Écrire(s) en français : Doan Bui | Mérine Ceco | Atiq Rahimi | Boualem Sansal

Texte de Doan Bui  [1]

J’ai perdu ma langue maternelle. Je ne sais pas quand ça s’est produit ? A quel moment dans l’enfance ? La langue maternelle s’est égarée je ne sais où. Mes premiers souvenirs, à l’âge où le langage se forme, à 3 ou 4 ans, sont pourtant dans la langue maternelle, celle que parlent mes parents à la maison. Quand j’arrive à l’école, en maternelle, tout le monde parle la nouvelle langue. Les enfants se mettent en rond, ils chantent Frère Jacques. Je ne connais dans la nouvelle langue que des bouts d’une chanson de Georges Brassens qu’écoutent les parents : « Quand Margot dégrafait son corsage pour donner la gougoutte à son chat ». Je ne comprends pas les paroles. Je la chante à l’école mais la maîtresse me reprend. Au début, je ne vais pas tous les jours, la nouvelle langue arrive en pointillés. Mais j’apprends très vite la nouvelle langue. Un souvenir très clair dans l’appartement : sur la vitre, un petit insecte noir stupide est posé. Je cherche le mot dans la nouvelle langue. Mouche. Oui, c’est ça on dit « mouche ». Aujourd’hui, je dois réfléchir pour trouver le mot « mouche » dans la langue maternelle. Et en plus je ne sais pas l’écrire.
Les parents sont tristes que leurs enfants aient égaré la langue maternelle. Ils nous parlent dans la langue maternelle, nous répondons tous dans la nouvelle langue. Je dis « langue maternelle », mais c’est injuste car la langue maternelle est plus une langue paternelle pour moi. Le père parle la nouvelle langue avec un accent, il ne retrouve sa vraie voix que dans cette langue d’avant, contrairement à la mère, très à l’aise avec la nouvelle langue. Moi je me coule dans la nouvelle langue : elle devient ma langue. La langue maternelle devient langue étrangère.
A l’adolescence, Ba Ngoai, ma grand-mère, vient vivre avec nous. Elle n’a jamais parlé la nouvelle langue. Que la langue maternelle. Il y a encore des bribes de cette langue qui se fraient dans ma langue à moi, péniblement. Ces chansons d’enfants qui reviennent spontanément dans la langue maternelle. L’hymne du Sud Vietnam que me faisait chanter Ba Ngoai quand j’étais petite. Et puis Ba Ngoai repart vivre dans le pays natal. La langue maternelle s’en va encore plus loin. Je retourne plusieurs fois au pays natal. Quand j’entends la langue maternelle, j’ai l’impression de redevenir une enfant. Partout autour de moi, la langue de la famille, la langue de l’intime : je me sens toute nue. Je parle si mal la langue maternelle. Je me désigne d’ailleurs toujours avec « con », le mot qui désigne le « je » de l’enfant, car il y a mille façons de dire « je » dans la langue maternelle, ce n’est d’ailleurs jamais « je », mais une troisième personne qui se définit en fonction de la personne à qui vous parlez, dire « con », à mon âge, c’est ridicule : mes interlocuteurs rient.
Au fil des ans, j’essaie de réapprendre la langue maternelle, mais je n’y parviens pas. Je télécharge des applications, j’achète des méthodes Assimil, j’écoute des cassettes. Mon cerveau bugge. Il refuse de se rebrancher sur la langue maternelle, tellement il a été colonisé par la nouvelle langue. Parfois, je rêve que je retrouve ma langue maternelle égarée. J’imagine qu’elle est quelque part dans un endroit de mon cerveau, qu’il suffirait de peu pour trouver la passerelle qui m’y conduirait. Je rêve de la langue maternelle comme je rêve de la voix de mon père, qui a perdu la sienne en 2005. Mais ce n’est qu’un rêve.

Texte inédit adressé à B. Magnier et S. Ghoussoub, mars 2021





Entretien avec Mérine Ceco  [2]

Vous êtes née en Martinique, vous vivez désormais à Paris et écrivez en français...
Il faut comprendre qu’en tant qu’ « écoliers français », nous n’apprenons pas à lire et écrire en créole. Pour les gens de ma génération, il n’y a pas vraiment de « choix » dans la mesure où nous ne maîtrisons que le français à l’écrit. À la différence de mon père, âgé aujourd’hui de 78 ans, qui dit « penser en créole », moi, je pense en français ou dans un mélange de langues où le français occupe une large place.

Avez-vous le sentiment d’exprimer en français des choses différentes, indicibles dans votre autre langue ? Lesquelles ? L’inverse est-il vrai ?
Je pense en français une réalité créole dont l’expression de la complexité m’échapperait en langue créole. J’ai appris à conceptualiser et à analyser en langue française, puis ensuite en langue espagnole. Je n’ai jamais eu à « analyser » quoi que ce soit en créole. Je « ressens » en créole, je « souffre » en créole et c’est pourquoi ce qui relève de l’intime, du plus profond de l’intime, je ne peux l’exprimer qu’en créole. J’ai développé une écriture « bilingue » ou plutôt « bilangue » dans mes romans, mais en réalité, c’est plus complexe que cela, parce que le français que j’écris est pénétré de créole.

Votre “première langue” a-t-elle gardé une place dans votre vie ? Dans le travail ? À la maison ? Dans quelques espaces plus intimes ? Pour compter ? Pour insulter/jurer ? Pour aimer ?
Ma « langue matricielle » (à savoir le créole) est extrêmement présente dans ma vie personnelle, mais de manière diffuse. Dans le travail, je promeus la poésie créole dans les manifestations culturelles de la Sorbonne. Avec mon conjoint et mes enfants, nos propos sont sans cesse traversés de créole, le créole nous habite, hante notre français. Mon fils compose des chansons en créole, ma fille a valorisé cette langue dans son CV, je me suis mise récemment à écrire des poèmes en créole. Je n’ai pas d’utilisation programmée du créole ; il surgit souvent de nulle part, mais jamais pour l’injure ni directement pour l’amour. Il s’impose quand je veux parler des petites choses de ma communauté antillaise, de ce qui fait que nous nous sentons antillais. Je suis heureuse d’avoir transmis cela à mes enfants et suis surprise de voir qu’ils ont les mêmes réflexes.

Quand vous dites « chez moi » c’est où ?
En Martinique, en Guadeloupe, dans la Caraïbe. Ce ne sera jamais ailleurs.

Propos recueillis par B. Magnier et S. Ghoussoub, juin 2020





Entretien avec Atiq Rahimi  [3]

Vous êtes nés à Kaboul (Afghanistan), vous vivez désormais en France et écrivez en français. Quelles sont les motivations qui vous ont amené à choisir d’écrire en français ?
C’est la faute à Victor Hugo car mon père qui était germanophone voulait que chacun de ses enfants apprenne une langue différente et il a choisi le français pour moi. Mon père adorait Les Misérables. J’avais quinze ans quand il m’a donné ce roman. Ce livre m’a énormément marqué. J’ai donc appris le français à partir de la sixième, mon père m’avait inscrit au lycée franco-afghan.
Mes trois premiers livres ont été écrits en persan. Je n’osais pas écrire en français. J’ai dû inventer ma propre langue à l’intérieur de cette autre langue. C’est la première phrase de mon roman, Syngué Sabour, « La chambre est petite », qui m’a donné le courage de continuer à écrire en français et depuis, mes histoires viennent en français. Je ne l’explique pas, c’est comme une voix en moi, c’est inconscient.

Avez-vous le sentiment d’exprimer en français des choses différentes, indicibles dans votre autre langue ? Lesquelles ? L’inverse est-il vrai ?
Ce roman Syngué Sabour exigeait une langue libre pour parvenir à briser les tabous autour de la sexualité car quoi que l’on fasse dans sa langue maternelle, on s’affronte à certains tabous, certains interdits. Il y a comme une pudeur avec la langue maternelle. Le français est entré en moi comme un fantasme. Pour pallier ma frustration de ne pas écrire en persan, j’ai tourné mon film en persan. Mes livres, eux, sont traduits en persan et vendus en Afghanistan, en Iran. Ils sont parfois censurés.

Votre “première langue” a-t-elle gardé une place dans votre vie ? Dans le travail ? À la maison avec votre conjoint, vos enfants ? Dans quelques espaces plus intimes ? Pour compter ? Pour insulter/jurer ? Pour aimer ?
Tous les matins, j’écris une ou deux pages dans mon carnet en persan. Le persan garde un rôle très important dans mon écriture. Quand j’écris en français, j’applique la rhétorique persane dans la langue française. Et inversement.

Quand vous dites « chez moi » c’est où ?

Comme dit le grand poète perse Nima Youchidj : « Le monde est ma maison. »

Propos recueillis par B. Magnier et S. Ghoussoub, 2020





Texte de Boualem Sansal  [4]

Quand je suis né, en octobre 1949, l’Algérie était française. En tant que petit Français des colonies j’ai été à l’école de la république où nous apprenions avec un certain étonnement que nos ancêtres étaient les Gaulois. On nous apprenait aussi la langue et la culture françaises, ainsi que l’histoire et la géographie de la France et ça c’était fameux. Nos parents nous encourageaient, ils nous disaient qu’avec ça, nous aurions une belle place dans la société française. Après le primaire, ce fut le lycée, où nous apprîmes tant de choses, jusqu’au grec et au latin mais pas les langues que nous parlions à la maison et dans nos quartiers, l’arabe dialectal (la darija) et le berbère.
Après l’indépendance, en juillet 1962, l’Algérie a maintenu le français comme langue d’enseignement et de communication officielle. La langue et la culture françaises ont dominé la vie sociale, culturelle et politique jusque dans les années 80, qui ont vu le gouvernement céder aux pressions des islamistes inféodés à l’Arabie et des super-nationalistes inféodés aux baathistes d’Egypte, de Syrie et d’Irak, et lancer une politique d’arabisation rapide de l’administration et de l’enseignement et une réislamisation rigoriste de la population. Menée comme une marche militaire contre l’ennemi (l’Occident, la France, le français), cette politique a donné des résultats que tous s’accordent à qualifier de catastrophiques. Quarante années plus tard, l’Algérie est « analphabète trilingue » : elle a perdu le français (qui s’est créolisé), n’a pas appris l’arabe classique et quasiment interdit la langue ancestrale, le berbère. « L’école algérienne est sinistrée » tel est le diagnostic établi à l’unanimité par les experts indépendants et par de nombreux politiques encore capables de lucidité.
Ces dernières années, la « folie » a atteint les sommets : les partis islamistes demandent d’interdire le français et d’en criminaliser l’usage, y compris dans la sphère privée, pendant que des partis nationalistes proposent de le remplacer par l’anglais, chose que l’université a commencé à mettre en œuvre dans les disciplines techniques. Les francophones, de plus en plus marginalisés, ont de plus en plus de mal à communiquer avec la société que l’islamisation, l’arabisation et la fièvre ultranationaliste ont rendu infiniment intolérants.
La société algérienne s’est divisée en quatre : les islamistes très organisés en communautés fermées (comme le sont aux USA les amish, les mormons, les sectes évangélistes) ; les arabophones prêchant un panarabisme vétilleux qui dominent de nombreux secteurs (justice, armée, police, éducation) ; les francophones et les berbérophones qui dominent les secteurs techniques (santé, industrie, commerce, etc). Il n’existe plus de passerelles entre elles, le pouvoir cherchant au contraire à les empêcher par tous les moyens selon le principe du « diviser pour mieux régner”. Chez les berbérophones, la tentation séparatiste est de plus en plus forte, c’est le cas en Kabylie où un parti a même créé un gouvernement provisoire en exil et réclame l’indépendance de la région, et chez les Touaregs qui revendiquent avec force un état touareg couvrant le Sahara algérien, malien, nigérien, tchadien. Tel est le tableau général. La question linguistique est plus que jamais un clivage existentiel entre les Algériens.
Cette situation politico-administrative n’a cependant pas d’incidence sur mon écriture. J’écris en français et suis publié et lu en France. Mes livres sont très peu lus en Algérie et le sont seulement par les francophones, qui, après quarante années d’islamisation et d’arabisation, sont aujourd’hui très peu nombreux et ont en général plus de 50 ans. Ils ont fait le gros de la diaspora dans les années 80 lorsque la politique d’arabisation et d’islamisation a commencé à disloquer les familles et les régions. Les jeunes sont tous arabisés et ne fréquentent en aucune manière le français, ni à l’écrit ni à l’oral. Ils ont même rompu avec la darija et le berbère, ils s’expriment comme on s’exprime en Arabie, en Egypte, à Dubaï, à des niveaux culturels extrêmement pauvres.
Les écrivains francophones s’interrogent évidemment beaucoup : faut-il écrire, quoi, pour qui, dans quelle langue… ? Ceux qui maîtrisent également l’arabe sont pour la plupart passés à l’arabe, c’est le cas de Amin Zaoui, Mohamed Sari, Waciny Laredj… Ceux qui n’ont pas une bonne connaissance de l’arabe continuent d’écrire en français. Ils peuvent être lus par les arabophones lorsque leurs livres sont traduits en arabe (les traductions se faisant généralement au Liban, les éditeurs algériens ne traduisent pas du français à l’arabe, car le public de ce genre de littérature est très restreint). Le nombre de lecteurs en Algérie, toutes langues confondues, ne doit pas dépasser quelques dizaines de milliers, cent mille au maximum (le prix du livre et sa rareté sur le marché font partie aussi de l’explication). En Algérie, un best seller est un livre qui se vend à 1000 exemplaires. Seul Yasmina Khadra fait mieux. Peut-être atteint-il ou dépasse-t-il les 2000 exemplaires, alors qu’en France ses livres s’écoulent par centaines de milliers. Il faut noter que la plupart des écrivains algériens, francophones ou arabophones, vivent à l’étranger et publient dans la langue du pays.
Pour les jeunes auteurs, de plus en plus nombreux à publier, plutôt en arabe, cette situation est déprimante. L’étroitesse du marché du livre étant ce qu’elle est, les ventes ne dépassent jamais la dizaine d’exemplaires, la centaine dans le meilleur des cas. Croyant que s’ils écrivaient en français, ils seraient plus lus, ou mieux, pourraient se faire publier en France, ils tentent de se traduire (ce qui est impossible, leur connaissance du français est du niveau du cours élémentaire) ou de se faire traduire (à titre gracieux) par de vrais traducteurs (je suis souvent sollicité par de jeunes auteurs pour les traduire en français et les aider à se faire publier en France, ce que évidemment je ne peux faire, ma connaissance de l’arabe est plutôt insuffisante et je me vois mal recommander des livres qui sont plutôt très mauvais.
De l’autre côté, les écrivains francophones publiés en France aimeraient être plus lus en Algérie mais cela est impossible, aucun éditeur français n’accepte de céder ses droits pour le marché algérien (ou même maghrébin) car il est trop étroit et n’offre pas de garantie d’un paiement à date. Au final, nous sommes tous coincés par les conséquences de la politique linguistique, culturelle et religieuse du gouvernement.

Texte inédit adressé à B. Magnier et S. Ghoussoub, septembre 2020

14 septembre 2022
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[1Née en 1974 au Mans de parents vietnamiens, Doan Bui est une journaliste grand reporter, auteure d’un essai avec Isabelle Monnin, Ils sont devenus français et de plusieurs romans dont Le Silence de mon père (2016), La Tour (2022).

[2Née en 1970 en Martinique, Mérine Ceco a été tout d’abord enseignante puis doyen et présidente de l’Université des Antilles-Guyane, elle est désormais enseignante de linguistique hispanique à l’Université Paris IV- Sorbonne. Elle a notamment publié La Mazurka des femmes-couresse (2013) , Le Talisman de la présidente (2018), D’autres vies sous la tienne (2019).

[3Né en 1962 à Kaboul en Afghanistan, Atiq Rahimi est venu en France en 1984. Cinéaste et romancier, prix Goncourt 2008 pour son premier roman écrit en français, Singué Sabour. Autres titres : Maudit soit Dostoïevski (2011), La Ballade du calame (2015), Les Porteurs d’eau (2019).

[4Né en 1949 en Algérie où il demeure, Boualem Sansal est ingénieur de formation, il se consacre à l’écriture depuis la publication de son premier roman, Le Serment des barbares, en 1999. Il est l’auteur parmi d’autres titres de : Harraga (2005), Le Village de l’Allemand (2008), 2084 : La fin du monde (2015), Le Train d’Erlingen (2018).