Un monde (virtuel)_(Facebook) Dans la ligne de mire_nocturne #3

(29 juin 2020)

J’ai deux mille deux cents amis sur Facebook. À onze heures quarante-six précises, le 29 juin 2020. Lors des dernières semaines, et sans doute consécutivement à nos interrogations, à Pauline et moi, j’ai commencé à « ajouter des amis ». Suite aux propositions du réseau, qui met en rapport les gens souvent au regard de leurs « amitiés » communes. J’ai systématiquement envoyé une invitation aux gens qui étaient amis avec Pauline. Pour les autres, c’était suivant le nombre de relations, la première personne qui nous liait — et lorsque c’était en rapport avec la littérature, qui est l’activité qui me préoccupe principalement, en général je formulais la demande — et rarement, à quelques exceptions près, lorsque le nombre d’amis communs était inférieur à une dizaine. Beaucoup ont répondu par la positive, s’additionnant à la somme antérieuré qui avoisinait les deux mille sans les dépasser. Je n’ai pas tenu de carnet de notes pour vérifier qui avait dit oui et qui avait dit non. Je me suis contenté d’ajouter des personnes. Pour voir à quoi cela me mènerait.

Y a-t-il une différence entre une demande proposée par le réseau et une demande motivée, qui suivrait une recherche précise que l’on aura faite soi-même pour trouver (retrouver le cas échéant) quelqu’un ?
Non.
Non, dans la mesure où, que ce soit avec un ajout spontané ou à la suite d’une recherche, le fil d’actualité continue d’ignorer joyeusement les nouveaux venus. Ce pourrait pourtant être intéressant que, après l’ajout d’une personne, l’algorithme « facebookien » nous propose immédiatement les derniers posts de ces gens-là. Hélas, il n’en est rien. Et, hormis trois exceptions, je n’ai aucune idée de ce que font, disent ou postent ces nouveaux « amis ».

L’ajout sur Facebook reviendrait donc, pour tenter une comparaison avec la grande distribution, à comptabiliser le nombre d’entrées dans un magasin, sans s’intéresser particulièrement à leurs achats, qu’ils en fassent ou non. Ce serait par conséquent augmenter une statistique, l’enfler sans obligation de résultats, pour prouver (mais à qui ?) que le magasin est viable, rentable. Ainsi Facebook se devrait-il de multiplier les amitiés pour continuer à exister : il est possible que, comme une sorte de machine infernale, le réseau, privé de son alimentation en amitiés virtuelles, s’autodétruise. On serait tenté d’en explorer la chance, avec la lucidité de savoir que sa seule expérience ne suffirait pas. Et de même qu’une révolution n’a de chance que si elle est partagée par tous, ce n’est qu’en s’y mettant à plusieurs, à véritablement beaucoup, voire en convoquant et en convainquant l’intégralité de la cible du réseau, que le résultat de l’expérience deviendrait intéressant. Mes ajouts des deux dernières semaines, mes près de deux cents amitiés supplémentaires, auraient pu de la même façon être un retrait de deux cents amis sans pour autant que rien ne change dans l’interface qui m’est proposée. Et c’est probablement l’expérience qu’à titre personnel, je vais conduire dans les deux prochaines semaines.

Il nous est apparu clairement, à Pauline et à moi-même, que nos interrogations théoriques devaient se doubler de faits : nous ne pouvions reprocher au réseau d’être dans la virtualité si nous l’étions nous-mêmes. Il était intéressant déjà, de poster ces textes questionnant le réseau sur le réseau lui-même : comme une sorte de contradiction de soi. Je pointe du doigt les faiblesses d’un outil que j’utilise paradoxalement pour transmettre cette pensée. Pauline a remarqué très rapidement que si le premier « nocturne » avait rencontré nombre de commentaires, chez elle, le second, posté initialement chez moi et partagé par elle, n’en rencontrait presque aucun. Puis, reposté par elle, le « nocturne #2 » a commencé à déclencher des réactions, de sorte que nous nous sommes demandé l’un l’autre quel était l’élément déclencheur. Sans encore en trouver la réponse. Sinon une plus grande activité de Pauline sur Facebook par rapport à la mienne ? C’est possible.

Le fait est que nous avons continué d’utiliser le réseau, nous rendant compte en parallèle que notre détraction produisait une sorte d’effet inverse sur nous-mêmes, avec un besoin presque compulsif de se faire pardonner par lui en y plongeant davantage — et chez moi, ce besoin d’ajouter des gens à la liste déjà existante (et inutile dans sa grande majorité) de près de deux mille personnes dont je ne suis les posts que d’une vingtaine, et n’entretiens des relations qu’avec le même nombre (pas nécessairement les mêmes, d’ailleurs). Nous avons discuté de ce réflexe nouveau qui se mettait en place et si l’idée de « se défaire du réseau social » nous apparaissait comme nécessaire la semaine précédente, nous avions la conscience absolue que nous ne le pourrions pas.

Étions-nous hypnotisés ? Conditionnés ? Étions-nous des victimes du réseau, des victimes consentantes, nous entendons ? Avions-nous réellement un libre arbitre ? Les réactions que nous avions récoltées à partir de nos deux premiers « nocturnes » nous ont confirmé que nous mettions le doigt sur une insatisfaction, voire une frustration, généralisée à la vingtaine des personnes dont je parlais plus haut, et à un nombre un peu plus grand chez Pauline. Certains avouaient pourtant être incapables de se passer du lien avec le réseau ; d’autres condamnaient ceux qui en partaient pour y revenir quelques semaines plus tard (en général en le clamant haut et fort — beaucoup plus le « je pars » d’ailleurs que le « je suis revenu » !).

Nous avons donc décidé de donner un écho supplémentaire à nos « nocturnes » en les proposant à la revue en ligne remue.net, par l’intermédiaire de Patrick Chatelier que nous remercions. Nous nous demandons bien entendu quels retours nous pouvons attendre d’un texte déporté qui critique une pratique généralisée et quotidienne, admise par la plus grande majorité, sur un site exigeant spécialisé dans les littératures contemporaines. Après y avoir interrogé la violence de la société et ses inégalités dans « Un monde _ Tir à vue » en 2017, Pauline et moi revenions avec de nouvelles questions : était-ce se faire violence que de se couper du réseau ? Ou bien était-ce un geste salutaire ? Ce que nous envisagions à l’origine comme une série courte de trois textes, quatre au maximum, s’avérait creuser en nous de nouvelles pistes de questionnements, ainsi que de nouvelles volontés d’expérimentations. Peut-être qu’à partir de celles-ci, nous parviendrions alors à faire naître quelque chose, à la fois chez le lecteur et chez nous-mêmes, de l’ordre de la construction et non plus de la critique seule. C’est en tout cas le désir qui se fait jour à la troisième semaine.

nocturne #2 © * public averti, laurent herrou, et pauline sauveur 2020
Pour lire tous les articles de la série :

Facebook, ou la distanciation numérique_nocturne #1
Facebook est une illusion — se défaire des réseaux sociaux_nocturne #2
Facebook / promettre et compromettre_nocturne #4
Facebook, « acceptifs » et désintox_nocturne #5
Trois lois pour définir Facebook_ nocturne #6
Facebook : pilule bleue ou pilule rouge ?_nocturne #7
Facebook : dormez mieux, détendez-vous_ nocturne# 8
Offacebook : éloge de la trahison_nocturne #9
Vivre ou ne pas vivre sans Facebook_nocturne #10

* l’astérisque fait partie intégrante du nom du collectif.

10 juillet 2020
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