Stéphane Lambion | Pourquoi continuer ?

Entre mon dernier texte et celui-ci a eu lieu un anniversaire important : j’ai fêté les deux ans de mon infarctus. Je n’ai pas su à la santé de qui je devais trinquer, puisque la cause de l’événement est toujours indéterminée ; cependant, cet anniversaire a été pour moi l’occasion de trois réalisations.
 
La première est que l’unique lien qui m’attache aujourd’hui à mon infarctus …“ outre les deux petites pilules que je prends chaque matin et mon rendez-vous annuel chez le cardiologue …“ est le travail de recherche-création dont je tiens le journal ici.
 
La deuxième est que je ne suis plus très sûr de la raison pour laquelle je continue aujourd’hui encore à consulter des médecins dans l’espoir (peu réaliste) d’un diagnostic …“ en réalité, je me demande si la poursuite de cette enquête ne relève pas autant d’un souci authentique de comprendre l’accident que d’une façon de nourrir mon travail et d’approfondir ma plongée dans le monde de la maladie.
 
La troisième réalisation est un corolaire possible de la précédente : que se passerait-il si je finissais par obtenir un diagnostic ? Mon travail étant fondé sur son absence et y puisant sa forme d’enquête ouverte, que me resterait-il à penser si l’enquête trouvait soudain une conclusion rationnelle, froide, nette …“ un diagnostic médical ?
 
 
Le facteur commun de ces trois réalisations est que mon travail me pousse à rester, en tant qu’individu, dans la sphère de la maladie, et finit par avoir un effet opposé à celui initialement escompté, à savoir le soin et la mise à distance de la maladie par l’écriture. Si selon Freud, le deuil devient pathologique lorsqu’il prend plus de trois mois à s’effectuer, je suis contraint, avec ma bourse de trois ans, à être du côté de la pathologie, c’est-à-dire à surpathologiser ma pathologie en refusant d’en faire le deuil.
 
Peut-être est-ce cela qui s’est passé à Marseille, lors de mon passage aux urgences, le mois dernier. Peut-être s’agissait-il bien d’une crise d’angoisse, comme l’avançaient les médecins ; et lorsque je repense à la façon dont je prenais frénétiquement des notes, allongé dans l’ambulance puis dans le box, j’en viens à me demander si d’une certaine manière, je n’ai pas désiré cette crise d’angoisse pour retourner à l’hôpital, pour me replonger dans mon sujet de travail de la manière la plus intense qui soit …“ c’est-à-dire par le corps.
 
Aujourd’hui, je me demande donc :
est-ce moi qui travaille sur la maladie ou est-ce la maladie qui me travaille ?
c’est-à-dire : est-ce que je travaille sur la maladie ou est-ce que je travaille à la maladie ?
 
Mon affection physique …“ mais rien n’est purement physique, n’est-ce pas, surtout quand il s’agit du cœur …“ est-elle en train de devenir une affection mentale, une angoisse que nourrit chacune de mes lectures, de mes pensées, de mes recherches ? Serait-ce la raison pour laquelle je n’arrive pas à consacrer toute mon énergie à ce travail, outre le fait des temporalités nécessairement particulières de la recherche et de la création ? Est-ce un sujet trop intime et lourd à porter de façon permanente ?
 
Pourquoi continuer ?

27 avril 2022
T T+