueillie quand j’avais tout laissé, été laissée, mise hors de mes études par le suicide paternel : j’avais oublié que tu m’avais supportée au fond de ce drame, sauf par moments où je me cachais comme honteuse de la maladie qui m’atteignait. L’année de la mort de mon père j’étais toujours malade. Il m’était même arrivé de ne pas oser venir chez toi, et tout en étant enfermée de chez moi, j’étais allée à l’hôtel. Puis j’avais trouvé un travail, j’avais pris un appartement, et regretté l’appartement d’avant quitté par force, au moment de la rupture d’études, il était si joli, c’était une petite maison d’un étage,rue Deparcieux. Avec un puits de jour au-dessus de la cuisine. J’ avais retrouvé une autre maisonnette, avenue du Maine avec encore un puits de jour mais sur l’escalier, qui ne menait qu’à ma porte, un seul étage, deux pièces, une maison de poupée, de carton, tu trouvais mon lieu un peu hard, tu venais toujours de tes références bourgeoises quand tu m’envisageais comme femme. Et en même temps dans l’atelier tu étais dans une marge agressive vis-à-vis de ton milieu. Cela t’avait coûté ton couple, ta vie de professeur et d’homme marié. Tu vivais moins avec moi qu’avec la peinture, mais ça ne me dérangeait pas .



Tout avait été dit pourtant, dès la première nuit. Tu ne voulais pas d’autre enfant, tu n’avais pas le désir de vivre à nouveau de la même façon classique avec une femme, même plus acceptante de toi peintre. Je t’avais écrit d’Italie que je rêvais d …˜un appartement « jamais visité en face » de ton atelier. Tu n’avais pas fait écho. Je t’avais donné des dessins. J’avais attendu des lettres. À la fin de cette période, j’avais reçu à ton retour de vacances quelque chose qui ressemblait à une lettre mais tout ne me plaisait pas : tu parlais de ton désir que tu plongeais dans l’eau froide de la rivière… Puis, à la fin tu me disais que ta séparation avec ta femme t’apparaissait irréversible, que tu ne te sentais pas compris, et tu avais écrit : « J’ai besoin de toi pour tout, pour peindre, pour exister » Et je m’étais dit eh bien !, cela vaut peut- être la peine. J’avais eu envie de te retrouver, de vivre avec toi, quel qu’en soit le prix, finalement. Je n’étais pas assez forte pour exiger, je n’avais plus de statut, de travail, d’ancrage, après le père perdu, et je voulais écrire. Et je te prenais pour ancrage, pour ami, pour amant, un peu tout à la fois. Et mon premier matelas chez moi était posé par terre, et petite bourgeoisement tu me l…˜avais fait remarquer. Et nous avions commencé à vivre notre vie de bohème à deux, notre intimité divisée en deux lieux, mais c’était tout de même quand j’avais eu Avenue du Maine l…˜autre petite maison une sorte de bonheur, de douce certitude sur fond d’incertitude ou liberté, quand tu mettais la clé dans la porte, à l’heure que tu voulais, après ta peinture, la nuit, j’avais dormi de mon premier sommeil, et il nous restait la nuit .





Je ne te voyais pas peindre, quand je dormais chez toi, mais je t’entendais fourgonner. C’était une scène invisible, aussi parce que tu ne savais pas quoi. Peindre. Tu cherchais, et tu ressurgissais, dessous ton rideau de la cuisine noire, comme je dormais, tu émergeais de tes stations nocturnes, pour dormir avec moi, et c’était une scène proche, séparée et sans bruit, une expérience, ni commune ni non vécue non plus par moi, le son de tes pas avait quelque chose de paisible, de tranquille comme une musique qui revenait tous les soirs. De même que nous regardions la télé sous ton lit légèrement en hauteur, en estrade, la trame de la télé sans image, dont le grésillement du noir et du blanc te fascinait .



Il y avait la peinture que tu faisais en même temps que le métier qui ne te correspondait plus, les élèves devaient se rendre compte que tu leur parlais d’autre chose que de circuits informatiques. Ils adoraient tes cours, et tu peignais la nuit avant de venir dormir avec moi sur le lit trop étroit et inconfortable, et pourtant j’aimais être là, j’avais même continué à dormir là après avoir rencontré celui pour qui je te quittais, j’avais eu beaucoup de mal à me séparer de toi,de ce lieu et je ne comprenais pas moi-même, j’avais honte de ma propre duplicité mais c’était comme ça et tu m’avais laissée partir, me disais- tu vingt ans ans après, tu n’avais pas essayé de me retenir, car tu ne t’en sentais pas le droit, tu pensais : « si j’avais essayé de te retenir, tu me l’aurais reproché » et tu n’avais pas fait de scène, tu m’avais écoutée, au café, faire ma liste de départ, mes plaintes, tu m’avais laissé aller, en te disant « qu’un jour on se retrouverait ». Moi je n’avais pas du tout pensé cela, je croyais que je ne me retournerais pas, que j’allais vraiment vivre. C’était plus tard, bien après coup et dans l’échec, que j’avais réalisé que la vie avait eu un goût, à l’époque, et que je ne m’en étais pas totalement rendu compte, parce que j’étais jeune .



Longtemps après j’avais fait un rêve où je te revenais, j’avais régressé très profondément, cette nuit-là, car j’étais seule et très triste, avec mon enfant, et je ne te voyais plus depuis longtemps, mais dans le rêve nous habitions un appartement de toile blanche et de carton, un labyrinthe mou, qui s’étendait plus ou moins à notre ancien quartier, aussi étroit vieux et momifié que possible, telle une petite souris, je me glissais dans ce triangle momifié que formaient la rue Daguerre et la rue Froidevaux, par une mince brèche du temps, je régressais à cette époque somme toute heureuse de ma vie, plus heureuse qu’après, sauf que je n’en avais pas eu conscience alors, et le rêve me ramenait à cette vie, dont j’avais eu par éclairs de loin en loin la nostalgie .





Nous avons commencé à parler, vingt ans après, tu as commencé à me parler de ton plaisir, et c’était bouleversant, car à l’époque tu n’en parlais pas. Et je devais faire le deuil de ton corps d’autrefois, même si parfois il me semblait que tu rajeunissais dans mes bras, ce n’était pas évident, je regrettais ton corps d’il y avait vingt ans. Pas ton visage que j’aimais toujours et peut-être plus, les yeux cernés, noirs, presque, devenus profonds, et qui me fixaient, alors qu’à l’autre époque il me semblait que tu ne me voyais pas. Tu parlais de ton plaisir, et tu disais que tu tombais dans l’abime que tu étais dans les nuages, dans le ciel, avec les oiseaux, que tu voyais des nuages, que tu étais dans la mer, « je me vide et je me remplis ».



Je n’avais pas la nostalgie de mes autres amants, mais le souvenir de leurs caresses, ce n’était pas la même chose et d’un seul coup je réalisais pourquoi le dernier amant avant toi, je ne l’avais plus désiré, et pourtant je l’avais beaucoup aimé. C’était qu’il avait été si désengagé, alors avec toi je voulais autre chose, je voulais ce que nul me m’avait donné, je voulais aimer dans le sentiment d’innocence et de la sécurité, et je t’avais dit que je t’avais sous-estimé autrefois mais que tu étais devenu solide et tu m’avais dit que tu te sentais fragile, et ça m’avait touché qu’à soixante ans ans tu le dises, tu le disais parce que tu l’étais, tu manquais encore de confiance en toi, mais tu ne devais pas l’être autant qu’autrefois car autrefois tu ne l’aurais pas dit .





RUE DAGUERRE






Entre ces deux dates, vous vous seriez revus deux ou trois fois en dix ans, dans la première décennie, en 86, je viendrais frapper à ta porte, je trouverais Dany, et je m’éclipserais de peur de déranger ta vie, laisserais quelques jours plus tard un texte sur tes films, intitulé « une image très douce ». Une autre fois en 1987, je te dirais que j’aimais un homme et tu me répondrais « est-ce qu’il est dans ton lit ? » comme si je me berçais d’une douce illusion, et tu me dirais que j’étais « belle comme une princesse mais est-ce qu’il était dans mon lit ou pas », et effectivement j’étais venue avec les cheveux longs et un joli rouge à lèvres te raconter mon malheur, et vous auriez pris un verre dans la rue devenue piétonne. Là, en 87, je réalisais que tu avais quitté l’enseignement, au prix d’une très grande angoisse, et que tu avais commencé à vivre une autre vie, bien plus difficile, un jour ta vie d’enseignant n’avait tout simplement plus été possible, tu avais basculé dans une crise de persécution, tu croyais qu’une guerre atomique était en cours, et effectivement, devenir l’artiste que tu étais ressemblait à une guerre, à un soulèvement dont l’image un jour deviendrait celle de ce film où l’on voyait Charles Macret dans la rue défoncée par les marteaux piqueurs jouer à ramasser un crabe, et la rue Daguerre serait alors la plage, la mer, l’océan infini où vous aviez commencé à vivre votre vie au lieu de la laisser aux mains des autres et des convenances, et cela vous serait toujours très difficilement pardonné. Dans la rue, très longtemps après ton départ du lycée, tu me disais que tu t’étais levé le matin en te répétant qu’est que je fous pourquoi je ne suis pas au bahut, et que tu arpentais la rue comme une bouée de sauvetage à la recherche de toi dans les autres qui buvaient un coup au comptoir, et qui se diviseraient en deux camps désormais : ceux qui t’accepteraient et ceux qui ne pourraient jamais s’empêcher de te demander te voyant mais de quoi tu vis, avec un léger soupçon, tu serais même parfois traité de parasite. Tu ferais des actions dans la rue, tu répèterais en grand ce que vous auriez fait une fois ensemble après la mort de Dominique : vous étiez allés sur l’autoroute filmer les avions en train d’atterrir, et les pancartes basse altitude, en souvenir de Dominique, dans une errance qui devait se terminer dans le quartier des halles, sur la piazza de Beaubourg, vous aviez déposé en ligne des boules de papier froissé, des boules blanches qui faisaient à l’image comme une ligne de flottaison sur la mer des petits pavés de la célèbre piazza .



La Piazza ! nous disions à l’époque qu’elle était la véritable attraction du Centre Pompidou, quand le vieux Beaubourg n’était plus là pour en témoigner, le nouveau ayant chassé les clochards qui dormaient à l’intérieur, au chaud, à la bibliothèque, où longtemps j’étais venue lire, travailler avec Dominique au milieu des livres, à l’époque où je préparais avec elle le Capes de philosophie. Et nous soutenant l’une l’autre, nous nous étions entrainées et finalement nous l’avions eu, le précieux concours, et l’examen aurait été pour nous une épreuve de vérité. Qu’avais- je à faire avec mon histoire et l’histoire tragique de mon père de la philosophie apprise sur les bancs de la Sorbonne, et que je maniais comme une langue apprise justement, sans arriver à me séparer de ma vraie langue, mais sans la parler non plus, une langue qui n’était pas une métalangue mais la simple langue des miens.



Le jury m’aurait demandé ce qui faisait l’intérêt du texte de Kant, que je commentais péniblement, une page de la fin de la Critique de la Raison pure où il était question des Stoïciens, oui pourquoi l’intérêt de Kant pour les Stoïciens, lui qui avait découvert des choses bien plus lourdes de conséquences pour la pensée spéculative, les antinomies de la Raison pure – elle ne pouvait prouver ni que Dieu existe, ni qu’Il n’existe pas –, et j’avais balbutié que si Kant s’intéressait aux Stoïciens, c’était que la philosophie s’ occupait de la vie, et que, la souffrance, lorsqu’elle était inévitable, nous pouvions rechercher librement de la fuir, que c’était un homme du 18ème siècle et sensible, et que il citait ces Anciens sages, la Stoa, car ils avaient représenté un vaste courant, bref une « philosophie populaire », et je m’entendrais dire au prix d’un effort surhumain le mot de « populaire » car moi-même j’aurais dénié cela, dès mon enfance, pour échapper aux terribles complexes que faisaient mes parents devant la chose culturelle, je les avais déniés, et le président du jury pousserait un cri de satisfaction, de soulagement, car j’aurais lâché le mot, « populaire », « philosophie populaire », Kant n’était pas un philosophe abstrait, abscons, mais un homme de son temps, et qui sentait venir le moment où les hommes se rallieraient à une nouvelle philosophie de vie, ce qui m’avait valu d’avoir été finalement admise, l’idée de la philosophie populaire.



Dominique avait été 10e et admise. Et toi tu avais assisté de ta cour, de ton métier qui t’enfermait à nos efforts à toutes les deux, et tu t’étais épris de Dominique, et le jeu était allé trop loin, et il vous avait coûté l’innocence dans laquelle vous aviez vécu les années 76 et après jusqu’en 78, les années de la rue Liancourt, de l’atelier avec le gris de la peinture qui recouvrait tant de murs d’une sorte de gris-bleu, bleuâtre, tant de couloirs du vieux Paris de la guerre et probablement d’avant, ce gris spécial qui était toujours là .


27 avril 2015
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