Bernard Simeone | Préface au spectre de Machiavel

Chroniques italiennes, 1997-2000

éd. La passe du vent 2002

Jamais, comme dans ce volume où se trouvent réunis des textes critiques publiés durant une période relativement brève mais très significative en ce qui concerne la littérature italienne traduite en français, le mot chroniques ne m’a semblé convenir à ce point au travail que j’ai tenté d’accomplir. Plus que la pression du temps, qui a revêtu dans ce cas précis la forme de l’actualité éditoriale et du devoir d’en rendre compte, c’est un événement survenu dans l’Italie de ces mêmes années qui, en s’avérant la basse continue de ma lecture solitaire, lui a donné sa véritable scansion, et par là même a fait de ces comptes rendus des chroniques : au moment de les relire, sans m’interdire parfois de les retoucher, elles me sont apparues, à l’évidence, comme ayant été écrites en des temps marqués par ce qu’on a nommé l’affaire Sofri1. " En des temps marqués par Sofri " serait l’autre titre possible de ce recueil, qui trouve sous un tel sceau son intime unité.

L’affaire Sofri a vu l’Italie confrontée de nouveau à son passé proche, tantôt scrutant tantôt fuyant sa propre réalité à travers les multiples images d’elle-même dont elle fut toujours prodigue sous le regard amoureux ou prédateur des autres nations. De l’ambiguoeté d’un tel regard procédaient déjà les expéditions militaires françaises dans l’Italie de la Renaissance.

Qu’un pays longtemps présenté comme un laboratoire politique pour l’Europe, et récemment comme le lieu d’une magistrature indépendante et pugnace, ait pu, suite aux aveux incohérents d’un militant " repenti ", et sans aucune preuve matérielle, condamner à vingt-deux ans d’emprisonnement, un quart de siècle après les faits, trois anciens membres ou dirigeants d’un mouvement contestataire pour le meurtre d’un commissaire de police, concerne non seulement les êtres soucieux de justice et d’équité, ou encore les observateurs de la scène politique italienne, mais tout lecteur de l’Italie, toute personne désirant confronter ce qui, de ce pays, se donne à lire dans les événements d’une part, dans la littérature de l’autre.

Parce qu’elle se présente comme une suite de discours, d’interprétations et de rhétoriques auxquels des condamnés opposent la seule nudité de leur parole, c’est-à-dire leur conviction que les mots ont encore un sens quand ils désignent la vérité des faits et ne sont pas les simples aliments d’un vertige, l’affaire Sofri, entre tous les événements italiens de ces années, pousse l’observateur, le lecteur, à examiner quelle place tient le langage dans l’Italie d’aujourd’hui, ce qui revient à confronter divers usages qui peuvent être faits des mots, diverses pratiques de la langue, inscrites ou non dans une tradition, fidèles ou non à l’image dominante d’un pays dont le nom devrait s’écrire au pluriel. Parmi ces usages des mots, ces pratiques de la langue, on trouve - peut-être l’a-t-on un peu oublié - la littérature.

Lorsqu’on évoque la péninsule, des clichés très actifs, aujourd’hui encore, se présentent, après tant de mythes qu’on croyait révolus, en réalité recyclés avec une obstination qui laisse interdit. Et ces clichés se résument tous, peu ou prou, au jeu des apparences, au dédale des faux-semblants, à la tonalité rhétoricienne, opératique ou théâtrale du quotidien, à une façon, enfin, d’agir sur le réel qui, poussée à l’extrême de sa logique, prendrait le visage uniforme du cynisme. Comme si nous ne pouvions percevoir, de l’Italie, que deux images liées par un pacte inavouable : d’une part un lieu où l’art et la culture sont montrés, voire exhibés, comme des emblèmes, dans la persistante nostalgie de la Renaissance et de son modèle esthétique et civil - réel ou prétendu -, de l’autre un espace où règnent l’incurie et le trompe-l’oeil ordinaires. L’Italie fondatrice, dans le sillage de la Grèce, du concept moderne de cité, qu’elle sut élaborer en termes artistiques ou littéraires aussi bien que politiques, est aussi un des lieux où s’est produite de la manière la plus précoce et la plus continue la corruption de cette même idée. Une contradiction que les intellectuels italiens n’ont cessé de souligner, pris comme ils l’étaient entre la dénonciation d’un tel paradoxe et la complaisance à son égard - la figure la plus répandue restant, depuis l’après-guerre, celle de l’écrivain capable de transformer en outil de séduction, à l’étranger, la plainte que justifient les insuffisances ou les perversions de son pays. Une séduction comparable à celle du mot d’esprit.

Répondant à Alberto Arbasino, autrefois proche de l’avant-garde, et qui avait joué, dans la presse, avec des idées ou concepts réactionnaires concernant l’identité italienne et l’accueil des étrangers, Antonio Tabucchi dénonça le péril que représentait le mot d’esprit aussi bien sur la scène culturelle que dans les oeuvres littéraires proprement dites. Dans le mot d’esprit, dont semblaient avérés les rapports avec l’inconscient depuis un certain essai viennois, Tabucchi a vu pour sa part le contraire d’une langue en perpétuel mouvement, et aussi l’écran le plus scintillant, le plus trompeur, interposé entre les mots et la vérité. Dans l’attachement quasi fétichiste au langage dont témoigne le mot d’esprit, c’est au bout du compte le mystère, et la quête continuelle de sens qu’il provoque, qui sont insidieusement niés.

Pourquoi mêler ainsi, dans l’introduction à un recueil de critiques littéraires, un événement aussi sérieux que l’affaire Sofri - qui, toutes proportions gardées, a pu être comparée 2 à l’affaire Dreyfus - et une question comme celle du mot d’esprit, apparemment plus futile, en tout cas plus limitée quant à ses implications ? C’est qu’il en va, dans les deux cas, du refus d’acquiescer au postulat implicite qui voudrait qu’après tant de débats ayant marqué, en Italie comme dans le reste de l’Europe, les années soixante-dix et une partie des deux décennies qui suivirent, la question de la vérité, et celle de la réalité même, ne soient plus aussi vitales que par le passé lorsqu’il s’agit de lire un événement ou un texte. L’idée qu’un événement puisse être lu, et donc que la lecture puisse aider à décrypter la réalité, ne va plus de soi. D’autres attentes - que résument des concepts comme efficacité ou logique, lesquels ne supposent pas nécessairement une compréhension profonde - sont venues relativiser, dans l’acte de lecture, l’importance de la question du vrai.

Durant la période envisagée par cet ouvrage, fut entreprise en France l’édition, dans des traductions relues, des oeuvres complètes de Leonardo Sciascia, auteur supposé bien connu d’un large public, et dont l’écriture avoue, plus que d’autres, un intense rapport au vrai : " la littérature, pour moi, (ª) est bien la forme la plus absolue que puisse assumer la vérité ", a-t-il écrit dans son journal. Ce qu’ont aujourd’hui de subtilement scandaleux l’écriture et les conceptions narratives de Sciascia, derrière le statut de " classique du XXe siècle " qu’elles ont conféré à leur auteur, ne concerne pas tant les prises de position de ce dernier que la simple affirmation, d’un bout à l’autre de son parcours, d’un lien possible encore entre les événements et les textes, entre les faits et les fables, allégories, figurations diverses que peut engendrer la fiction ou l’oeuvre littéraire en général. Dans les dédales de la langue et de l’esprit - où la littérature, comme le soutint Giorgio Manganelli, doit assumer une inquiétante proximité avec le mensonge - l’énigme de la réalité, comme celle de la vérité, perdure envers et contre tout, et nul esthétisme, nul désespoir soigneusement couvé, nulle pose, ne saurait en préserver celui qui écrit. Peut-on entendre encore cette évidence, ou sera-t-elle bientôt irrémédiablement datée ? Il me semble, à relire les recensions qui constituent ce volume, qu’une telle question s’y retrouve quasi constamment.

Si les trois années de publication dont il est question ici ont rendu possible en français la relecture globale de l’oeuvre de Sciascia, elles ont vu paraître aussi une traduction marquante, rigoureuse et rigoureusement commentée, du Prince de Machiavel - dont le titre plus exact serait Des principats. Cette traduction, sensiblement différente de toutes celles qui l’ont précédée, va-t-elle permettre à un Machiavel " machiavélien " de remplacer peu à peu, pour le lecteur français, un Machiavel " machiavélique ", dont la supposée cruauté, qui relèverait d’abord de l’esthétisme, constituerait l’aspect majeur ? En d’autres termes, Machiavel cessera-t-il d’être perçu seulement, de façon caricaturale, comme le conseiller d’un tyran, pour apparaître enfin comme un des penseurs d’une lignée florentine qui voulut affronter des temps nouveaux avec de nouveaux instruments d’analyse ? Le désespoir actif ne constitue en effet que le versant noir de la pensée machiavélienne, le seul toutefois que désigne, depuis toujours en français, l’adjectif " machiavélique ". Au contraire, la dimension républicaine de cette pensée, mise en évidence déjà par de nombreux critiques, n’avait jamais été revendiquée en France avec autant de clarté que par les deux exégètes et traducteurs, Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, auxquels on doit cette version récente du Prince.

L’hésitation entre ces deux visages possibles - et certainement simultanés - de Machiavel me paraît définir assez précisément, à la frontière qui sépare la lucidité du calcul, le combat contre elles-mêmes qui fragilise et structure à la fois l’Italie et sa littérature.

Cette dernière, dès la fin de la néo-avant-garde, au milieu des années soixante-dix, puis à la mort de Pasolini et de Calvino, connut une crise majeure qui impliqua la poésie autant que la fiction, et dont l’enjeu s’énonçait en termes de légitimité. Écartelée entre une identité européenne revendiquée et une autre, méditerranéenne, plus mal vécue, la littérature en Italie semble avoir, durant les années quatre-vingt, cherché à dire une réalité sans deviner encore de quelle réalité il pouvait s’agir : après les vertiges langagiers des deux décennies précédentes, et l’extrême déconstruction des processus narratifs opérée par Calvino, Manganelli ou Eco, les jeunes auteurs qui apparurent sur la scène tandis que la littérature transalpine devenait à la mode, oscillèrent entre une vision du réel tentée par le minimalisme mais finalement indemne de ses travers, et une narration ambitieuse, très réflexive. Les deux termes de cette hésitation contribuaient l’un et l’autre à dépasser une identité nationale encore trop entachée de provincialisme. Un tel dépassement est essentiel dans les oeuvres de Daniele Del Giudice, d’Elisabetta Rasy ou d’Antonio Tabucchi, d’autant plus que l’Italie dont il leur fallait se libérer, loin d’être perçue, à l’extérieur, comme une identité encombrante à force d’être univoque, apparaissait plutôt comme un palimpseste stimulant et vivace. En somme, ce qui séduisait les observateurs étrangers de l’Italie était ce que ses auteurs, pour leur part, ne cessaient de fuir. Là comme ailleurs reste valide une opinion de Sciascia exprimée dans Noir sur noir : " Le jugement que mes amis français portent sur les choses italiennes se heurte toujours au mien sur un point précis : c’est qu’ils voient comme une chance de l’Italie ce que je vois plutôt comme faisant son malheur. " Relire ces lignes conduit à s’interroger sur la nature réelle de la soif de reconnaissance internationale qui anima les " jeunes romanciers italiens ", lesquels ne constituèrent à aucun moment un groupe, moins encore un mouvement : devait-on, dans cette attente d’être lue sous diverses latitudes, entendre uniquement leur rapport, conflictuel autant qu’amoureux, à la langue italienne, perçue comme polymorphe mais très minoritaire au niveau mondial ? ou y deviner plutôt leur désir d’une objectivité, sorte d’épure mentale et sensible qui devrait encore beaucoup à Calvino et qui, aussi illusoire qu’elle pût s’avérer, contribuerait malgré tout au renouvellement des modes narratifs ? et ces deux motivations ne se rejoignaient-elles pas dans un même refus de l’" hystérie " de la langue, de la trop célèbre " vocalité " italienne, ce qui revenait à désirer, entre et dans les mots, la vérité d’un lest qui fonde et légitime ? Ainsi, un auteur comme Erri De Luca, au sortir d’années politiques, lorsqu’il choisit d’apprendre l’hébreu afin d’approcher la Bible dans sa littéralité, espéra ce lest, cette gravité, dans ce qui serait pour lui la plus intime initiation mais aussi l’" épreuve de l’étranger " 3, et qui le laisserait en réalité non-croyant, perpétuellement au bord du Livre. Dans cette contradiction entre le voeu d’entendre la littéralité biblique et l’impossibilité de vivre la foi qui se dit en elle, cet auteur est très représentatif, lui par ailleurs si solitaire, d’une hésitation des écrivains italiens actuels quand la substance est en jeu. Leur attente d’un sens, qui puisse combler le creux de toutes les déconstructions et de toutes les " ères du soupçon " qu’ils connurent, est inséparable d’une crainte nourrie par un fort attachement à l’univers de la perception. En cela, l’italianité dont ils souhaitaient se libérer les rattrape, dans cette vibration des formes qui ne peuvent renoncer à leur prééminence, dans cette position, plus seconde qu’ailleurs, de l’écriture à l’égard du visible.

C’est une autre forme d’identité seconde qui apparaît, plus référentielle, plus intertextuelle, chez Pietro Citati, Roberto Calasso ou Claudio Magris, explorateurs de mythes fondateurs ou périphériques : dans l’évidente soif d’ampleur et de références dont fait preuve leur écriture, dans la manière dont elle reparcourt les grandes structures de l’imaginaire et de la création - la naissance de la fiction, les oeuvres majeures de l’Occident -, se révèle leur désir, d’abord et avant tout, de résister à la banalisation du récit et peut-être, plus intimement, à une humiliation de la culture. Mais l’ambition d’une telle entreprise a quelque peu étouffé la part singulière de ces auteurs, à l’exception de Claudio Magris, qui a su rester au plus près d’une foncière intranquillité, sans se perdre dans la rhétorique du prestige culturel ni dans les fastes d’une réécriture parfois très subtile mais qui évite prudemment les enjeux véritables de la création littéraire.

Pour les uns comme pour les autres, écrivains d’une modernité réinventée par la rigueur du regard et par l’attention à l’espace et aux corps, ou visiteurs - à la fois critiques et biographes - des grands cycles narratifs du passé, la menace diffuse qui plane sur l’écrit, sur la valeur de la littérature, sur le sens que peut avoir encore le mot livre, influence désormais jusqu’à la part secrète de l’écriture. Parce que le pouvoir de l’image y est plus insolent qu’ailleurs en Europe, qu’il s’y étale principalement sous des formes dégradées et dégradantes, l’Italie est à la pointe de quelque chose qu’on hésite à nommer, ne sachant encore si nommer cette chose serait le fruit de la paranooea ou de la lucidité. La visibilité agressive ou charmeuse que revendique depuis longtemps l’Italie, sa tranquille négation de tout ce qui ne peut s’exhiber, ont atteint, on le constate, un niveau qui laisse incrédule, et qui ne peut dispenser aucun auteur italien - aussi libre de compromissions soit-il - d’une pensée stratégique, certes plus ou moins consciente, en matière d’écriture et de publication. En ce sens, la figure de Machiavel est plus que jamais présente : elle habite le paysage littéraire italien, tantôt estompée tantôt évidente, mais glissant, fantomatique, là où sa mort même est condition de sa survie, perpétuellement là car durablement morte, de sorte qu’une expression comme le spectre de Machiavel n’est pas seulement un salut aux Spectres de Marx de Jacques Derrida mais, à mes yeux, et d’abord, un constat.

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Dans sa monographie consacrée à Calvino, Jean-Paul Manganaro cite opportunément des phrases qui établissent une étrange parenté entre la vision des livres que pouvait avoir l’auteur du Baron perché et celle de Leonardo Sciascia : " Les lectures et l’expérience de vie ne sont pas deux univers mais un seul. (ª) Toute expérience de vie, pour être interprétée, appelle certaines lectures et se fond avec elles. Que les livres naissent toujours d’autres livres est une vérité en contradiction avec cette autre seulement en apparence : que les livres naissent de la vie pratique et des rapports entre les hommes. "

S’il fallait résumer à l’extrême la " question " commune à la plupart des auteurs présents dans ces chroniques, elle aurait à voir avec une affirmation apparemment banale, en vérité fragile, qui ne va jamais de soi : dans une société où l’écrit n’est plus le mode essentiel, en tout cas dominant, de représentation, il peut encore exister un dialogue entre ce qui échappe et ce qui s’inscrit, entre le règne apparemment total de l’éphémère et une autre logique du rapport au sens et au temps.

Cette affirmation, pourtant bien minimale, est d’autant plus risquée que l’Italie, qui en cela se situe à l’avant-garde du pire, ou d’une forme postmoderne de " progrès " prétendront certains, acquiesce avec une rare indifférence à la perte de légitimité de la littérature face aux prétendues exigences de la " réalité ", invoquées pour justifier un pragmatisme dont l’ambition hégémonique ne fait désormais plus aucun doute. Il est vrai que jamais la littérature n’occupa, dans la culture italienne, la place que de grands noms, depuis le Moyen Âge, semblaient lui avoir assurée lorsqu’on la regardait de l’autre côté de la frontière. Mais la brutalité de la situation actuelle, la transformation de la création littéraire en simple produit, accélérée par une extrême concentration des moyens éditoriaux et médiatiques, est en Italie plus évidente qu’ailleurs, notamment en France où subsiste - fût-elle nostalgique ou réduite à un simple prétexte - une culture du livre clairement repérable.

Il est donc impossible, au moment de proposer ces textes critiques, de ne pas souligner l’empreinte, parfois indélébile, qu’a laissée dans les livres dont ils traitent une scène qui n’est plus littéraire mais dominée par des politiques éditoriales visant à gommer la spécificité de la littérature.

Les années dont il est question ici furent marquées en Italie, de façon plus violente que dans d’autres pays, par l’érosion, souvent consciente et méthodique, de la part commune - qu’elle soit langue ou cité -, qui fondait la dimension civile de l’existence. Désormais, cette part commune semble disparaître sous la simple juxtaposition des intérêts privés : vision régressive, certes calculatrice mais, aussi bien, naoeve, puisqu’elle situe la plus grande liberté individuelle dans ce qui est en réalité la dépendance la plus grande à l’égard d’un système dominé par la notion de marchandise. Alors se réalise une forme extrême d’aliénation, une réification déjà dénoncée par de multiples voix mais que rien, et particulièrement en Italie, ne paraît pouvoir réellement différer.

N’est-ce pas cet autre spectre - double moderne de celui de Machiavel - qui hante les visions, à la fois pessimistes dans le domaine du réel et somptueuses sur le plan littéraire, d’auteurs comme Francesco Biamonti, ligure, et Vincenzo Consolo, sicilien de Milan ? Du premier, dans Les paroles, la nuit, on peut lire : " Trop de jeunes ensemble donnait un sentiment de désespérance. Dieu sait pourquoi ! Triomphe animal du nombre. Ou peut-être à cause de cet air supérieur et vide, cet air d’usurpateurs. Mais usurpateurs de quoi ? Ils semblaient vouloir un monde qui ne valait plus la peine d’être disputé. " Et de Consolo, dans Lo Spasimo di Palermo, ce passage : " demeurait en moi le besoin de la révolte en un autre domaine, dans l’écriture (ª), une méthode dans la folie (ª) grâce à une langue qui fût contraire à toute autre logique, confiante et communicative, de pères ou de frères - confrères - plus âgés, complices involontaires, pensais-je, des responsables du désastre social. " Pour Biamonti comme pour Consolo, le désastre concret, avec son aspect sanglant ou prévaricateur, marqué par la corruption politique et la dégradation des échanges, ne fait qu’expliciter le désastre secret d’humains désormais incapables de se percevoir eux-mêmes dans l’étendue et la profondeur de leur mystère, alors que la science - à laquelle ils croient à nouveau, comme à l’époque du scientisme, de façon inconsidérée - les renseigne chaque jour davantage sur le caractère fuyant et contradictoire de la réalité. Crépuscule infiniment retardé chez Biamonti, hantise d’un brutal effondrement chez Consolo, c’est la même borne, le même futur barré - ou perçu comme tel - qui oblige le langage à descendre au plus profond de sa richesse et de son histoire, de sa mémoire et de sa capacité d’invention, pour retrouver la part poétique de l’écriture, hors de toute nostalgie ou facile consolation, sur un mode encore impossible à définir. Car pour ces deux solitaires à la parole économe, comme pour quelques-uns des plus grands auteurs italiens qui les ont précédés (de Dante à Gadda, de Leopardi à Sciascia), le fantasme du désastre est un ressort puissant de l’écriture, et le livre est d’autant plus ferme qu’il s’oppose, par sa seule cohérence et la plénitude de sa langue, à la déperdition du sens dans la cité.

Il n’est pas facile aux écrivains italiens d’aujourd’hui de réfuter le prédicat léopardien selon lequel ce qui est (tout ce qui est, soutenait même l’auteur du Genêt et des Petites âuvres morales) serait le fruit du mal. Et ce n’est pas la moindre contradiction de l’Italie, pays qui suscita un rêve d’harmonie esthétique particulièrement durable, que d’avoir aussi engendré une littérature dont la noirceur est la part la plus active. Comme si la beauté qui s’expose menaçait continuellement la parole dans sa capacité à dire et inventer, mais aussi à scinder, distinguer, résister, élire. Comme si la cité visible n’avait d’autre but que de faire oublier la cité invisible dont elle devrait être l’incarnation ou le projet.

Il faut pénétrer dans le domaine strictement poétique - celui d’auteurs parfois absents de cet ouvrage à cause des hasards de l’édition, ou parce qu’il m’était impossible d’en rendre compte, les ayant moi-même traduits - pour percevoir plus nettement une espérance dans le futur de la parole. Mario Luzi, en premier, ou Cesare Viviani, par exemple, mais aussi bien Gianni D’Elia ou Milo De Angelis, refusent de fixer avec trop d’intensité, qui serait pour eux synonyme de fascination, les aspects inquiétants d’aujourd’hui. Ils leur opposent l’intuition d’un cycle de métamorphoses qui relativise la notion d’histoire, et qui, dans le creux d’époques dominées par le désarroi, fait naître des ferments encore impossibles à repérer. Mais à bien les lire, ils ne sont pas si éloignés de Consolo ou Biamonti, quand il s’agit de dénoncer l’incapacité de notre temps à se saisir de son propre malaise pour en assumer les lignes de force, ce qui serait passer de la maniaco-dépression au coeur fertile de la tragédie.

Loin des scènes où semblent se poser les questions d’aujourd’hui, doutant même que, " gérées " de la sorte - c’est-à-dire comme totalement contemporaines -, de telles questions soient pertinentes, certains auteurs ont élaboré des fictions inactuelles devenues d’une intense actualité. Parmi eux, Sergio Ferrero laisse libre cours à sa sérénité incommode, à son indépendance méditative. Dans le sillage de James, il a su préserver la part abyssale de ses personnages, et concilier maîtrise de la structure narrative et contestation de cette même maîtrise lorsqu’elle visait à contenir ou définir le secret des êtres. Précisément parce qu’il est doué d’un réel pouvoir de persuasion et d’une réelle invention narrative, Ferrero écarte la figure de l’écrivain démiurge, sous quelque forme que la modernité la propose. Le lire nous libère des stratégies, à commencer par celles qu’on pourrait lui prêter. Le seul visage identifiable, dans ses romans où les personnages sont des épures étonnamment charnelles, est celui de l’énigme, si toutefois l’énigme a un visage.

C’est dans un réseau de solitudes, sur des sentiers secondaires qui ne veulent même pas être des pistes, que la littérature italienne actuelle offre les oeuvres les plus éclairantes. Ce qui n’étonne guère si on se souvient que l’Italie a toujours mis en doute, au-delà des notions de centralisme et de centralité, l’existence même d’un centre. Et cela non seulement en ce qui la concerne mais, pourrait-on dire, en toute chose.

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Relisant les lignes déjà écrites de cette préface, un doute me vient quant à la perspective dans laquelle j’ai voulu la situer : ne s’agit-il pas, une fois encore et de manière obsédante, du rapport supposé privilégié, en miroir, de la France et de l’Italie à travers les oeuvres et leur traduction ? Mais ce lien particulier, dont les termes esthétiques et littéraires ont été fixés à la Renaissance, conserve-t-il un sens alors qu’il semble désormais impossible d’éviter des mots comme globalisation, mondialisation ?ª L’angle de vue franco-italien demeure-t-il pertinent, ou ne fait-il que prolonger la vie de lieux communs désormais dépassés, mais dont les dépouilles peuvent encore brouiller quelque temps la vision ? Il faut en revenir à la place occupée aujourd’hui par la culture française au niveau mondial pour comprendre qu’elle ne constitue plus un interlocuteur privilégié aux yeux de l’Italie, où le mimétisme suscité par les États-Unis apparaît encore plus net qu’ailleurs en Europe : dans un champ littéraire italien dépourvue d’une langue centralisatrice, unificatrice, telle que la France l’a connu et, malgré tout, la connaît encore, l’adoption de standards aseptisés ne pose guère de problèmes. Jusque dans le domaine poétique, où les enjeux relevant de l’économie sont pourtant négligeables, cette modification de la donne entre la France et l’Italie est très sensible depuis plusieurs décennies. Qu’il suffise de citer le critique Massimo Raffaeli qui, dans il manifesto, rendant compte d’une récente anthologie où se trouvaient réunis douze poètes français d’aujourd’hui, a pu écrire : " Pendant au moins quatre siècles, la culture italienne a été tributaire de la culture française, surtout en matière de poésie. (ª) L’osmose s’est interrompue dans les années soixante, lorsque la littérature elle aussi a changé de modèles et de référents, avouant peu à peu sa dette à l’égard des catalogues angloaméricains ; et que les derniers Français, Yves Bonnefoy et Philippe Jaccottet, qu’aient lus la plupart des poètes italiens, frôlent aujourd’hui les quatre-vingts ans, en est certainement une preuve supplémentaire. "

Le récent engouement de la France pour la littérature italienne, phénomène partiellement artificiel mais qui dura plus de dix ans et ne laisse la place qu’aujourd’hui à une attention plus restreinte mais approfondie, doit être vu comme le négatif de la liberté affirmée désormais par l’Italie à l’égard des mots d’ordre ou des courants venus de France. Lorsque la mode italienne est apparue dans l’édition française, au milieu des années quatre-vingt, il ne s’agissait pas d’une inversion de la dépendance mais de la tentative de combler un retard, un déséquilibre : les arts plastiques, le théâtre, l’opéra et le cinéma avaient durablement occulté la littérature dans la perception qu’on pouvait avoir, en France, de l’Italie. Que désormais d’innombrables auteurs italiens, et jusqu’aux plus jeunes, aient été abondamment traduits, n’a cependant, paradoxe utile à noter, guère changé en France l’image de la culture italienne, majoritairement non littéraire. Le subit intérêt pour les écrivains transalpins, tel qu’il s’exprima en France à partir de 1985, ne relevait pas vraiment de ce qu’on aime appeler un " désir d’Italie ", et la part nationale de leur identité n’eut sans doute pas l’importance qu’on lui attribua aussitôt. N’a-t-on pas insisté, d’ailleurs, sur la nature plurielle de cette littérature voire sur son plurilinguisme, en exagérant le rôle du dialecte, vraiment significatif dans le seul domaine de la poésie ?

Quant au jeu des apparences, à la théâtralité, au trompe-l’oeil, à toutes les autres composantes jugées autrefois italiennes d’un certain type de rapport au monde et à la vérité, que représentent-ils encore au moment où les nouvelles techniques de communication font vaciller la frontière entre réel et virtuel, imposant le règne du visible, et mettant en application des stratégies autrement plus globales, autrement plus déroutantes, au sens étymologique du terme, que celles dont la péninsule nous semblait détenir le secret ? Alors que la réalité dépasse quotidiennement les interprétations les plus cyniques de sa pensée, Machiavel, aussi utile que demeurent la plupart de ses analyses, devient, là encore, spectral, proche et lointain, suscitant désormais, plus que la crainte, la mélancolie.

De cette relation entre la France et l’Italie devenue en quelque sorte une parmi d’autres, ne peut-il venir pourtant une lecture des oeuvres plus attentive et plus sincère, apte à reconnaître en chaque auteur une écriture et non l’incarnation d’on ne sait quelle italianité ? C’est dans cet esprit que furent lus les ouvrages ici chroniqués.

N’est-ce pas au moment où s’estompe le mythe du " voyage en Italie ", menacé de désuétude, que ce pays, notre proche voisin, l’étranger immédiat, devient audible à nouveau dans sa langue et surtout dans le geste, irréductible à tout autre, qu’accomplit encore cette langue à travers les oeuvres ?

23 avril 2002
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