Étienne Vaunac & Guillaume Artous-Bouvet | Entretien sur la poésie 3/3

“La « langue » est aussi ce qui nous promet de pouvoir changer tout sol (même « extra-terrestre ») en Terre […]. Oui, nous sommes une fois pour toute ancrés dans ce sol archi-originaire que nous désignons comme Terre […] mais n’est-il pas possible, dès lors, qu’elle [la poésie] soit capable de réinstituer une terre loin de la Terre (la nôtre), par la grâce de ce pouvoir de « configuration » qu’on ne cesse de lui prêter ?” (G. A.-B.)

Cher Étienne,

Rien à ajouter sur la question du silence, qui hante ou borde la stance de toute parole. Sur l’image, en revanche, dont tu fais un instrument d’habitabilité, je risque une remarque. L’image (et l’image poétique, « verbale » comme on dit) est, malgré tout, une technique parmi d’autres : et dans sa capacité même à susciter de l’habitable, elle peut participer à programmer cette « déterrestration », que tu évoques, pour deux raisons (et pardon si j’articule sans doute un peu précipitamment deux dimensions qui mériteraient d’être bien plus patiemment distinguées) :

1) D’abord, parce que le poème est capable de donner à voir des fulgurances apparemment extra-terrestres, comme, sans aller chercher très loin, on le lit dans « Le bateau ivre » : « J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies, / Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs, / La circulation des sèves inouïes, / Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs ! » Bien sûr, on fera ensuite effort herméneutique, avec Ricœur par exemple, pour reconduire la transgression à la logique analogique d’une « métaphore vive » : « nuit verte », « neiges éblouies », « yeux des mers », « sèves inouïes », « phosphores chanteurs » – rien que de très naturel, finalement, c’est-à-dire en dernière instance, de tout à fait terrestre. « Tout discours est du monde », lisait-on ainsi en substance dans ladite Métaphore vive. Or je crois que la poésie devient justement intéressante quand elle fait scintiller un instant la promesse d’un autre monde que le monde, ou d’une autre terre que la Terre : de l’impossible, donc, plutôt que du possible.

2) Ensuite, de façon bien plus subreptice ou retorse, parce que la « langue » est aussi ce qui nous promet de pouvoir changer tout sol (même « extra-terrestre ») en terre, comme le suggère (sans doute indirectement, et je le prends ici à contre-emploi) ce texte difficile de Husserl intitulé La Terre ne se meut pas. Oui, nous sommes une fois pour toute ancrés dans ce sol archi-originaire que nous désignons comme Terre. Oui, la poésie participe pleinement de notre ancrage dans cette « arche » originaire : mais n’est-il pas possible, dès lors, qu’elle soit capable de réinstituer une terre loin de la Terre (la nôtre), par la grâce de ce pouvoir de « configuration » qu’on ne cesse de lui prêter ?

G.

°

Cher Guillaume,

Ta réponse me donne bien de l’embarras, car ce sont là justement des questions auxquelles je réfléchis très précisément dans un essai ne court d’écriture et que je teste un peu ici ou là auprès de quelques auditeurs… Il m’est donc difficile d’y répondre sans entrer dans trop de détails et ennuyer qui nous lit. Mais je dirai malgré tout quelques mots comme entre parenthèses.

“Il y a dans la poésie du vingtième siècle une invention tout à fait prodigieuse de conceptions étonnantes, pour nous terrestrer, de Terre « astronomisée », de Terre comme « presqu’astre », de Terre comme espace de la « désastronomie », etc. Car la terrestration de l’homme reste à faire. Et c’est, oui, toujours la tâche de la poésie que de nous donner une terre, et c’est ce qui fait d’elle l’une des grandes interlocutrices nécessaires de notre condition écocidaire.” (É. V.)

Je vais avec toi de nouveau là où tu dis, où j’arrive autrement. Certaines de mes recherches actuelles ont isolé chez plusieurs poètes du vingtième siècle comme des « contre-propositions astronomiques » – disons ainsi – en lien (plus ou moins conscients) avec les avancées théoriques et instrumentales de l’astronomie ou de l’astrophysique de leur temps. Il y a chez ces poètes une invention tout à fait prodigieuse de conceptions étonnantes pour nous terrestrer : de Terre « astronomisée », de Terre « presqu’astre », de Terre comme espace de la « désastronomie », etc. Car la terrestration de l’homme reste à faire. Et c’est, oui, toujours la tâche de la poésie que de nous donner une terre, et c’est ce qui fait d’elle la grande interlocutrice nécessaire de notre condition écocidaire. Michel Deguy, par exemple, articule finement, à un moment où la question du « géocide » (Écologiques) ne peut plus être écartée d’un revers de main, justement la tension entre deux « déterrestrations » : la mauvaise, que nous continuerons d’appeler comme cela, et qui est celle de la géo-ingénierie et de l’éco-constructivisme ne rêvant que de nous envoyer dans l’espace, de « nous envoyer en l’air », pour nous faire tout recommencer ailleurs, sur le mode de la nostalgie et de l’errance, faisant de nous les extraterrestres d’une planète (la Terre) conçue comme un vaisseau spatial (on en parlait tout à l’heure), et contre quoi Deguy a beaucoup écrit dans la dernière partie de sa vie ; et d’un autre côté, une pensée terrestre, poétique, de l’écologie, pour laquelle l’habitation de la terre – question déjà virgilienne, ronsardienne, hölderlinienne – est toujours un à-venir et qui consiste à accueillir ici l’immensité cosmologique. Ce qui, je crois, unit tes deux remarques. La Terre n’est sauvable, à une époque où les dieux ont été remplacée par les extraterrestres, que « si l’immensité qui est la dimension terrestre, demeure en vue » (L’envergure des comparses). Le vaste seul peut déjouer la dévastation.

Bref : 1) les images sont une chose et leurs usages, une autre : il existe de mauvais usages des images qui nous privent de terre, ce ne sont heureusement pas celles de la parole poétique (que je distingue de la poésie au sens vernaculaire et dont l’enfer est pavé d’images atterrantes) ; 2) la parole poétique nous terrestre en permanence, de manière centrifuge ou centripète, soit en rapportant de l’extra sur notre sol, soit en nous terrestrant ailleurs, soit… (qui sait ?).

Cela étant ces questions en soulèvent d’autres puisque la règle tacite veut que motus in fine velocior. À bien des égards, la poésie paraît tout à fait déplacée dans notre monde-là, un monde de la dis-location, de la dé-localisation – que devient le silence dans l’ultra-bruit contemporain, dans ce monde mondialisé de la surproduction, de surconsommation ? Que devient l’image dans le modèle globalisé du photoréalisme en haute définition où l’image est le nom de la seule essence que nous puissions encore penser (comme tout ce que nous pourrions dire qui nuirait à notre image – mais étrangement pas à nous  ?) –, et en même temps non seulement 1) d’elle seule peut venir une parole exigeante pour notre temps, mais 2) on voit fleurir partout la poésie, il n’y a jamais eu autant de poètes, car il y a de la poésie dans toutes ces pratiques sur des supports souvent nouveaux (Instagram, etc.) – toute la question est de savoir laquelle ? On ne revient donc à cette interrogation traversante, lancinante, hantante : la vocation contemporaine de la poésie dans notre temps d’écocidaires et de « robanthropes » (Deguy) ; à laquelle, si nous n’avons pas répondu, j’espère que nous aurons adressé quelques questions !

É.

15 juin 2025
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