Les chants de Kiepja

Franck Doyen rend hommage à Kiepja, chamane selk’name.


C’est à Kiepja, chamane selk’name, décédée en octobre 1966 en Terre de Feu, que Franck Doyen rend hommage, attirant, par là même, l’attention sur les peuples Kawesqar et Selk’nam, victimes de ce qu’il faut bien appeler un génocide, qui vivaient dans l’une des contrées les plus rudes au monde, à l’extrême sud du continent sud-américain, entre le golfe de Penas et le détroit de Magellan, dans un vaste territoire où se trouvent encore quelques uns de leurs descendants. C’est de cette région inhospitalière, habitée par des chasseurs nomades qui naviguaient en canot à proximité des côtes abruptes, battues par des vents froids et humides, que s’élevait la voix de Kiepja.

« Feulements sans fin des bêtes et des esprits autour de votre couche, rôdent leurs rancunes, les pluies et les neiges. De vos lèvres striées, en mal d’os à rogner ni de racines à mâcher, s’échappent des phrases pleines, mais à la voix plus rauque, plus animale, au chant fracturé du froid qui se perd au-delà, entre les chenaux et les glaciers. »

Franck Doyen, avant d’en venir aux chants, d’en écrire plusieurs pour évoquer tout ce qui est essentiel pour ces peuples ( le chien, le vent, la nuit, le canot, la langue, la brume, la femme, le bâton, la hutte, la guérison), décrit la rudesse des paysages, la violence des éléments, la quête de nourriture, les longues chasses ou pêches, la lutte quotidienne pour survivre en milieu hostile.

« Vous poussez sur l’eau votre canot de planches et d’écorces cousues. Vous emportez avec vous des amarres en racines de copihué, une écope en peau de loutre et deux rames de cyprès. Avec vous le guanaco, le renard roux et le lapin mara, le huemul et la bernache grise, le naudou à tête noire, la loutre lisse, la baleine et le curoro, le phoque, la foulque, les mouettes et les pétrels, le chien fou. »

La langue est précise, travaillée, ciselée. Le lexique n’est pas en reste et des mots, issus du kawesqar, s’inscrivent dans les marges du texte. C’est un passage, un chemin étroit, que le poète invente au fur et à mesure de son avancée, pour aller à la rencontre de ceux dont les lointains ancêtres ont débarqué dans la zone australe du Chili il y a plus de six mille ans. C’est dire si ces chants ont des racines solides. Ils s’élèvent, traversent les paysages tourmentés, se frottent aux vents mauvais, passent de mémoire en mémoire et accompagnent longuement ceux qui les écoutent, captant les sonorités d’une langue en péril.

« je parle mal
et ma langue s’égare
dans les arbres dans les brumes
je suis l’enfant du chien
et le vent parle par ma bouche
personne ne m’écoute plus
les collines, les montagnes
ne m’écoutent plus
les arbres
le guanaco et la baleine
ne m’écoutent plus
ma langue est décousue
de ma bouche
ses morceaux s’envolent avec le condor
vers l’infini
personne n’a plus d’oreille
de nez ni de bouche
je suis seule »

Avec ses chants, offerts à celle qu’il célèbre en lui donnant la parole, Franck Doyen ne perpétue pas seulement la présence d’une voix qui portait haut l’histoire et l’imaginaire des siens. Il adresse, « par-delà l’océan », un « salut fraternel aux peuples Kawesqar et Selk’nam, toujours débout malgré l’adversité ».


Franck Doyen : Les chants de Kiepja, éditions Faï fioc.

Logo : visage de Kiepja, au dos d’un vêtement créé par Thelema Serigrafia & Obrage à Tierra del Fuego

Jacques Josse

10 novembre 2021
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