Topographie

Récit de Benoît Colboc


Tout débute par une déflagration : le suicide d’un père qui, muni d’une corde et d’une chaise, choisit une poutre au grenier pour en finir avec ses souffrances, sa dépression et la maladie de Parkinson qui a fini par anéantir l’homme robuste qu’il était.

« Â Et ton père ?
Il s’est pendu libre àprésent.
Libre ?

Oui. Libre de la maladie dépression des mains qui tremblent plus capables de s’emparer. De son Å“il de verre. Des chutes.
Libre des souvenirs de la pension des attouchements sans jamais les raconter
àsa mère àsa femme ensuite. »

Cette disparition brutale ébranle la vie jusqu’alors plutôt calme de la famille du défunt. Il y a làla mère, la sÅ“ur, le frère et le petit dernier. C’est lui le narrateur, lui qui se décide àparler, qui ausculte ses proches, qui, suite au choc, voit remonter àla surface des faits qui étaient emprisonnés dans sa mémoire. Il ne peut plus se taire. Va procéder par saccades, avec fièvre, sans manigance, comme ça lui vient, par morceaux, en une sorte de filage, en un phrasé décousu. Il va dire ce qui le rattache aux siens mais également ce qui fait qu’il est différent d’eux. Cela vient de son vécu et le rapproche inexorablement de ce père qu’il a (il s’en rend compte àprésent) bien mal jugé.

« Â J’ai choisi l’indifférence, sourd àla détresse que nous avions àpartager.
À mesure que sa souffrance grandit je m’assèche. Il me le reprocha comme tel
Tu es sec comme un coup de trique.  »

La détresse qu’ils partageaient tient aux attouchements dont ils furent tous deux victimes pendant leur enfance. Le père au pensionnat et le fils chez un couple de vieux pervers sans progéniture àqui on le prêtait, sans penser àmal, une fois par semaine.

« Â On me prêtait àun couple sans enfant àqui la mère voulait faire plaisir une nuit hebdomadaire.  »

Ce qui frappe dans ce texte tendu et resserré àl’extrême, c’est le peu de mots qu’il faut àBenoît Colboc pour parvenir àses fins. Tout est fragmenté et décrit avec concision et rigueur. Qu’il s’agisse de l’histoire douloureuse du père – et de son travail àla ferme – , de celle du fils, qui s’en veut d’être passé àcôté d’un homme qui lui ressemblait tant, ou du parcours des autres membres de la famille, chacun d’entre eux ayant droit àun chapitre.

Le rythme effréné que l’auteur impose àson récit est impressionnant. Il n’oublie rien. Chaque détail porte. Il les assemble, ne se pose pas la question de la phrase joliment construite, et pas plus de la ponctuation. Il écrit par secousses, respire par à-coups, s’accoude àune mémoire fébrile et précise ce qu’il en est du désarroi de la maisonnée au moment où – dernier chapitre – tous doivent se réunir pour rendre àla terre le corps de celui qui aura passé sa vie àla travailler. Il l’aura fait sans jamais prendre soin de lui, sans s’alléger, sans partager ses secrets, acceptant son mal-être bouche cousue, àl’inverse du narrateur qui décide, pour se sauver, de parler et d’écrire.

« Â Enterrer a pris fin.
Pas une larme versée sur cette célébration décorée pour le père que je prenais pour un autre.  »


Benoît Colboc : Topographie, éditions Isabelle Sauvage.

Du même auteur, paraît, chez le même éditeur, une plaquette, Tremble, texte court, très ramassé, et tout aussi prenant, où père et fils apparaissent ànouveau, reliés dans le non-dit et dans les mots brefs.

Jacques Josse

9 août 2021
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