Facebook : pilule bleue ou pilule rouge ?_nocturne #7

(21 juillet 2020)

Je traverse la France avec un masque. Sur le visage. Dans un wagon. Où que se porte mon regard, c’est le même visage que je rencontre. On nous serine constamment dans les médias que le sourire se voit dans les yeux de son interlocuteur. Que le masque ne change rien à l’échange social. Ce n’est pas vrai. Ce que je constate, autour de moi, et à travers les fenêtres du wagon, sur le quai de la gare — et avant cela dans la gare, et dans la chaîne de magasins où je me suis payé un café — c’est combien, derrière nos masques, nous devenons virtuels. Nous n’existons pas.

* Public Averti est né sur ce constat-là : que nous, artistes, nous existions. Nous avions écrit un texte, un manifeste, qui jouait avec cet astérisque qui nous tient de marque de fabrique. Nous existions, c’est-à-dire que nous : « e*istions ». C’était important pour nous : d’avoir une existence, d’avoir une consistance. Nous nous sommes développés sur le réseau social, en plus de nous incarner dans des lectures et dans des expositions. Nous avons, dans chaque rencontre faite, du public ou des artistes, pris conscience de la réalité de notre action. Jusqu’à ce que des événements extérieurs (personnels d’abord, puis épidémiologiques) nous obligent à la virtualiser nous-mêmes, cette action, à travers des expositions en ligne — des « e*positions » (titre de la série que nous avions initiée), deux éditions à ce jour. Nous réfléchissions déjà, alors que l’on ne parlait pas encore de confinement et à peine du virus, sur ce que ce passage au virtuel, ce recours à l’immatériel, signifiait pour nous. Nous avions eu une expérience les années précédentes entre la présentation d’un travail en ligne et sa déclinaison dans la « vraie vie » : nous avions été déçus par le réel. Nous avions été déçus par les artistes en vérité, qui eux-mêmes, à l’image des spectateurs, avaient du mal à se mettre en mouvement dans la vraie vie justement, et ce, malgré leurs paroles, et probablement leur désir de le faire. Nous avions alors pris conscience de l’immobilité des hommes — leur inertie : un endormissement, les yeux ouverts, rivés aux écrans dans une overdose d’informations, assumé, consenti. Et que quelque chose n’allait pas, à quoi nous devions remédier — en tout cas : que nous devions « penser », pour pouvoir le comprendre, et éventuellement l’invalider.

Ce que nous avons dénoncé ces dernières semaines, ce que nous avons pointé du doigt en nous attaquant à Facebook, n’est pas uniquement le fait du réseau et de ses algorithmes, mais bien aussi de ses utilisateurs — dans le paradoxe même de leur liberté d’utilisateur et de leur captivité dans les mailles des filets numériques. Il suffit de lire les commentaires que nous recevons, certains en tout cas qui, sans s’opposer véritablement à nous, cherchent à nous renvoyer dans nos cordes (en vérité, les leurs) en simplifiant actions et réactions face au réseau. Facebook existe parce que nous le voulons bien. De la même manière que nous nous ressemblons les uns aux autres dans ce wagon de train en plein mois de juillet, parce que nous acceptons quelque chose : une pensée unique, une peur (de la solitude ou de la maladie). Parce que nous nous soumettons aux gestes-barrière de la même manière que nous nous sommes soumis aux clics, aux « likes » : avec la sensation qu’il n’y a pas d’autre alternative.

Pilule bleue ou pilule rouge ?

Pauline, dans le nocturne #6, écrivait à propos de l’immatériel et de la machine qu’ils « se substitu(aient) aux services, aux relations, aux humains et nous signifi(aient) sans ménagement, le cas échéant notre non-conformité au formulaire. » Matrix, en 1999, nous montrait déjà l’envers du décor, face au numérique : d’un côté, la réalité telle que nous l’envisageons, telle que nous la vivons, telle que nous la croyons (ou croyons la vivre), et de l’autre, la manipulation absolue de nos désirs, de nos pensées, de nos actes par la machine. Au point de n’être plus que des miroirs de soi-même, des images, des fantasmes. Au point d’être moins vivant que mort. Ou mort-vivant. Ou vivant non-vivant. Non-Walking Dead. Mais. Le choix était donné pourtant, à certains : la pilule bleue ou la pilule rouge ? Accepter d’être aveugle (Œdipe convoqué, aux yeux crevés par lui-même pour avoir trop « vu », trop compris) ou affronter : la machine, la « matrice ». C’est également le choix que nous avons aujourd’hui. Continuer sans changer quoi que ce soit à notre pratique à être « aveuglé » par le réseau ou bien ouvrir les yeux sur son pouvoir sur nos existences.

Même si ça fait mal.

Le mal, dans Matrix, portait uniformément le même visage, le même masque — pour ceux qui ont vu le film, la majorité d’entre nous, je pense ; pour les autres : Hugo Weaving, démultiplié à l’écran, incarnait cette représentation humanoïde de l’autorité — une « police » en quelque sorte — que générait le réseau pour juguler toute révolution, toute révolte, toute prise de conscience — considérées comme un « virus ». Son seul visage (sans émotion, sans expression) suffisait à inspirer la terreur des rebelles. Et sa multiplication signifiait aussi que la cause était perdue, qu’il n’y avait pas (ou si peu) d’échappatoire.

Dans une fiction, le scénario trouve généralement le bon ressort pour que la menace, d’où qu’elle vienne, et quelles que soient sa force, sa puissance et sa détermination, soit contrée. Qu’en sera-t-il dans nos vies ?


nocture #7 © * public averti, laurent herrou et pauline sauveur, 2020

Pour lire tous les articles de la série :

Facebook, ou la distanciation numérique_nocturne #1
Facebook est une illusion — se défaire des réseaux sociaux_nocturne #2
Un monde (virtuel)_(Facebook) Dans la ligne de mire_nocturne #3
Facebook / promettre et compromettre_nocturne #4
Facebook, « acceptifs » et désintox_nocturne #5
Trois lois pour définir Facebook_ nocturne #6
Facebook : dormez mieux, détendez-vous_ nocturne# 8
Offacebook : éloge de la trahison_nocturne #9
Vivre ou ne pas vivre sans Facebook_nocturne #10

* l’astérisque fait partie intégrante du nom du collectif.

21 août 2020
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