EXILS PÉRIPHÉRIQUES

EXILS PÉRIPHÉRIQUES

Paris, ma ville adoptive, mon ancre
Istanbul, ma ville natale, mon encre

Y ERRER…

Me voilà « auteure associée à la compagnie en résidence » au Centre Culturel de La Courneuve. Quelques mois avant de devenir « auteure accueillie en résidence par la Région Île-de-France ».
Au moment où une compagnie de théâtre me le propose, je ne sais pas très bien ce que cela veut dire. Il s’agit de la compagnie qui monte la première pièce de théâtre que j’ai écrite en français. Je réponds que oui, j’ai bien envie de passer du temps avec eux dans cette ville, d’accompagner la mise en scène. Je demande ce que je dois faire si j’accepte « cette mission » mais on n’en sait pas davantage. D’après ce que l’on me dit, pour les auteurs précédents, cela consistait à « glaner des paroles des habitants et en créer des projets théâtraux ou littéraires ». Ça commence mal, je n’aime pas l’expression « glaner des paroles » : je trouve qu’elle ne sonne pas bien, qu’elle pose un rapport à sens unique, qu’elle crée une distance. Mais intuitivement, je sens que je peux proposer quelque chose d’ici quelques semaines, après avoir réfléchi un peu, car de La Courneuve, j’ai une première expérience qui a été bouleversante. J’y reviendrai.
En dehors de cela, pour l’instant, tout ce que je sais de la Courneuve, c’est que c’est une « banlieue dite difficile ». Oui, car après le mot « banlieue » on met beaucoup d’adjectifs en France : on dit des banlieues difficiles, des banlieues proches, des banlieues dortoirs, défavorisées, sensibles, ouvrières, à taux de chômage élevé, à taux de délinquance élevé ou encore des banlieues à forte population issue de l’immigration.
Pour ma part, je connais jusque là, plutôt les banlieues chics. Celles que l’on appelle des banlieues « résidentielles ». Mes amis banlieusards habitent plutôt Neuilly, Boulogne, Sèvres, Meudon. Est-ce indécent de citer ces villes riches, quand on parle de la Courneuve, la ville des émeutes de 2005, la ville où le mot « karcher » a été prononcé, celle où les drogues et les kalachnikovs circulent ? Ça l’est peut-être, mais c’est la vérité. Je n’ai aucun ami qui habite le « neuf trois ».
Pour partir en mission à la cité des 4000, il serait certainement plus convenable pour moi d’endosser le rôle de « l’auteure immigrée qui a adopté le français comme langue d’écriture ». Il serait bien évidemment préférable que je fasse celle qui se sent proche des « populations les plus éloignées de la culture » pour pouvoir mieux démontrer qu’avec un peu d’effort, tout un chacun peut réussir son intégration. Et attention, même quand on vient d’un « pays émergent » comme moi, qui plus est, disons-le, d’un pays musulman. Il y a tout un vocabulaire politiquement correct inventé très précisément pour travailler de cette manière là et je pourrais l’adopter sans trop de peine. Facile, le rôle. Pas vraiment de composition.
Mais cela ne serait pas une démarche sincère. De mon pays d’origine non plus, je ne connais pas les banlieues difficiles. J’ai grandi dans une banlieue résidentielle d’Istanbul au bord de la mer, j’ai fait mes études dans des écoles créées pour les élites du temps de l’empire ottoman et je n’ai pas connu cette colère qui anime aujourd’hui les gamins des quartiers. J’ai connu d’autres colères politiques, certes (celle d’avoir grandi sous une dictature militaire, par exemple), mais pas celle-là. Bien que venant du Tiers-monde - vu d’ici -, je ne représente en rien « les rapports Nord-Sud », je ne suis pas un exemple d’ascenseur social, je n’ai pas de « french dream » à vendre. Une « privilégiée » qui vient d’un pays « pas privilégié », c’est trop exotique, finalement. C’est un exotisme de trop, voire de l’orientalisme à l’envers, ça s’annule.
Qu’est-ce que je vais bien pouvoir partager avec les « populations éloignées de l’offre culturelle », formule telle que l’on formule sur les formulaires du Ministère ?
Je me mets à réfléchir d’une manière obsessionnelle pour trouver une vraie proposition, qui soit à la fois artistiquement forte et honnête dans ce qu’elle peut apporter aux habitants. Je sens qu’il y a là, à cet endroit précis, un projet d’écriture qui m’attend, un projet essentiel, sans bien savoir lequel. J’en discute beaucoup avec mes collaborateurs, j’essaie d’explorer toutes les pistes possibles et imaginables mais je ne trouve pas.
Au moins, je sais ce que je ne veux pas faire : je ne veux pas me positionner en artiste en mal de folklore qui exporte un savoir faire en banlieue. Ni en voyeur, ni en thérapeute, ni en sociologue, ni en touriste, ni en ethnopsychologue.
Et surtout, je déteste l’idée de se servir des subventions de l’état pour satisfaire mes propres envies artistiques. C’est trop facile de détourner les commandes culturelles pour finalement aboutir à des projets que l’on a déjà en tête, ne laissant pas de place à la rencontre. C’est exactement comme les restaurateurs qui mettent des noms sophistiqués sur leur menu pour servir toujours la même soupe.
Donc je sais ce que je ne veux pas y faire, c’est déjà ça. Mais ce que je veux y faire, ça non, pas pour l’instant. Je sens que ce territoire a quelque chose de fertile en rapport avec mon passé istanbuliote, une ville tentaculaire où « les banlieues difficiles » ont une autre histoire mais pour le moment, je n’arrive pas à nommer mon projet. Je me dis que ça viendra. Que je dois d’abord m’y promener, y errer pour trouver.
Je commence mes errances.


(photographie ©Su Baloglu)


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18 septembre 2010
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