Daniel Jeanneteau / Quelques notes sur le vide

Daniel Jeanneteau est scénographe, il a travaillé en particulier avec Claude Régy, et mis en scène récemment Iphigénie de Racine. Texte sous copyright de l'auteur, tous droits réservés.

téléchargement des "notes sur le vide" (PDF)

autres liens vers le travail de Daniel Jeanneteau

Claude Régy sur le site theatre-contemporain.net
entretiens, lectures

Variations sur la mort au théâtre de la Colline, un dossier complet
documents originaux, mise en scène virtuelle inédite

Daniel Jeanneteau, metteur en scène associé du théâtre Gérard-Philippe à Saint-Denis

Quelqu'un va venir, de John Fosse, ms Claude Régy, sc Daniel Jeanneteau
avec Valérie Dréville , Marcial di Fonzo Bo et Yann Boudaud, à Nanterre Amandiers, 1999.

Daniel Jeanneteau / Pierre Duba : Kyoto-Béziers, une correspondance

L'espace du théâtre se déploie dans la région hybride qui se situe entre parole et écoute. C'est le cercle spontané autour du conteur, cette distance ménagée pour laisser libre l'air de la parole, pour se protéger de ses projections de rire ou de dédain, pour que le corps parlant se voie dans sa solitude, dans son altérité fécondante, que ses gestes s'élucident clairement et agissent.

L'espace du théâtre est une distance. Une distance qui sépare dans tous les sens. Est-ce un vide ?

Maurice Blanchot dit de la distance qu'elle est la condition de l'échange.

Le vide ne peut être décidé, choisi en tant que tel. Ce n'est pas un style. Quand on emprunte la forme "vide", et qu'on l'applique extérieurement à un projet, ce vide inassumé, inaccompli, encombre tout autant qu'un "plein".

Il y a des vides bavards, des ciels stériles, des manques sans question.

Pour accueillir la parole, l'espace doit se taire. Mais pas n'importe quel mutisme : un mutisme en mouvement, un questionnement.

Il ne peut y avoir de "vide" scénique sans qu'il y ait mouvement : mouvement de retrait, de raréfaction dont il témoigne et qui continue de l'agir. Dynamisme parfois violent d'une immobilité qui s'ouvre, qui va s'ouvrant.

L'espace du théâtre pourrait fonctionner comme l'architecture organique des cathédrales : mécanique des forces qui se maintiennent tendues, vivantes, actives ; mécanique du corps humain dont l'immobilité même est un mouvement ; dynamisme statique des constellations. Réseaux de forces qui tendent les lignes, assoient les masses, érigent les verticales.

Toute forme évoque un fondement énergétique. L'espace se constitue selon une économie précise des forces, des directions et des matières.

Penser des images par le biais de la sensation : mélange de mouvement, de fixité et de fondu, instantané qui comporte ses propres transitions, qui ne fixe rien sinon un possible mouvement, sa direction, sa tendance, sa qualité dans le processus permanent des métamorphoses.

Images à la fois précises et indéfinies. Précises dans leur indéfinition.

Ne rien représenter, ou plutôt s'attacher à ce que la représentation ne fixe rien qui s'imposerait à notre faculté de voir. Je ne vois pas ce que je vois, rares sont les moments où je vois vraiment ce que j'ai devant moi ; mais j'invente, je contamine, je projette la fiction de ma propre vie dans l'espace du monde qui est en moi. Voir c'est avoir des visions.

De même le spectacle s'offre à moi comme le champ renouvelé, fécondé par l'autre, où ma substance pourra fleurir autrement.

Dans le temps du spectacle, que chacun demeure seul dans sa vision particulière, seul avec tous les autres, que l'on puisse faire l'expérience, qu'il y ait des lieux et des temps pour ça, de l'altérité communautaire, de l'altérité comme lien, comme base, comme condition de la communauté. C'est l'un des enjeux majeurs de la scénographie : résoudre sans l'abolir le paradoxe de la solitude et de la communauté.

Depuis la Renaissance l'imaginaire théâtral vit sous le primat de l'image. Au détriment de la vision, au détriment de la solitude. Une part plus grande des forces imaginantes est investie sur le plateau, accaparée par les créateurs qui spécialisent ces facultés pourtant librement réparties. C'est l'avènement de l'illusion, la fin de l'allusion.

Accomplir des lieux qui ne soient pas visiblement beaux, et remettre au public le soin d'inventer cette beauté, comme on invente un trésor. La beauté n'est pas l'oeuvre d'un seul. Elle n'appartient à personne.

Que l'espace s'ouvre aux yeux comme une question, qu'il se creuse, qu'il se dérobe. Qu'il y ait appel d'air, appel à l'occupation de l'espace par un souffle, par une âme manifestée par le souffle. (Gaston Bachelard, dans " La poétique de l'espace ", cite cette phrase de Charles Nodier : " Les différents nom de l'âme, chez presque tous les peuples, sont autant de modifications du souffle et d'onomatopées de la respiration. " )

C'est ainsi que l'espace (en tant qu'évidement, mouvement de retrait, recul de la signification) induit, demande, suscite la parole, qu'espace et parole s'induisent mutuellement, s'enchaînent, s'éprouvent l'un par l'autre dans une nécessité réciproque.

Pour accueillir la parole, l'espace doit éviter le sens, induire une certaine conformation du sens mais pas encore le sens lui-même. Ce n'est qu'après, sous l'effet du sens émis par la parole, que l'espace peut offrir de se changer, et s'emplir de significations.

Il ne résidera plus seulement sur le plateau, objectif, mais se déploiera dans les intervalles qui séparent le visible, l'esprit du spectateur et la parole...

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