"Petit papier indigne", une lettre de BMK

Bernard-Marie Koltès, lettre à Madeleine Camparto, le 23 novembre 1978.

J’ajoute ce petit papier indigne pour te demander, au cas où 1° tu aies le temps, 2° que tu sois à Paris le 23, de voir si tu ne peux pas collecter une partie des renseignements ci-dessous, qui ne sont eux-mêmes qu’une petite partie de la documentation pour laquelle je n’aurai qu’une journée à Paris, ce qui sera fort court.

Cependant, ce qui ne sera pas fait ne sera, comme je viens de le dire et au risque de me répéter, pas fait. Il s’agit des éléments suivants :

 liste de jeux de cartes se jouant à deux (ou à trois s’il n’y en a pas)

 liste d’annonces (non chiffrées) de ces mêmes jeux

 liste de points de broderie et de couture

 taux d’alcoolémie d’une ivresse moyenne et taux maximum supportable

 liste de capitales africaines, noms avant la décolonisation et noms après (date de l’indépendance si possible)

 jeu de fléchettes : système de chiffrage (de 1 à 12 ou de 10 à 100)

 quel est le nom anglais de John Craindorge (métaphore du whisky, cf. London, La taverne de la dernière chance)

 liste de matériel ecclésiastique, les drôles (genre surplis, patène, etc.) exception faite des plus courants

Le plus important :

 un catalogue détaillé (noms et prix) de feux d’artifice (Ruggieri ou autre). Suis surtout intéressé par les noms donnés aux différents modèles.

 liste de couleurs la plus complète possible, en excluant les noms composés (ex : vert émeraude...), surtout les tons : rouges, bleus, verts, violets, pastels + deux ou trois noms de cockails doux (genre Alexandra) avec composition.


Patricia Duquenet-Kramer : "Un théâtre de l’insolence poétique : le bloc didascalique dans les pièces de Bernard-Marie Koltès"
©revue Etudes théâtrales, université de Louvain, décembre 2000).

Même dans les pièces dites de la maturité, Koltès garde un goût prononcé pour une sorte de "recyclage" fictionnel, voire intertextuel, qui consiste à fabriquer du neuf avec du vieux : si on examine par exemple les noms que portent les personnages de Combat de nègre et de chiens, dont l’action se situe "Dans un pays d’Afrique de l’Ouest, du Sénégal au Nigeria, un chantier de travaux publics d’une grande entreprise étrangère", on est d’abord frappé par leur étrangeté : "Horn, soixante ans, chef de chantier, ALboury, un noir mystérieusement introduit dans la cité, Léone, une femme amenée par Horn." Cette dernière est la seule à évoquer une impression de "déjà entendu" : Léonne/Lionne. "Cal, la trentaine, ingénieur". Koltès ne donne pas d’autre indication "didascaliquement directe" sur les personnages. Par contre il semble donner quelques pistes dans les didascalies page 8 ("le chaCAL fonce sur une carcasse mal nettoyée, arrache précipitemment quelques bouchées, mange au galop, imprenable et impénitent détrousseur, assassin d’occasion... Pendant le long étouffement de victime, dans une jouissance méditative et rituelle, obscurément, la LIONNE se souvient des possessions de l’amour"). Pourtant j’ai tout lieu de penser que ces noms sont eux aussi le produit d’un jeu de reconstruction. Quand il travaillait à une pièce, Koltès rassemblait beaucoup de documentation, ici en l’occurrence sur des noms de couleurs, et, accessoirement, dans la même lettre, il demande à vérifier les noms de personnages de l’édition originale d’un roman de Jack London : La taverne de la dernière chance. Il s’agit de John Barleycorn. Et hormis un "u" qui manque, on peut composer les quatre noms à partir des lettres contenues ici :

joHn barleycORN —>HORN

john bArLeyCorn —>CAL

john barLEycOrN —>LEONE

john BARLeYcOrn —>ALBOURY

Dans Retour au désert, l’ambigïté du jeu entre réel, fiction et matériau intertextuel est pour ainsi dire levée, car les éléments de concret retravaillé sont si ouvertement présent qu’ils "crèvent les yeux", à tel point d’ailleurs qu’on finit par ne plus les voir. Inutile donc - bien que ce soit tentant - de se livrer à de profondes et savantes réflexions sur les évocations mythiques suscitées par l’image du serpent, puisque le notable s’appelant Serpenoise doit son nom tout simplement à une rue de Metz, la ville natale de Bernard-Marie Koltès.

Dans Combat de nègre et de chiens et Quai Ouest, le bloc didascalique devient à la fois véhicule et support de l’action dramatique, se transformant ainsi en instrument de la double fiction théâtrale. Trois éléments sont absolument déterminants : les précipitations (vent, pluie, grêle...), la température (avec une place prédominante de la dialectique chaud/froid), et surtout, mais ce n’est pas vraiment nouveau, la lumière ( mettant en scène l’opposition irréductible fondée sur l’ombre et la lumière).

13 mai 2005
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