Pour Koltès

Les textes ci-dessous sont extraits d’un document obligatoire pour quiconque s’intéresse à Koltès
Théâtre aujourdhui, n° 5 Koltès, combats avec la scène
ce numéro comporte des entretiens avec la plupart des metteurs en scène et acteurs qui se sont confrontés aux premières créations de l’oeuvre de Koltès, ainsi que nombre d’essais critiques en outre, il est vendu avec un CD incluant plusieurs extraits d’entretiens avec Koltès, en particulier avec Lucien Attoun, et d’extraits de ses pièces

L’entretien avec Heiner Müller est extrait du nunméro spécial d’Alternatives Théâtrales consacré à Koltès en 1995, avec aussi des contributions d’Anne-Françoise Benhamou, plus Jean-Marc Lanteri et bien d’autres...


Pour moi ce qu’il y a d’énorme, c’est ce mélange de Rimbaud et de Faulkner. Les personnages sont construits et développés entièrement à partir du langage. En même temps on trouve dans ces textes une structure moliéresque. Cette structure moliéresque, cette structure d’aria apparaît le plus nettement dans Le retour au désert. Ce qui a sans doute aussi à voir avec le sujet : la famille française dans laquelle soudainq uelque chose d’étrange fait irruption. Ce que fait Koltès, c’est quelque chose de très rare dans l’écriture dramatique récente. Les pièces des autres auteurs n’ont souvent qu’une structure d’intrigue et l’intrigue est ennuyeuse au théâtre. Il faut plutôt rendre obscure ou faire sauter cette structure d’intrigue. Chez Koltès par contre il y a une structure d’aria. Cela veut dire que l’auteur est plus ou moins directement présent dans ses textes, dans ses personnages. Je trouve ça très important, parce qu’en ce moment la tendance générale est l’extinction de l’auteur, l’expulsion de l’auteur du texte et aussi du théâtre.
C’est ça qui m’a intéressé chez Koltès. Et là, je n’étais pas exempt de jalousie, parce que ça a l’air tellement non-construit. On est en présence de passages fluides d’un niveau de perception à un autre. Ces passages sont absolument fluides et on ne peut pas les situer à des points précis. Et je trouve ça extraordinaire. Ainsi le tout a aussi quelque chose de lyrique, quelque chose d’un poème, mais c’est un courant de conscience. Ce ne sont pas des plaques qui sont placées l’une à côté de l’autre. Ce courant de conscience représente la force de ces textes : Koltès fait avec le langage ce que le cinéma fait avec l’image.

Heiner Müller, écrivain (a traduit Quai Ouest en 1986).


Progressivement, le décor s’est épuré : nous avons enlevé tous les éléments nous paraissant trop limités, trom contingents. Finalement, l’idée centrale est apparue : suggérer un univers dans lequel le sol, dans son ambiguïté et son ambivalence, prenait une grande importance, l’architecture étant constituée quasi exclusivement par les corps.

Les personnages de Quai Ouest sont des êtres solitaires, au bord de la schizophrénie parfois ; leurs textes, des monologues, de longs récitatifs... Tels des astres, tous circulent dans un espace vide, se rapprochent, s’éloignent les uns des autres, mus par toutes sortes de tropismes. Au-delà du concret de la parole, très matérialisée, l’univers mental de la pièce est traversé par l’abstraction, une forme de spiritualité. Tous ces personnages vivent à la fois sur un plan virtuel et en prise étonnante avec le réel.

A mes yeux, la grande particularité de l’écriture de Koltès réside dans cette étrange articulation entre l’élévation d’une certaine spiritualité et le choix d’un concret difficile à vivre.

Daniel Jeanneteau, scénographe de Quai Ouest, mise en scène de Michel Froehly, Th de la Cité Internationale, 1994.


"Le soleil monte dans le ciel à toute vitesse."

C’est vraiment un mouvement et pas seulement une montée de lumière en intensité. Il faudrait voir la lumière bouger, les ombres qui se déplacent et qui tournent. Montrer des mouvements des ombres. L’ombre bouge, bien sûr, quand un personnage se déplace, mais l’ombre peut aussi bouger autour d’un personnage. Faire bouger l’ombre, c’est donner la sensatin physique du temps qui s’écoule.

"Dans la lumière rouge foncé du soir."

Le texte donne des indications de coloration. Prévoir de grandes sources diffuses amenant des couleurs très vives, rouge saignant, bleu profond. Comme des couches successives de couleurs. Amener des taches de couleur, comme on peint un tableau. Que l’ombre ne soit pas vraiment noire. Colorer les ombres. Des ombres avec des reflets violets gagnent en profondeur et en puissance. L’ombre n’est pas une absence de lumière, mais un rapport de lumières.

Daniel Delannoy, lumières pour Quai Ouest, mise en scène de Patrice Chéreau, Amandiers, 1986.


J’ai commencé par lire Dans la Solitude des Champs de coton. J’étais fasciné par le caractère énigmatique de cette pièce. Comme son opacité me résistait, j’ai eu envie de lire le texte à voix haute à des amis. Cette volonté de faire entendre traduit une particularité de l’écriture koltésienne : la langue et son énigme sont d’une telle force qu’il n’est pas possible de s’y confronter seul. Il est des mots qui ne peuvent être entendus que s’ils sont proférés et donnés en partage. De la même façon, la tradition africaine de l’oralité suppose que certaines paroles soient porteuses d’une charge émotive, invisible, obscure, au point qu’elles doivent passer par la bouche de quelqu’un d’autre pour que chacun en mesure le poids véritable.

Nous avons repéré les endroits du corps d’où les mots partent, trouvent leur impulsion, à la manière des sportifs qui se mettent à courir et découvrent, dans l’effort de la course, le meilleur moyen d’utiliser chaque partie de leur corps. Nous avons aussi inventé une forme de concentration physique pour tenir, sur la longueur, le rythme de la langue.

A Grenoble, en plaçant la représentation dans le virage d’un parking souterrain, j’ai resserré les marges de circulation des acteurs et j’ai réduit tous les artifices. J’avaios installé les spectateurs à un seul endroit, dans la courbe du tournant, et ce dispositif, complété par le jeu des éclairages, donnait une grande liberté pour les entrées et les sorties des comédiens. Dans ce lieu de passage, les personnages se rencontraient, passaient de la lumière à l’ombre pour retrouver une autre lumière. Les acteurs étaient ainsi à la limite de disparaître, donnaient un sentiment de décalage, de fragilité, loin de l’acquis de la représentation. Ce choix faisait naître l’impression que le spectacle allait s’arrêter, les événements se passer ailleurs, comme toujours dans le théâtre de Koltès.

Moïse Touré, mise en scène de Dans la Solitude des champs de coton, Grenoble, 1993.


Roberto Zucco n’est pas un cas à part. Il est seulement celui à qui revient le rôle de porter au grand jour la folie meurtrière que chacun de nous porte en soi. Non seulement il est le bras armé des protagonistes de la pièce mais l’image du fantôme de l’assassin que, spectateur, je porte en moi. Il est notre assassin, celui qui pressent l’indicible, celui qui, transparent, fouille au fond des âmes. Bien entendu, ce rôle-là est impossible. Celui qui est revenu de l’enfer de la prison pour révéler nos peurs ancestrales, celui qui a voulu voler au-dessus de la banalité de notre piètre condition humaine ne pourra que trouver la mort dans son ultime envole, Icare ou la chute des anges.

D’une certaine façon, on pourrait aussi dire que Roberto Zucco est déjà mort lorsque la pièce commence. D’ailleurs la première scène ne fait-elle pas penser à la scène des fossoyeurs dans Hamlet ? Roberto Zucco revient de l’au-delà. Pour lui, la mort est banale, il vit dedans. C’est une puissance de l’au-delà et, lorsque tel ou tel est tenté par l’ultime voyage, Roberto Zucco l’aidera à faire le pas, c’est le passeur. C’est aussi le passeur de Koltès lui-même vers l’au-delà...

Jean-Louis Martinelli, mise en scène de Roberto Zucco, TNS, 1995.


Ce qui se passe, dans la matière même du texte koltésien vu au microscope, c’est un incessant phénomène explosif, d’ordre poétique, par lequel l’action progresse indépendamment de toute causalité. C’est dans l’agencement d’une réplique à l’autre, et des phrases et des mots à l’intérieur d’une même réplique, que se découvre, fond et forme ne faisant qu’un, un jeu tout à fait singulier des passions et des idées, des pulsions fugitives et des grands thèmes universels, à partir duquel une histoire se raconte, des personnages se constituent, des espaces se délimitent et se croisent, des passés et des avenirs entrent en collision ou fusionnent. Une durée se catalyse à partir du passage des instants disséminés. Un présent s’impose, fait de toutes les situations humaines et de tous les mouvements de l’âme. C’est le présent théâtral même, c’est le théâtre.

Comment la représentation peut-elle laisser entendre et voir davantage qu’une faible proportion des richesses vives que l’écriture recèle, elle qui est tenue d’avancer, et de faire avancer le spectateur sans ralenti ni retour en arrière ? La densité du texte est à la fois le stimulant et l’obstacle. Plus elle est forte, plus le metteur en scène doit choisir et omettre, espérant néanmoins que quelque chose de ce qui n’est pas mis en avant sera capté de façon diffuse et entrera dans l’incontrôlable effet d’ensemble.

Michel Vinaver, écrivain.


En complément, on peut lire aussi Pour Koltès, de François Bon, publié aux [Solitaires intempestifs->http://www.solitairesintempestifs.com/fr/ouvrage2.html.

13 mai 2005
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