Anton Beraber | Trésor des traversées possibles | Semaine 18

Extrait du Journal au lundi 3 mai :
« Beaucoup écrit. Ce sont les dernières pages d’un premier jet, l’état instable du roman où certains, pensant sans doute au modelage, situent le plaisir de créer. Se défier de ces gens, surtout. L’art, au contraire, tient du phénomène atomique, la matière cherchant le point où tout s’inverse, le point où les formes possibles tombent dans l’épaisseur du chant comme des gouttes de lave dans l’eau froide ; et leur bizarre torsion externe trahira longtemps, jusque dans les pages des manuels, quelle violence ce dut être que de solidifier. Je ne suis pas capable de lire les notes de la veille dans le carnet ; j’essaie, en les repassant à la pointe de mine, de savoir quelles lettres c’étaient mais trop tard, les livres possibles passent au large, le courant les ramène à la bibliothèque de Borges, et mes bras à moi toujours trop courts. Effarant que des mots dignes d’être inscrits dans ce carnet puissent n’y pas survivre une seule nuit. L’un, presque le plus long, porte un U majuscule, sans savoir pourquoi je pense à une ville de l’Inde (c’est en réalité, je réalise au moment de publier ce Journal, l’astéroïde Oumuamua avec une orthographe fautive). Nous passons l’après-midi à la Colonie suisse ; Mme Jacqueline catastrophée a commandé massivement pour la Fête mais personne ne vient, la pelouse est vide, dans les bacs d’inox les laitages tournent lentement sous le soleil. J’ai ramené un spray de deux litres pour rafraîchir les enfants mais la pompe est trop dure pour eux et il me faut me lever sans cesse. La cuisine a préparé trois kilos de ce poisson très cher que l’Egypte ne consomme qu’une fois l’an. Aujourd’hui. Un garçon part vérifier que la police n’a pas fermé la rue. »

Extrait du Journal au mardi 4 mai :
« Moustapha s’est fait rentrer dedans : la rue trop étroite d’Imbéba, un fellah en scooter, c’était hier mais l’onde de choc ne veut pas retomber. Les mains lui tremblent. Il me montre sur la ligne du coffre où les dents de l’autre ont tapé et, sur la moquette du toit comme le rappel de sa déveine, les gouttelettes de sang de la dernière fois. Il fait exceptionnellement chaud …“ les enfants, sur la route, quasi foudroyés écoutent la chanson de Pierre Perret sur le déconfinement, chanson contre toute attente assez bien arrangée mais qu’on interdise les imbéciles, dans les commentaires de Youtube, de se rengorger sur « notre belle langue française ». A la Colonie suisse particulièrement déserte Léon parle de la corniche d’Alexandrie : la relative liberté qui y règne, les pèse-personne truqués, les pêcheurs à la ligne mais ils n’appâtent pas, ils rêvent aux villes englouties et aux jolies femmes restées bloquées dans leur voiture.Il y prend des photographies. Nous revenons à l’histoire de notre plaine natale à lui et moi : il a entendu parler du mitrailleur canadien, il a vu sa tombe à Fontenay-le-Fleury et c’était bien le mitrailleur de queue. Bien qu’en tombant d’un B-24 il eût creusé un cratère de cinquante centimètres, l’électricité résiduelle des nerfs fit au malheureux attraper la main de Maurice. A des milliers de kilomètres les récits du grand-père reçoivent une confirmation incomplète, certes, mais inopinée. En 46 Maurice lui refusa de continuer le planeur, trop dangereux mais peut-être encore la pression de cette main, le regard du petit blond mort, les mouchettes des 88 dessus la Seine-et-Oise. Les mots se bousculent dans ma tête, je les retiens mal mais il y a comme urgence à réunir les éléments avant le basculement dans le mythe ou l’oubli. Elsa, que ces affaires-là laissent de marbre, dira en se couchant que j’ai bien trop parlé. »

Extrait du Journal au mercredi 5 mai :
« Me fait alpaguer, tard dans la nuit, par Mohamed Halawa. J’allais partir du café. Halawa revient sur les évènements d’il y a quatre ans, son amour malheureux pour R. et, chaque nuit, la colère qui le faisait crier contre les médisants. Je sais tout ça mais il est très important de faire l’étonné. Il doit être une heure du matin, le café n’a pas désempli mais déjà trop bu, trop fumé, trop éloigné de moi-même pour m’arracher deux lignes valables. Les voitures nous frôlent ; les graines du camphrier tombent dans les tasses pleines et s’y dissolvent. J’entends, dans un brouillard de noms, ceux de Boudy, de M., celui de Kany brièvement tiré des limbes auxquelles le condamne l’insignifiance du personnage ; la bande des gamins qui grandirent ensemble dans la rue Séri, se partagèrent les motos et les femmes et s’infligent désormais des vengeances sans pardon, leur visage écrasé contre la glace des chiottes, les tables séparées. R. fit tourner les têtes ; et leur échec individuellement devant cette fille qui les dépassait les jeta dans un désarroi qui dure encore. (R. J’écris son nom ici parce que c’est en français mais la damnatio memoriae est telle qu’on s’en tiendra à la majuscule, quand bien même le prénom est commun et que personne ici ne la reconnaîtra.) Halawa, dont l’autorité rayonne bien au delà du café qui porte son nom, m’est toujours apparu dans les choses du cœur singulièrement démuni ; et ses protestations de bonne foi rappellent, une fois de plus, qu’en amour mieux vaut n’être jamais complètement soi-même. Il me montre les captures d’écran de conversations sur Whatsapp, le trouble de 2017 n’est jamais retombé et l’aveu éclate, mais sur le tard, que nos débuts ratés à lui et moi, notre défiance mutuelle vient de ce qu’il me tenait pour un ami d’Abdelrahmane : cet été-là cela suffisait pour me refuser le Bonjour. »

Extrait du Journal au jeudi 6 mai :
« La journée se refuse à moi. Les dames de service de l’école, en arrivant tout juste à 9h, me mettent en retard pour la suite. Mon premier rendez-vous me fixe un brin hagard, il n’a évidemment pas dormi, nous échangeons de vaines paroles sur « les vieux romanciers français ». Quoi qu’à peu près vides les bureaux sont climatisés à 17, c’est vingt-cinq degrés qu’on encaisse en sortant de l’immeuble comme d’une station spatiale et le claquement des drapeaux tout-à-coup démultiplié par le vertige vous reste dans l’oreille jusqu’à la rue du Soudan. Moustapha au retour me trouve l’air étrange. Les microbus conduisent vite, se déportent sans cesse, rétablissent à la limite du fait divers ; j’essaie de passer de la musique mais il y a quelque chose dans la connectique et, peut-être aussi, quelle musique. Ce soir le couvre-feu entre en vigueur : nous entrons dans une saison noire. L’épidémie a clairsemé les rangs dans le service où je travaille, il y a des cas graves, des morts mais je n’ose rien en dire à Elsa dont les cauchemars sont déjà spectaculaires. Je ressors vers cinq heures pour les courses et, pareil, mon autorité sur les choses a fondu : chez le poissonnier de l’angle le froid des bacs de glace de nouveau me transit et le bruit, je ne sais pas, la bousculade nerveuse d’avant l’iftar, cette étrangère qui me fixe et qui doit être française, le prix étonnamment bas des gambas installent une sorte de doute global, un Qui suis-je ? qui me fait soudain bloquer le tourniquet. A la pharmacie personne ne me répond ; des fellahin en longues chemises tachées portant des grappes d’enfants me passent devant sans que j’ose rien dire pour commander le lait gouvernemental. Au dîner S. refuse de toucher aux grosses crevettes que je lui décortique patiemment. Un article dans le Monde sur le dernier volume du journal de Bergounioux. Damien, m’apprend Elsa, s’est envolé pour Toulouse et l’idée me taraude, en cherchant le sommeil, que moi je n’y ai jamais mis les pieds. »

Extrait du Journal au vendredi 7 mai :
« Un mail, la nuit dernière, tombé du passé …“ l’image est décevante mais elle survit à toutes mes tentatives contre elle. Je vérifie dix fois qu’il ne s’agit pas d’une erreur, d’un spam mais non : M. à qui je demandais en octobre 2012 s’il m’était possible de l’apercevoir à Rennes répond 9 ans plus tard que non, elle est au Caire, elle m’a trouvé par hasard sur internet. Quelques échanges brefs et, bizarrement resémantisés par les circonstances, les concepts un peu creux que j’employais à l’université pour m’attirer des filles pareilles : Intersections-dans-le-destin, Nœuds-de-vie, Pente-des-choses dont la validation inopinée, à l’aube de mes trente-quatre ans, me fait commettre toutes les maladresses. Elle a trouvé mon vrai nom. Elle ne souhaite pas me revoir. Mon dernier mail reste sans réponse, c’est sans doute un bien puisque, déjà, l’agacement qu’on ait violé mon royaume solitaire l’emporte sur l’habituelle curiosité pour le corps de la vieille maîtresse. Il y a aussi, même s’il n’eut pas la même importance pour elle que pour moi, le lien qu’elle a peut-être encore avec Iossip : qui sait s’ils se parlent ? Bien que je me sois promis de n’en rien faire, à peine me suis-je couché que je rallume et passe des coups de fil : M. est fonctionnaire, en détachement sans doute, la Ville n’est pas si grande qu’on ne puisse obtenir quelque part les éléments de son dossier. Elle avait une voix merveilleuse, une voix rauque et l’odeur de brune très forte, le musc des femmes en rêve qui me fit longtemps douter de la réalité de nos étreintes. Elle lisait Nadja, rangeait ses préservatifs dans une petite boîte de pastilles et tamponnait scrupuleusement, chaque mois, le parquet brûlé de sa chambre rue St-Mélaine à la cire noire. Nous mangeâmes une nuit de l’andouille aux pommes. Le lendemain, en emmenant les enfants à la bibliothèque du centre culturel français, je ne peux m’empêcher de faire le tour des tables, discrètement. »

Extrait du Journal au samedi 8 mai :
« Fin de la guerre : le collège de Reims, les pensées de Jodl, les flashs. La solennité de cet anniversaire ne parvient pourtant pas à résoudre chez moi l’énervement des derniers jours. Le dossier de M. m’est arrivé par mail ce matin : c’est bien elle, à Alexandrie, une ’’solitaire’’ écrit-on, et la parole très franche, d’ailleurs ’’elle écrit’’. Je le referme et le supprime ; c’est clore, en même temps, l’embranchement d’une vie possible, offerte puis refusée il y a dix ans, mais dont la virtualité longtemps me travailla. Cet acte de souveraineté, dont j’inventerai plus tard qu’il me restaura dans ma dignité d’homme libre, me laisse tout étourdi. Je travaille d’arrache-pied au manuscrit en cours sans parvenir à en changer grand-chose : j’ai laissé la pâte prendre, il faudrait une hauteur de vue et, en même temps, une pénétration que deux nuits presque blanches ne me laissent pas ; mon acharnement tourne au suicide social parce que les autres tâches s’accumulent, les appels pleuvent, le retard sera irrattrapable. A 14h il fait 43°, je jette tout le monde dans un taxi, nous allons prendre le frais sous les banians de la Colonie suisse. Mme Jacqueline me parle de sa jeunesse, son père inflexible, l’ennui des longs automnes sur Neuchâtel et, à l’opposé, les types dans le métro de Londres qui se masturbaient devant elle en 1965. Je renonce à trouver la cohérence de ce samedi. Elle portait, en ce temps-là, un parapluie-canne légèrement souple dont elle espérait bien qu’il leur sectionnerait la queue comme on décapite des ombelles. Mais, regrette-t-elle, quand bien même elle les y invitait d’un sourire, aucun d’eux ne se risqua jamais à la sortir franchement. »

Extrait du Journal au dimanche 9 mai :
« Retour du 6-Octobre avec Moustapha en écoutant des marches de la guerre de 73 …“ son père, que les horreurs sur le canal ont pourtant dû vacciner de cette gloire-là, se les passe la nuit dans sa chambre, porte close. Le café, conditionné sous vide, explose dans la cuisine à peine ai-je percé l’opercule : mystère d’une sur-pression que je ne connaissais pas à cette marque mais j’y veux voir la preuve que l’air d’ici s’est appauvri, s’est vidé ; et malgré les objurgations de ma femme j’en collecte la poudre avec une brosse-pinceau. Visite de Léon B. qui attend son avion pour Paris. Je lui montre les toits, façon de l’amener où s’est interrompu mon travail mais je lui sens, lui, plus de ressources, plus d’épaules : il poussera dans ce chaos de baraques en planchettes, de paraboles rongées et de banderoles interdites plus loin que je n’ai su le faire. Je reste longtemps, après son départ, à fixer le plafond : fatigue sans savoir de quoi, les dernières nuits, l’espèce de régime que je m’impose ou, plus probablement, le sevrage du tabac qu’il faudra bien un jour réussir. Elsa a lu le manuscrit des Quarante millions, elle a établi une liste de remarques dont la pertinence et surtout, les nuits de peine qu’on exige encore de moi me désolent ; c’est la première fois que je lui laisse dans les mains un texte aussi peu abouti, une forme encore indécidée dont le tellurisme, l’espèce de frisson vivant l’a troublée. Il semble qu’après tant d’années un cap vient d’être franchi dans notre connaissance mutuelle. Tout ce que j’ai obtenu de la vie fut arraché par un acharnement de tâcheron, sans intelligence, sans les fulgurances du génie ; et il me semble aller à pied où tant d’autres filent en voiture. Cette nuit encore... Et quel grand écrivain eussè-je fait si m’avaient été données les heures du matin pour l’ouvrage : l’esprit supérieur du fil de l’aube que l’illusion des formes n’a pas encore gâté ! »

17 mai 2021
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