Un abri dans l’ouvert de Françoise Ascal

« Je ne cherche pas à faire" bouger la langue". Je cherche sa plus grande précision. Je cherche à affûter le mot, qu’il tranche à vif dans le réel, qu’il le fasse saigner. Lame nue. Outil le plus simple, le plus universel. »
Si la tonalité des notes (écrites à partir des lectures du moment, ou en rapport avec la lumière du jour, ou encore au sujet des projets à venir), se rapproche dans les premières pages de celle du précédent ouvrage, elle se fait néanmoins peu à peu plus tendue, plus grave. Son corps malade (des reins) ne lui laisse aucun répit. Le manque d’humanité qui règne dans les "usines à dialyses", où la machine dicte sa loi, n’arrange rien.
« Ne sais plus écrire. L’hémodialyse a sectionné la partie créatrice de moi-même. Ne suit " occupée" que par elle. »
Il lui faut puiser dans ses ressources intérieures, chercher et trouver l’équilibre, s’approcher de cette sensation de légèreté qu’elle espère et qu’elle réussit parfois à toucher en observant ses paysages familiers, où en s’immergeant dans des dossiers en cours d’écriture, l’un consacré à Katherine Mansfield, l’autre autour de l’œuvre d’Odilon Redon, ou en s’adonnant à des lectures passionnantes, de Hubert Lucot ("à l’affût du moindre pétillement dans le bus qu’il emprunte") à Louise Gluck ("très fort, façon Emily Dickinson") en passant par Montaigne ("je devrais toujours avoir un Montaigne avec moi").
Malgré les doutes et les mauvaises nouvelles qui affluent, en ces années sombres où nombre de ses proches (dont son frère aîné) disparaissent, elle poursuit sa route, lâche parfois ses carnets, y revient régulièrement, se demande toutefois s’il ne vaudrait pas mieux en rester là.
« Beaucoup de censure dans ce journal », dit-elle.
Pas de plaintes et pas, non plus, de propos qui pourraient inciter ses lecteurs / lectrices à en formuler. Mais une belle retenue, une dignité sans faille.
Le 7 août 2022, elle prend la décision qui la taraudait depuis des mois. Elle met un point final à ses carnets. Elle les avait ouverts en hiver 1978-79. Fin d’une longue aventure.
« L’exploration a été menée à son terme, jusqu’à ce point de saturation. Le poursuivre condamne au radotage ».
Sa dernière note sera pour « la petite pigeonne qui a fait son nid dans la glycine sous ma fenêtre, à portée de regard depuis ma table de travail. » On se dit que ce nid est aussi "un abri dans l’ouvert" même si ce n’est pas lui mais une citation de Roger Munier qui donne son titre au livre.
Un jour, le pigeonneau s’envole, la pigeonne aussi. Tous deux s’en vont prendre l’air et le large. Elle les accompagne du regard. Ils disparaissent dans le bleu du ciel. Elle referme son cahier. S’empare d’un plus petit carnet. N’en a pas fini avec l’écriture.
Françoise Ascal : Un abri dans l’ouvert, carnets 2018-2022, lavis de Colette Deblé, Al Manar.