Cathie Barreau / châtaignes sur feu de pages

Cathie Barreau dirige la Maison Gueffier, ateliers d'écritures, pour le théâtre du Manège à la Roche-sur-Yon, ainsi que la formation de formateurs en atelier d'écriture à l'université Rennes 2.

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on a déjà accueilli de Cathie Barreau, sur remue.net, lignages et consolations
elle aussi publié chez Inventaire/Invention cellule

disponible au Collège Coopératif de Bretagne : 2 DVD d'entretiens sur les ateliers d'écriture avec François Bon dans les ressources formation continue

Châtaignes sur feu de pages

 

 

Autant que je me souvienne, me venait toujours l’expression jeune fille quand je la voyais dans le quartier, au retour du marché la plupart du temps, de la rue Michaux à la rue de Tolbiac, ou bien plus près du parc, aux alentours du lycée, quand elle traversait les groupes de jeunes gens alors que je remontais vers la place d’Italie et que je me disais là : une vieille femme comme une jeune fille. Je la vis pour la dernière fois un soir de décembre, un dimanche, quand j’attendais un homme de ce temps-là, Tedbalt, et que j’avais ouvert la fenêtre, me penchant pour rêver et imprimer des images, attitude dont j’avais pris l’habitude à mon insu. Elle passa sous les réverbères dans une démarche d’enfant. Et je sus tout le désespoir que la petite bonne femme, si belle, ressentait, puisque je l’avais aperçue une heure plus tôt.

J’avais passé l’après-midi dans un café douillet rue des Trois Frères avec des gens plus jeunes que moi et qui, de temps à autres, me faisaient signe pour les rejoindre, parler de politique et d’amour, boire du whisky, refaire le monde comme si nous étions au vingtième siècle, avec une nostalgie de ce qu’ils n’avaient pas vécu. Ces conversations parfois houleuses nous faisaient du bien et je sentais qu’ils avaient peu l’occasion de parler ainsi, qu’ils n’osaient pas, entre eux, aborder ces sujets, qu’il leur fallait un témoin, un relanceur, une qui avait quelques livres sous le bras ; j’orientais, je nourrissais leurs esprits paresseux qui souvent se tournaient facilement vers l’acquisition d’un nouveau téléphone portable de l’un d’eux, la recherche d’un appartement ou le menu du réveillon. Si je refusais tout cela dans ma vie, me rendant ainsi maladroite dans le maniement de ces petits objets électroniques, ce qui les étonnait et les faisait rire, et dans ces rituels gargantuesques où je me sentais étrangère, je m’attachais à provoquer leurs regards approbateurs puis songeurs quand j’énonçais une idée à l’envers, subversive, dénudée. Parfois l’un d’eux me prenait dans ses bras et les quinze ans qui nous séparaient me paraissaient délicieux et simples.

Ce dimanche de décembre, quand ce fut le soir, je les quittai et traversai Paris en songeant qu’un rien me réjouissait, que l’hiver et la solitude me grisaient, que j’avais tant à faire et à voir en mettant un pas devant l’autre, et que si le cœur m’en disait, il suffisait de partir. J’avais l’impression de tisser un tapis de mille fils sans savoir précisément ce que cela donnerait en fin de compte mais confiante en chaque brin de laine nouveau. Les couloirs du métro étaient calmes ; je changeai de ligne à Nation puis descendis à Nationale. Et c’est là, dans un café de quartier, tout en néons et tables de formica, que je la vis. Elle était seule. Vieille, droite, assise au fond du bistrot, son sac sur ses genoux, un verre de vin blanc et une chaise vide devant elle, alors que deux ou trois tables étaient occupées par des couples, et au bar, des habitués probablement. Seule dans ce café du dimanche soir, ses cheveux ondoyants, gris sur ses épaules, ses petits yeux bleus légèrement maquillés, son imperméable crème, elle avait choisi de ne pas rester chez elle, et de s’offrir un verre dans ce lieu où il y avait du monde.

Et j’ai pensé à moi. J’eus un instant la tentation d’entrer, de m’asseoir face à elle pour ne plus avoir la vision de cette vieille femme seule un dimanche soir. J’ai passé mon chemin. Je n’étais pas si forte pour me charger de sa solitude à elle. Le temps n’était pas loin du chagrin et du désespoir. Pourtant, ce qui m’avait émue n’était pas la vieillesse mais au contraire une fraîcheur, l’attente adolescente de je ne sais quoi, cet allant qu’elle montrait à être au milieu des gens du café et si je soupçonnais de la tristesse, ce n’était peut-être que mon imagination, l’identification à moi-même qui au-delà de mon irrésistible et étonnante joie de vivre, me projetait dans ce que je ne voulais pas : vieillir seule.

Je rentrai chez moi. Il téléphona, l’homme qui m’accompagnait parfois, et s’invita avec un panier de ragoût mijoté et vin de sa cave. A la fenêtre, le regard sur elle qui venait de quitter le café et longeait la rue, qui traversait juste à la hauteur d’un platane de son petit pas léger, de ses yeux que je savais perçants et que j’avais souvent croisés, cherchés dans une rencontre sur le trottoir toutes ces années, j’étais à nouveau émue de me voir soudain.

Toujours est-il que je fermai la fenêtre sur le froid, mis de la musique et préparai le couvert. Recevoir un ami qui n’est pas un amour est un délice. Et tout en m’affairant, mon esprit voyait danser la petite vieille dans des contrées loin de Paris ; ses cheveux ondulés et gris se transformaient en une chevelure soyeuse, longue et colorée, son regard souriait dans une forêt de chênes et de châtaigniers séculaires ; elle marchait légèrement en foulant du pied les restes de l’automne ; la lumière insistait dans les petites clairières qui sentaient l’humus ; parfois elle se baissait et dégageait les châtaignes de leur bogue, les glissait dans sa robe, continuait son chemin, les yeux sur la terre et dans la cime des arbres tout à la fois. Elle arrivait à sa demeure haute et informe. Elle montait jusqu’à la salle la plus à l’Est, disposait le petit bois dans la cheminée puis allumait le feu qui prenait doucement. Elle le nourrissait de temps en temps de bûches lourdes et aussi de livres terrestres qui donnaient un éclat si particulier aux flammes qu’elle fermait un instant les yeux. Elle s’endormait devant l’âtre et rêvait qu’elle vengeait les esclaves sacrifiés.

Tedbalt entra et s’occupa d’emblée de la cuisine tandis que je restai dans un fauteuil, indolente. Il ouvrit la bouteille et nous goûtâmes un vin velouté. L’homme approchait parfois son visage du mien et m’embrassait légèrement. Il me faisait promettre à chaque rencontre que nous resterions liés l’un à l’autre. Je savais qu’aucun amour ne renaîtrait et que cette tendre amitié me convenait ; j’étais tranquille auprès de lui et il acceptait que je l’aie souvent oublié durant ces dernières années. Il se penchait vers moi ce soir-là et me disait : « Où es-tu ? ». Loin d’ici assurément. Je dus ramener mon rêve à l’instant de maintenant et lui contai l’histoire du temps à l’envers, de la jeunesse qui arrive après la mort et de châtaignes grillées sur un feu de pages. Il voulait tout savoir : la couleur de la forêt, la douceur du vent d’Ouest, la forme des mains de la femme, le rouge profond de sa robe, la sérénité. Et quelle sera la vengeance ? Tedbalt posait une question et il n’y avait rien d’enfantin dans ses yeux. Il savait que j’étais incapable d’imaginer un combat, du moins de ceux que l’on voit sanglants ; incapable de fomenter des trahisons ; incapable d’envoyer un présage de mort. Son visage soudain sérieux prit le temps de me parler ; il me faudrait bien enfin, disait-il, porter à mon flanc une arme et cesser d’épargner ceux qui me semblaient si fragiles et qui, néanmoins, dans leur douleur, s’amusaient à me blesser, à enfoncer leurs yeux jusqu’au fond de mon coeur au point que je restais parfois étendue de longues journées, en sang et en pleurs.

Ce soir-là, je mesurais encore combien Tedbalt m’était précieux. Il jouait comme moi, entrait dans mes mots, savait que je distinguais mes rêves de ma vie quotidienne, que je me servais des images, des songes que je construisais pour tracer le sens, mais que chaque chose, chaque fait s’organisait dans la réalité ou dans ma pensée. Pourtant, je me taisais le plus souvent. On m’avait dit un jour : « Madame, vous délirez ». C’était sous le ciel orageux d’un été sur des hauts plateaux, aux abords des forêts denses, quand tout se décide ailleurs que dans nos vies petites, sous les nuages bleu nuit et les pluies tièdes, en dehors des sillons droits. Ce mauvais esprit me disait qu’il faudrait redresser ma pensée. Je crois avoir souri doucement et avec assurance.

La vieille jeune fille occupa la conversation tard et nous finîmes de dîner à l’approche du sommeil. Tedbalt devina qu’il lui faudrait repartir ; il ne resterait pas dormir près de moi. Je le regardais aller et venir du salon à la cuisine, tranquille, l’air légèrement triste, nonchalant et précis à la fois dans ses gestes de rangement, accordant aux objets et aux trajets toute l’attention de quelqu’un qui se dit que c’est bon d’être vivant, de voir, sentir, entendre. Il est probable que personne n’avait osé lui murmurer qu’il délirait, mais il subissait, je le savais, les reproches de ceux qui voudraient que la vie soit organisée comme un paysage clair et sans ombre. Tedbalt laissait parler. Les cavernes profondes, les taillis fournis, les ruines cachées, les forêts impénétrables le confortaient dans ses chemins. Il vivait à sa guise tout en n’oubliant jamais comment s’adapter pour le meilleur. Dans la nuit d’hiver, il partit et rejoignit ses ateliers de l’autre coté du boulevard, rue Marceau.

Pour l’heure, il me restait à dormir. Je revis en rêve la vieille femme. Elle était menue, frêle, coquette et seule. Et je sus que je n’étais plus ainsi, que mon pas était plus long désormais, mes jambes plus musclées, mon port de tête moins fragile.

J’avais été vieille. C’est cela qui me troublait.