Étienne Vaunac & Guillaume Artous-Bouvet | Entretien sur la poésie 1/3

Je suis heureux de pouvoir avoir cet échange épistolaire sur la poésie avec toi. Nous verrons où cela nous porte. J’aimerais le placer sous la (double) question suivante, sans doute bien générale, trop : Que fait la poésie et que peut-elle faire pour notre temps ? Je te remercie chaleureusement d’avoir accepté de lancer le mouvement de ces échanges que j’aimerais conduire avec plusieurs autres poètes contemporains.
Avec ton autorisation, je commencerai par placer nos échanges sous le patronage de Saint-John Perse : « Habiter l’Être est de mime » (Amers). Cette phrase m’a toujours paru tout à fait stupéfiante. Et j’aimerais bien que nous puissions commencer par parler de la manière dont la poésie peut « habiter » et représenter (mimeomai) le monde. Notre monde actuel. Quelles sont les voies pour la poésie « aujourd’hui » ? Si je prolongeais le goût persien pour le métagramme, je dirais volontiers : « Habiter l’Être est de mise. » Mais, objecteras-tu, l’être et le monde, ce n’est pas la même chose. Tu auras bien raison.
C’est de la naissance grecque du mime dont Perse nous entretient et que – sur un mode assez heideggerien – il bascule sur l’« expérience de l’être dans le hors-retrait du dit et de la parole » (Parménide). Comment débuter avec cela, qui est bien écrasant ? Il me semble que l’on peut alléger le poids d’une telle tâche en allant regarder ce qui se passe dans une poésie tout à fait à l’opposé de celle de Perse. On trouve chez Guillevic, tu me pardonneras de ne plus me souvenir où exactement, cette autre formule : « La poésie est le seul moyen d’aborder par les mots, quand on sait le faire, le son intérieur de tout réel. » Nous tenons là un certain éclaircissement. D’un côté, la grande chronique persienne lyrique et psycho-cosmologique des moindres faits immémoriaux ; de l’autre, le verbatim guillevicien de l’existence quotidienne et le refus du lyrisme pour dire toutes les choses les plus proches. Tiennent-ils, ces deux poètes, des propos si différents ? Chez l’un comme chez l’autre, « l’Être » ou le « réel » indique le recul infini des choses. C’est la même chose atteinte par des voix opposées. Le poète est celui qui parvient à percer le mur du réel en traversant la réalité (Guillevic), le mystère de l’être en parcourant et en inventoriant le monde (Perse). Dans les deux cas, on pourrait dire avec Heidegger que « la proximité du sans-accès reste la région où parviennent les rares à devenir poètes ». La distinction réel/réalité, il ne t’aura pas échappé que je la prends à Lacan – condotte di colpi. La réalité, c’est qui est représenté par le langage. Le réel, c’est ce sur quoi le langage ne parvient pas à opérer. Le réel, c’est ce que le langage bâtit parce qu’il en pâtit. C’est ce qui est au bout du bout. C’est le trou sans manque. Dans ma langue, je l’appelle l’autre côté. Rien de plus éloignés donc que le réel et la réalité. Dire le réel, c’est inventer la langue impossible qui permet de le manifester car il n’y a pas de réel avant la langue. C’est l’impossible que se fixe la poésie, la langue du réel, car l’impossible ne dit pas ce qui ne peut pas avoir lieu mais ce qui a lieu malgré tout, alors qu’il n’aurait pas dû arriver (l’incroyable, l’extravagant : « En fait, cette créature, physiquement charmante, a un caractère impossible »). Donc, j’en suis là : l’être ou le réel ; le monde ou la réalité.
“Dire le réel, c’est inventer la langue impossible qui permet de le manifester car il n’y a pas de réel avant la langue. C’est l’impossible que se fixe la poésie, la langue du réel, car l’impossible ne dit pas ce qui ne peut pas avoir lieu mais ce qui a lieu malgré tout.” (É. V.)
À mes yeux, toute poésie affronte cette question de l’autre côté de la langue, de l’autre côté de l’être humain, tout en sachant que nous sommes condamnés à appartenir à l’espèce humaine, à l’espace humain, dans notre corps (du moins dans l’état passé et actuel de la question). Car l’autre côté n’est évidemment pas de l’autre côté. (C’est l’erreur de Kant de l’avoir cru ; puis la phénoménologie, de Hegel, de Husserl, est venue corriger.) C’est même sans doute le vrai critère pour partager ce qui est hautement poétique de ce qui ne l’est pas. Le réel. Finalement, est-ce autre chose que la bonne vieille interrogation sur l’ars poetica mais autrement prise : moins par ce que l’on dit et la manière dont on le dit, moins également par ce que l’on dit qu’on ne pourra pas dire, qui est encore une mise en forme du discours, que par une sorte d’accueil de l’indicible ? C’est là que la langue devient parole. Le poète n’a rien à dire parce qu’il parle. C’est ce laisser-venir qu’il faut suffisamment organiser pour le mettre en mots sans le dénaturer dans la langue.
Se tiendrait au fondement de tout acte poétique quelque chose qui a à voir avec la déchirure du réel dans la réalité, et aussi avec l’articulation entre quelque chose de finalement très ordinaire, très concret, très routinier, la réalité, et le réel, l’aréalité pour reprendre un mot de Jean-Luc Nancy (Corpus), ce qui aréal, ce qui fait trou, manque, l’aire (area) aérée. Cela recoupe précisément les deux grandes dimensions de ce qui fait et défait notre présent. D’une part, la question de la vie ordinaire, quotidienne, routinière, à l’époque du capitalisme technologique et de l’accroissement du confort d’exister jusque dans sa trivialité. D’autre part, la question de l’inconfort, de la rivalité, de la survie humaine, de la menace écologique, de la destruction du monde tel que nous le connaissons par des entités excédant nos capacités de représentations spatio-temporelles (la pollution, le changement climatique, la radioactivité, etc.). D’une part, les apparences souveraines ; d’autre part, la déposition des apparences.
Cette double proposition n’est-elle pas – mais peut-être exprimeras-tu les choses autrement, et tellement autrement qu’elles en seront tout à fait autres – un programme pour la poésie aujourd’hui ?
É.
Cher Étienne,
Merci pour ta question, qui est en fait moins une question – tu le dis toi-même – qu’une « double proposition » : à savoir, si je t’ai bien lu, que la poésie « aujourd’hui » doive se donner pour « programme » de soutenir « la déchirure du réel dans la réalité », c’est-à-dire d’assumer d’une part le règne des « apparences souveraines » (ce que tu nommes la « réalité »), mais d’y laisser surgir d’autre part la violence d’une « déposition », c’est-à-dire d’un « réel » en tant que tel inhabitable. (Pardonne-moi d’ailleurs si je formule à ma façon, pour être sûr d’avoir saisi).
“Mes propres tentatives, pour autant du moins que je peux en juger, semblent d’abord chercher à se distraire de la première partie de l’injonction (l’assomption du réel des proses) pour prétendre, avec une certaine arrogance, à rejoindre l’immémorial (je te reprends le terme) d’un réel « aréal ». Au risque de l’illisible, que je cours volontiers, et avec une certaine joie.” (G. A.-B.)
J’y reconnais une double postulation quant à la poésie et à sa pratique, qui me paraît incontestable : que le poème doive s’écrire dans la langue telle qu’elle est (ce qu’on appelle parfois la prose, ou l’usage), mais pour faire entendre une « langue étrangère dans la langue » (selon la formule un peu usée de Proust reprise par Deleuze), et pour y faire surgir une « vision » extérieure au langage, mais que « seul le langage rend possible » (Deleuze encore, dans Critique et clinique).
Je vois mal comment ne pas souscrire à ce point, que je ne discuterai pas plus avant. L’intéressant est plutôt de savoir par quels moyens (nécessairement formels) la poésie d’aujourd’hui peut parvenir à respecter cet impératif contradictoire et fécond – et je ne suis pas sûr d’ailleurs, dans ce qu’on appelle le « champ », d’être le mieux placé pour répondre à cette question. Car si je suis d’accord sur le principe, mes propres tentatives, pour autant du moins que je peux en juger, semblent d’abord chercher à se distraire de la première partie de l’injonction (l’assomption du réel des proses) pour prétendre, avec une certaine arrogance, à rejoindre l’immémorial (je te reprends le terme) d’un réel « aréal ». Au risque de l’illisible, que je cours volontiers, et avec une certaine joie.
Si je me risque à l’expliquer, je dirais que c’est en vertu d’une tendance à considérer que le monde est d’abord, et essentiellement, inhabitable : c’est-à-dire que notre désir d’habiter procède d’abord de ce sentiment de l’inhabitable (qu’on peut, si l’on veut solliciter comme tu le fais le lexique heideggérien, appeler « angoisse [Angst] »). Disons donc que je vois (et dis) le monde comme inhabitable, et que l’habitation poétique n’est mon affaire que sous condition de cette impossibilité. (Comme tu vois, j’ai choisi entre les deux termes de ton alternative, en optant pour la « déposition ». Mais sans doute, et qu’on le veuille ou non, penche-t-on toujours de l’un ou l’autre côté).
Je jouerais donc d’un autre métagramme que le tien, en disant que ce qui est « de mise », c’est d’inhabiter : non pas le contraire d’habiter, mais plutôt sa réversion inquiète vers une hypothèse étymologique : hanter. On peut alors citer Deguy, après Perse : « Nul ne fut hanteur plus obstiné ; qui mît plus de ruse, plus de résolution, au service d’une hantise vaine » (Fragment du cadastre).
G.
Cher Guillaume,
Fragment du cadastre pose en effet un hiatus très clairement formulé dans la section sur les peintres entre le réel et la réalité. Ou plutôt, dans une langue plus proche de celle de Deguy : entre les apparences et l’apparition. Les apparences, c’est la réalité, c’est l’imprévisible, c’est ce qui est toujours déjà apparu, dont nous héritons et en face de quoi l’être humain est posé comme un « tyran ». L’apparition, c’est l’imprévision, l’inattendu, l’événement singulier, la première fois (dirait Derrida) et qui déjoue le cercle humain en nous décentrant du problème, c’est ce qui nous « héberg[e] avec les autres dans la paix du matin ». Entre les deux, on passe des objets aux choses. Dans les objets (humano-centrés : il y a objet pour un sujet), la terre adhère à ses phénomènes ; dans les choses, « la terre s’espace d’elle-même » et « nous adresse un signe qui nous fascine ».
Pour toi, cette question du réel et de la réalité, c’est d’abord, dis-tu, un problème : celui d’« inhabiter ». Mot étonnant, s’il en est, puisque dans la langue anglaise – qui prend le préfixe in comme « dans » et pas comme négation – to inhabit, c’est précisément habiter. L’inhabitant est celui qui habite dans un lieu. Et on pourrait dire que, oui, la langue voit ici très juste car inhabiter c’est aussi une manière d’habiter l’inhabitat. Qu’est-ce qu’un inhabitat que nous ne pourrions pas habiter, une exclusion que nous ne pourrions pas investir ? Nous ne pourrions sans doute pas en parler du tout. On est logé aussi dans son exil. Aussi, tu me permettras de ne pas te croire tout à fait quand tu dis que ton écriture te « distrait de la première partie de l’injonction ». Je crois au contraire qu’elle t’y place de plain-pied d’une façon tout à fait originale. Ce que tu manifestes ainsi, c’est aussi ce que Deguy appelait « une manière vraie d’apparaître des dimensions du monde », qui n’a rien à voir avec les apparences convenues du monde.
Et par là, finalement, entre toi et moi, qui aborde le monde peut-être à l’opposé de toi, nous retrouvons une distinction aussi vieille que la poésie entre les poètes que Michel Collot appelait dans L’horizon fabuleux, et peut-être ailleurs, les « herméneutiques » et ceux qu’il nommait « hermétiques ». Les premiers vont des choses aux signes, pour les autres c’est l’inverse. C’est sans doute un peu rapide et surtout schématique, mais cela dit bien au fond une chose évidente qui nous distingue mais ne nous sépare pas (tout poète est plus ou moins un peu « hermétique » ou un peu « herméneutique »). Pour toi, corrige-moi si je me trompe, il est avant tout essentiel de travailler le texte, la langue, c’est du moins ainsi que je commence par te lire, puisqu’en fin de compte c’est là que nous habitons – nous habitons dans notre langue, et nulle part ailleurs : on voit parce que l’on parle –, tu rejoins le monde par le texte, tandis que pour moi le travail de la langue doit idéalement (asymptotiquement) se mettre le moins possible devant le monde : si au premier abord on parvient pas toujours aisément à visualiser ce dont je parle dans le monde tel qu’il est sans le poème, l’écriture n’en part pas moins de mon regard sur ce monde et impose la nécessité pour le lecteur d’élaborer un sensible second où les images pourront venir se fixer.
Nous retrouvons là, entre nous, la dichotomie par quoi je débutai cette lettre et qui je crois fait de cet échange qui commence un lieu où chacun de nous deux est, au contraire de ce que tu me dis, « le mieux placé » pour parler avec l’autre. La langue ou le monde : c’est bien la question décentrée de la place de l’être humain qui est en jeu. Et c’est cela vers quoi précisément tendait déjà ma première lettre pour parler de la poésie « aujourd’hui » dans un monde où la question de la manière dont l’être humain est enté sur le monde est devenue problématique. C’est Deguy encore et toujours : « Quels moyens aujourd’hui de donner à voir ce que nous sommes devenus ? » Cette phrase parue en 1960, nous pouvons la reposer telle quelle. Peut-être pouvons-nous commencer par orienter notre discussion vers ce sujet ?
É.
Cher Étienne,
Je repars d’une question tienne, rhétorique dans son contexte, mais que je prends tout carrément au pied de la lettre : « Qu’est-ce qu’un inhabitat que nous ne pourrions pas habiter, un exil que nous ne pourrions pas habiter ? » Et j’y réponds : « C’est la langue ».
C’est la langue qui nous « déshabite » et nous « déshabitue » donc du monde, en ouvrant devant chaque parleur l’espace incertain d’un désert, d’un « espace littéraire », en ce sens blanchottien aujourd’hui souvent révoqué mais qui me paraît conserver toute sa force.
Mais il faut préciser, car d’une part, oui, bien sûr, la langue est « configuratrice de monde » : c’est elle qui fait advenir de l’habitable à partir de la profondeur d’une nature qui, sans les mots, nous paraîtrait peut-être insensée (ainsi, qu’est-ce qu’un arbre pour nous sans la possibilité du mot arbre ?). C’est elle qui nomme le nommable, et institue le spacieux de l’espace.
Mais d’autre part, et dès lors, justement, qu’on la considère poétiquement, c’est aussi la langue qui nous arrache au monde en nous séparant d’une certaine évidence animale, de cet « archi-mouvement » dont parle Renaud Barbaras – mouvement qui nous porterait sans férir au bout de nous-mêmes si nous n’avions risqué le geste de nommer.
Mais ta remarque lexicale dit les deux : nous « inhabitons », c’est-à-dire que nous habitons sans habiter, ou, disons, n’habitons qu’à condition de faire l’expérience de l’inhabitable. Avec réversibilité(s), encore, car on peut aussi bien faire du poème le lieu de notre habitation la plus authentique, que d’un déchirement qui nous exproprie de toute certitude domestique.
“Alors la question n’est-elle pas de savoir si la langue peut encore à elle seule « donner à voir ce que nous sommes devenus », dès lors que notre devenir techno-prothétique croit pouvoir nous promettre, de son côté, l’intelligence artificieuse d’un monde méta- ou ultra-linguistique ?” (G. A.-B.)
Mais j’entends ce que tu me demandes, quant à l’aujourd’hui, à cet aujourd’hui où se sophistiquent incroyablement nos modes (c’est-à-dire nos techniques) d’habitation. Et je vois bien que j’y résiste (à ta question) en vertu d’un certain désir d’intempestivité, ou d’une certaine tendance (encore !) à l’anachronie.
Mais s’il faut répondre à la question deguyenne, à savoir celle des moyens, je crois que chaque poème réel y répond en s’accomplissant par ses manières propres, qui sont parfois en effet très actuelles (je pense par exemple au poème en vidéo, qui s’empare de l’interface réticulaire de YouTube pour, justement, « inhabiter » intensément notre habitation désormais numérique).
Alors la question n’est-elle pas de savoir si la langue peut encore à elle seule « donner à voir ce que nous sommes devenus », dès lors que notre devenir techno-prothétique croit pouvoir nous promettre, de son côté, l’intelligence artificieuse d’un monde méta- ou ultra-linguistique (la maîtrise technoïde de toute langue et de toute articulation sémiotique équivalant en dernière instance à la suppression de la langue comme médiation) ?
G.