Cathie Barreau / Lignages et consolations

Cathie Barreau a conduit de nombreux ateliers d'écriture, en particulier en milieu pénitentiaire. Elle est à l'origine d'un diplôme de formation universitaire à l'animation d'ateliers d'écriture à l'université de Rennes. Enfin (avec l'aide de Gwenaël Boutouillet), elle a fondé avec la scène nationale du manège, à La Roche-sur-Yon, un lieu uniquement voué aux ateliers d'écriture, présentant des stages, des rencontres et lectures, et accueillant des écrivains pour des résidences: c'est la maison Gueffier, initiative qu'on voudrait bien voir d'autre villes emprunter.

à lire, de Cathie Barreau, sur Inventaire/Invention : "Cellule"

 

 

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Cathie Barreau à la maison Gueffier

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sur remue.net, on présentait cet hiver une visite de la maison Gueffier, ateliers d'écriture à La Roche-sur-Yon

« Ne pas se contenter de la fixité des disparus, prendre de leurs nouvelles. »
Jean Rouaud - La désincarnation

« La Vendée est pauvre, dépourvue de tout panache : buissons, sables, croix. Une carriole à ânes. Des vignes étiques. La journée était grise (couleur de rêve) et le vent absent. Mais le sentiment que c’était la Trinité, même en pays étranger, l’attendrissement devant les enfants dans leur carriole à ânes : les petites filles en longues robes, importantes, en petits chapeaux (oui, justement petits) du temps de mon enfance, saugrenus, le front carré, des rubans sur les côtés, des petites filles si semblables à des grand-mères et des grand-mères si semblables à des petites filles... [...] En ce moment, en ta compagnie, en Vendée, en mai 1926, je joue sans arrêt un jeu, que dis-je ! des jeux ! je trie avec toi des coquillages, je grappille aux buissons des groseilles vertes (comme mes yeux, la comparaison n’est pas de moi), je cours voir (parce que lorsque Alia court, c’est moi qui cours) si la Vie remonte ou redescend (marée haute et marée basse). »
Marina Tsvétaïeva, Lettre à Boris Pasternak, Saint-Gilles, 23 mai 1926, dimanche

 

Alphonsine, ma grand-mère paternelle, s’en souvient, c’était l’hiver 1914, elle erra durant plusieurs jours et nuits dans les chemins boueux du bocage vendéen. Elle mendiait. Le soir du troisième jour, elle fut accueillie dans une ferme où on lui servit du pain trempé dans du lait chaud. C’est ce repas de ses 18 ans qu’elle raconte le 2 janvier 1967 d’une voix murmurée dans une agonie tranquille où elle dit toutes les douleurs du passé. Elle est couchée dans son lit, au coin de l’unique pièce de la maison au sol en terre battue. Elle va mourir et elle révèle toute sa vie devant ses enfants et ses petits enfants : Edmond, Radegonde, Gabrielle, Abel, leurs époux et épouse, les grands et les deux petites que nous sommes ma sœur et moi-même. De temps en temps, elle interrompt ses souvenirs et demande que l’on nous serve à toutes les deux le poulet rôti qu’elle a tué et plumé ces jours en prévision de ce repas de nouvelle année. Elle meurt en début d’après-midi.

Entre elle et moi, j’entends une joie clandestine que nous sommes les seules à éprouver et que nous taisons de peur que l’on nous moque. Ce qu’elle me confie chaque jour de ma vie, la faim et l’humiliation. Les pieds déformés dans les sabots de buis, elle marche et elle sait que je suis déjà là, quelque part dans ses rêves. On l’a chassée de la place du village et elle s’est enfuie vers le hameau des Vergers en passant devant le manoir des maîtres, ceux chez qui elle travaillait à garder les bêtes et qui lui donnaient quelque pitance au fond de la grange. Désormais c’est l’hiver et la guerre. Ses cheveux dépassent de son bonnet de toile, ses yeux scrutent le chemin noir. Elle a faim. Elle a si souvent faim. Une joie entre elle et moi, faite de faim que je n’ai jamais ressentie cruellement. Elle si. Elle a pu croire, en cette nuit de 1914, dans les broussailles des sentes tracées par les troupeaux, qu’elle ne mangerait jamais plus. Elle marche et se perd dans une campagne hostile qu’elle ne reconnaît pas. Elle pourrait tomber là, devant la barrière du pré des Noues, et rester toute la nuit allongée dans l’herbe trempée et glacée, se laisser endormir par le froid et n’avoir plus jamais faim. Elle est jeune. Elle ne sait rien de la lignée qui viendra d’elle, elle n’imagine pas les femmes droites et belles qui franchiront le siècle pour elle et n’auront pas faim, ne courberont pas le front. Et elle le sait pourtant. Je suis déjà là l’hiver 1914; elle est en moi aujourd’hui. J’existe et je ne suis pas née.

Elle sent qu’elle est perdue dans la campagne sombre, mais une lumière tremble derrière les arbres rabougris du chemin, une ferme sans doute. Elle s’est éloignée du territoire qu’elle connaît et ne peut mettre un nom sur ce hameau. Elle approche. Elle n’a pas peur. Elle a faim. Elle sait pourtant qu’une fois de plus on peut la repousser. Deux silhouettes dont l’une tient une lanterne à hauteur d’épaule sortent de l’étable et se dirigent vers la porte de la maison à l’intérieur de laquelle Alphonsine perçoit une lueur. Elle avance sur l’aire et appelle dans la nuit. L’homme et la femme se retournent ; ils regardent Alphonsine, jeune fille épuisée, qui dit simplement qu’elle a faim. Rentre donc, petite. Ensemble ils franchissent la porte et parviennent dans la maison. La femme pose sur le sol le seau de lait qu’elle portait, met plusieurs louches à bouillir dans l’âtre, dispose une assiette creuse et une cuillère devant la mendiante qui s’assoit sur le banc de la table, le dos au feu. Au fond de la pièce, des enfants sont couchés dans les lits de coin ; les flammes éclairent les visages et l’homme demande à Alphonsine, ma grand-mère, jeune fille de 18 ans, les sabots souillés et le manteau de laine usagé, d’où elle vient. Du village de la Mônerie. La fermière coupe du pain, dépose les tranches dans l’assiette et verse bientôt le lait chaud sur la mie. Alphonsine reçoit sur son visage la vapeur du liquide fumant, le hume. Une joie entre elle et moi, le lait tiède, sucré, crémeux, la peau du lait et la mie molle, la croûte brune qui dessine des filets à la surface, le bruit tendre et assourdi de la cuillère qui s’emplit de pain trempé. Elle va doucement, ferme les yeux de temps en temps, réchauffe son corps. L’homme et la femme la regardent à la dérobée, observent son cou maigre, ses pommettes hautes, ses mains longues crevassées de traces de travaux des champs et de froid, de terre dans les plis et sous les ongles. Elle est comme eux, juste un peu plus pauvre. Son assiette avalée, Alphonsine sent la chaleur du lait en elle. Elle goûte l’apaisement bien qu’elle ait encore faim. On lui indique la grange où elle pourra s’enrouler dans les bottes de foin jusqu’à l’aube. Ensuite il faudra partir ; il n’y a pas de travail pour elle ici. Elle remercie. Elle ne pense à rien, sort, traverse l’aire, parvient à la bâtisse, s’endort dans l’herbe du dernier été. Elle rêve qu’au prochain printemps le pèlerinage à la chapelle Sainte Radegonde sera plus fleuri que jamais, que le soleil chauffera ses épaules et qu’enfin la guerre sera finie.

Colombe, ma grand-mère maternelle, avait l’âge d’apprendre à lire en octobre 1914. L’école fut fermée cette année-là ; les travaux des champs occupaient femmes et enfants. Elle n’apprit pas à lire, ni à écrire. Quand elle eut 90 ans, elle dit que c’était un regret, qu’elle aurait bien aimé passer du temps à lire.

Les hommes sont partis. Il y a toujours une guerre quelque part qui est bien plus importante, bien plus sérieuse que les essences qui émanent des femmes. Les hommes nous quittent. En octobre 1914, Colombe va tous les jours garder les vaches dans les prés du côté de la Guinerie. Elle joue au bord du ruisseau et oublie de surveiller le troupeau. Mais les bêtes paissent tranquillement. Le temps est long jusqu’à la mi-journée quand sa sœur enfin lui apporte un panier de pommes de terre bouillies et d’œufs durs qu’elles partageront. Elles parlent toutes les deux et Colombe lui demande si elle pourrait lui apprendre à lire, elle, la grande qui sait puisque la guerre n’était pas encore là.

J’écris que ma grand-mère ne savait pas écrire. J’aimerais être sa sœur et ouvrir les pages près d’elle. Assises sur l’herbe, dans la lumière de la fin de l’été, au moment de la mobilisation, de l’organisation du front à l’autre bout de la France, nous apprenons à lire des prières, des chants. Elle prononce les mots après moi tout en suivant mon doigt sur la ligne. J’épelle, articule les lettres. Elle répète et je sens un plaisir tout sensuel en elle tant le déchiffrement la réjouit. C’est une nouvelle langue, loin du patois quotidien, une langue que l’on comprend mieux que le latin de l’église, ce sont des mots qui s’ajustent sagement tout en gardant un mystère, un sens caché à travers une diction précise. Je regarde Colombe, son bonnet de coton défait, sa natte effilochée, ses petites mains d’enfant sur le livre, ses yeux bruns accrochés aux mots, son tablier sali de la terre du ruisseau où gisent les moulins qu’elle a construits ce matin ; tout en elle est là immobile, tendu vers une seule activité, celle de réfléchir et mémoriser. Parfois je traduis mais souvent la petite fille se gave des phrases en français sans en percevoir le sens précis. Cependant, le travail m’attend à la maison. Je dois rentrer. Colombe me supplie de lui laisser le livre de prières que j’ai dérobé dans l’armoire où il est interdit de fouiller. J’hésite. Je lui fais promettre d’être soigneuse et de me le rapporter discrètement ce soir. Je quitte une prairie dans laquelle je ne suis jamais venue, je n’enseigne pas la lecture à Colombe en 1914 dans l’automne encore chaud et chantant de l’Ouest de la France ; j’apprends à écrire maintenant et je sens ma grand-mère se pencher sur mon écran, les mains dans son tablier à fleurs petites et violettes, les cheveux gris tirés en chignon bas, la peau brune, les yeux rieurs et moqueurs d’abord, puis peu à peu plus graves et retenus. Je relis tout haut pour elle : une petite fille de huit ans en 1914 ne pose pas de question. En août, quand la guerre s’annonce, les moissons sont faites, les vergers débordent de fruits, les vignes promettent le meilleur ; Alexandre et Clarisse, ses parents, mes arrière grands parents, travaillent les jours et les nuits. Puis un matin, les hommes partent. On réalise vraiment que c’est la guerre, tout est changé. Colombe attend le soir dans le pré : elle joue. Elle cueille les fougères vertes, jaunes et brunes, et fabrique une ombrelle qu’elle promène en longeant les buissons ; elle chante les mots des prières, épelle les lettres une à une, transforme à sa guise la leçon en chanson ; les vaches, à l’ombre du chêne au centre, cessent un instant de ruminer et regardent la gamine dans son parcours, déambulation, procession pour retenir que n n’est pas m. Quand le soleil est juste dessus les marronniers du domaine de la Buchetière, Colombe sait qu’il faut rentrer. Elle rassemble le troupeau, qui, indolent, se prête au bâton de la petite et emprunte le chemin qui va vers la ferme.

De la voir dans mes phrases, au détour d’un sentier aux odeurs de foin et de bouse fraîche, dans la lumière d’octobre, un chagrin me vient, un trouble m’oppresse.

Toute sa vie, Alphonsine a vécu dans une maison sans confort faite d’une seule pièce : sol en terre battue, trois lits de coin, deux armoires, une table et deux bancs ; dans l’âtre une marmite. Elle était ma grand-mère.

Je laisse la voiture au bord du chemin. Mes chaussures noires à talons ne vont pas bien dans la poussière de ce printemps déjà chaud du début du 21e siècle. Je reconnais le village mais se superposent des images de masures sur les maisons pimpantes d’aujourd’hui. Les citadins ont remonté les murs de pierre et coloré les volets de bleu et de vert. Tout renaît. Tout s’efface semble-t-il. Mon souvenir était plus sombre, vétuste. J’avance. Je sais où retrouver la maison. Une vieille femme vient vers moi, des aiguilles et un tricot en cours dans les mains, comme si elle guettait ma visite, et je lui dis qui je suis. Oui, elle a bien connu tout le monde, elle était la voisine. Elle énumère les membres de la famille, dit qu’elle était plus jeune qu’eux. Moi, je me souviens de pauvreté et de bonté, d’un sentiment d’être étrangère à ce village, de bonbons à la menthe offerts dans le jardin sous le cerisier. Nous avançons et je regarde la petite maison qui est abandonnée, la seule qui soit encore dans l’état où elle fut pendant des décennies. Là rien n’a changé. Tout est gris, la porte baille, la pierre du seuil est usée. Je regarde alentour en découvrant les choses telles que je les ai laissées à dix ans, en 1967. Je n’ai pas d’émotions, seulement une grande avidité de tout garder en moi. La femme pousse la porte. La pièce est petite : la suie dans l’âtre, la poussière, les objets entassés, c’est comme oublié. J’essaye de reconstituer le mobilier, le lit où elle est morte, l’enfance de mon père, le début du vingtième siècle. De mon pied, je caresse le sol en terre battue et tout reprend vie en moi. Quand elle faisait des galettes, elle en apportait toujours aux petits, c’est la femme qui parle près de moi, témoin inattendu. Tout cela a bien existé. A force d’y penser si souvent, de me remémorer, de porter en moi l’image d’Alphonsine, de chercher qui elle était, de me demander de quelles femmes je suis issue, de voir son visage apparaître chaque fois que j’appuie sur le bouton marche-arrêt de la machine à laver, elle qui a usé ses mains dans les lessives, les siennes et celles des autres, à force d’imaginer, puisque je ne la rencontrais pas souvent et qu’elle disparut de ma vie très tôt, je doutais qu’il restât autre chose que ce que le souvenir m’en faisait ressentir. Là, je vois et je touche la maison, je mesure les dimensions de la cheminée, des portes délabrées, de l’escalier qui va au grenier. Il s’est passé tant de faits ici, intimes, que je n’ai pas vécus et qui me concernent, la vie d’une famille dans la première moitié du siècle passé en une maison d’une seule pièce. Soudain je réalise qu’il n’y a pas de fenêtre. C’est une maison aveugle. L’hiver, la porte fermée, quelle lumière ? Celle de la cheminée, d’une lampe à pétrole. Comment ont-ils vécu : mes grands-parents, mes oncle et tantes, mon père, ces êtres dignes, fiers, respectueux, se vouvoyant dans leur patois chantant ? La voisine bavarde à mes côtés et m’entraîne dans le jardin. Le petit sentier qui contourne l’appentis est le même qu’autrefois. Je suis étonnée de ce lieu qui dure et je me sens chez moi, curieusement, en escarpins et tailleur, allant vers le potager, dans les pas en sabots de ma grand-mère. Le soleil de midi éclaire les petits sillons tout frais et le vallon verdoyant me fait sourire. Cette maison n’est pas à moi, elle ne fut jamais à ma grand-mère, elle appartenait aux maîtres, les bourgeois propriétaires des terres et des troupeaux ; nous savons pourtant laisser nos âmes dans les murs et les arbres où nous vécûmes et qui longtemps après nous saluent de leurs ondes bienfaitrices. J’entends la voix grave et douce d’Alphonsine, sa joie de nous voir certains dimanches, sa détermination à ne jamais quitter le village pour l’hôpital, son geste de se saisir d’un panier en osier et se rendre au jardin, sa jupe longue jusqu’aux pieds, son tablier et sa coiffe simple sur ses cheveux clairs.

Je ne m’attarde pas. Je laisse le lieu. Il est sacré en moi et je dépose devant lui tous les mots que j’écris. De sa poussière et son abandon, je ne retiens que ma revanche, fruit de leurs combats, et je transforme en phrases ardentes les humiliations que portèrent mes ancêtres. Comme avant, Alphonsine est dans l’encadrement de la porte, grande femme fière et bonne, tranquille dans le hameau ; elle me salue de sa main et reste sur le seuil longtemps encore alors que la voiture a déjà disparu.

Une fois par mois, on allumait le four du village de la Mônerie. Chacun y faisait cuire son pain. Souvent, selon la saison, on y ajoutait tartes et brioches. A Pâques, Alphonsine fabriquait la fouace pour tous, faite de beurre, de levain, de farine d’ici. Son goût était incomparable, disait-on.

Il y eut aussi fêtes et joies, amours et gourmandises, sinon comment auraient-ils pu m’enfanter ?

 

Les pommiers sont en fleurs, la porte reste ouverte, Emile, mon grand-père paternel, revient du travail aux champs, au service du domaine des Bernières. Ce soir l’air est doux et il aide au transport du bois pour préparer le feu du four à pain qui devra durer deux jours et deux nuits. On ne cause pas beaucoup, on ne rit pas mais on sent une joie à préparer ensemble, pour chaque famille du hameau, le feu de Pâques. Les femmes sont chez la mère Madeleine à préparer les farines. On laissera lever toute la nuit au grenier, là où il fait bon. Sait-on qu’il existe une autre vie ? Oui, puisque du château l’on connaît la différence : qu’il y fait toujours chaud, que les cuisines sont pleines, et que ces messieurs dames ont les mains blanches et lisses. C’est le père Roger qui offre le verre de vin aux hommes du village venus préparer les cuissons, lui qui possède en propre quelques lopins dont huit rangs de vigne, du bacco et du noha. On est debout, le verre de vin piquant à la main ; on ne se plaint pas ; on parle un peu de la guerre, quinze ans déjà que l’on est revenu ; on ne dit rien de ceux qui sont morts ; la jambe d’Emile lui fait souvent mal, mais de moins en moins se dit-il.

Les enfants rentrent des prés ou de l’école, selon leur âge ; ils sont fourbus et s’assoient dans l’herbe au bord de l’aire à regarder leurs pères et les tas de bois sec qu’il faudra couper en petits rondins.

Je m’assois près d’eux et j’entends que l’on chantonne j’ai lié ma botte avec un brin de paille, j’ai lié ma botte avec un brin d’osier. Abel, mon père, récite un poème qu’il vient d’apprendre. C’est la dernière année d’école pour lui et il ne manque pas une leçon. Il saura lire et écrire. Pour l’instant il se réjouit de la fin du carême et salive au souvenir du goût de la fouace que sa mère confectionne, il le sait, avec amour et savoir faire. Ses grands yeux verts sourient à la perspective des festivités ; il a dix ans, je suis assise à coté de lui, j’aimerais lui souffler qu’il y a de belles choses qui l’attendent malgré les souffrances, que sa liberté il l’aura, qu’il voyagera dans le monde loin au-delà des océans, qu’il parlera plusieurs langues, que sa femme sera belle et claire, ses enfants et petits-enfants beaux et fiers. Mais il ne sent rien de mon ombre près de lui, sous les pommiers roses, et cela vaut mieux peut-être parce que je ne pourrai pas taire les coups de bâton des bourgeois et la guerre de ses vingt ans. Dans trois jours c’est Pâques, cela suffit pour l’instant, je n’ai qu’à me contenter de l’entendre reprendre le poème de l’école, de sortir de son cartable usé, celui de son frère et ses sœurs plus âgés, le cahier où il a copié les vers de Péguy. Cette année, l’instituteur, un jeune prêtre, n’est pas trop méchant puisqu’il n’utilise pas sa règle à des fins tortionnaires. Abel écrit en lignes fines, penchées, majuscules dessinées et lettres rondes. J’écoute les phrases qu’il murmure, que je ne connais pas et qui m’étonnent, cette petite espérance qui n’a l’air de rien du tout, qui m’agaceraient si j’oubliais que je suis assise sur l’herbe dans le village de la Mônerie en 1933 avec les enfants. Est-ce là dans ces mots que mon père a pris la force de n’être pas un valet de ferme comme on disait ? Il se tait et je vois qu’il observe le ciel, le ballet des hirondelles qui retrouvent leurs nids dans les toits des granges et les murs des greniers. Il s’applique à les suivre des yeux dans leur manège, à décrire pour lui tout seul le ventre blanc, les ailes en arc de cercle, le plané élégant et efficace, les nids soigneusement tressés, les couples affairés. Cette petite fille espérance/ Immortelle. L’instituteur de l’école catholique est cette année bien différent de ses prédécesseurs, point d’enfer et de châtiment, juste une petite fille immortelle. Abel rentre à la maison où sa sœur a coupé une tartine dans le gros pain de la semaine et ajouté un peu de beurre pour lui. C’est bon, il n’aura pas faim aujourd’hui. C’est encore le temps de l’enfance.

Edmond était le fils aîné d’Emile et Alphonsine. A 10 ans il reçut une pierre dans le genou lors d’une bagarre de gosses, l’école privée contre l’école publique. C’était en 1925. Toute sa vie il va claudiquer.

Du bourg au village, il y a cinq kilomètres à parcourir tous le jours. On emporte le déjeuner que l’on prendra dans la cour de l’école. Tout le long du chemin, se rejoignent les enfants et, peu à peu formée c’est une petite troupe qui arrive sur la place et entre par le porche. L’hiver l’on arrive trempé ou transi, c’est selon. Les bonnes sœurs ont bourré les poêles dans les classes et la prière dite, on s’assoit pour écouter les récitations. Parfois on se réchauffe vite, d’autres fois on a froid aux pieds tout le jour. Les mains tremblent alors quand il faut s’appliquer à écrire et l’encre elle-même ne sait plus tracer les courbes sans s’échapper en dehors des lignes en bavures inélégantes qui risquent fort de valoir à l’enfant une réprimande ou un coup sur les doigts, voire une sévère gifle si la page est maculée. Elles ne sont pas bonnes ni sœurs pour les enfants miteux qui entrent, galoches boueuses, leçons mal retenues, celles qui ont mission d’enseigner. Leurs noires silhouettes et leurs voix cassantes sont la terreur des plus fragiles. Les enfants du bourg, ceux qui sortent tout droit des cuisines chaudes, les souliers nets et les parents propriétaires de tout ce qui compte, n’auront pas trop à craindre. Ils rentreront chez eux à midi et, les joues roses, reparaîtront pleins d’énergie pour jouer dans la cour. Edmond n’est pas de ceux-là. Il partagera ses tartines avec sa sœur qui ne dit rien parce qu’elle a peur. La leçon de calcul de l’après-midi est son cauchemar et personne ne saura l’aider. Elle a froid et mal au ventre. Edmond lui tend une tranche de pain, la dernière, replie la serviette en coton et attend qu’on veuille bien les faire entrer au chaud.

Plus tard, ils quittent l’école. Edmond attend sa sœur qui arrive les yeux rouges et qui pourtant sourit : c’est le chemin du retour, le ciel est plus clair. Ceux des Vergnes et de la Roulière partent avec eux. C’est là, dans le bas du Bourg, qu’ils croisent les gars de la publique : le diable. Une insulte, puis une autre, un petit qui se croit fort, un caillou lancé puis une pluie de jets. Edmond tombe. Un grand s’enfuit ; il sait qu’il a jeté la pierre bien fort, au droit, à hauteur des jambes. Edmond a très mal, son genou ne répond plus. La bagarre s’achève brusquement et on l’aide à se relever. Il faut rentrer. Edmond traîne sur le chemin, ses sabots sont lourds, sa jambe endolorie. Bientôt, ils sont seuls, lui et sa sœur, sur la route. Ils coupent au travers par le pré des Issoires et atteignent enfin la maison. L’accueil du père est cinglant. Il est tard, les gosses sont crottés et le genou d’Edmond est enflé.

La fièvre est forte et l’enfant ne bouge plus durant plusieurs jours. Pas de médecin, c’est trop cher. Dans le lit qu’il partage avec son petit frère, il tremble, il a mal. Il ne retournera plus à l’école ; c’est aux champs pour une ferme d’un hameau qu’il ira, boitant, toujours le dernier, loin de chez lui. Je le suis des yeux. Il n’est pas loin de moi le temps de la misère. Je le mesure souvent quand s’effondre en moi l’envie de me battre. Mais je sais qu’ils m’ont rendue forte, tous ces êtres qui ont vécu autrefois. Quelle est la nature de ce don si ardent ?