Eric Pessan / Je suis ce corps

D'Eric Pessan, nous avons déjà mis en ligne Accident ferroviaire, autres liens et bibliographie sur cette page.

On avait aussi mise en ligne, d'Eric : L'esprit Salon, écrivains avec chauffeur, qui nous avait valu, à lui et nous, beaucoup de courrier, le texte est encore d'actualité...

mise en ligne simultanée:
la littérature d'aujourd'hui révisée par ceux qui arrivent
Sylvain Coher / Eric Pessan : Deux sur un banc

actu Eric Pessan:
La signature, fiction radio, diffusion samedi 11 octobre à 22h05 sur France Culture (durée 55').
Avec Evelyne Guimmara, Bernard Bouillon, Céline Caussimon, Jean-Louis Grinfeld, Philippe Laudenbach. Réalisation, l'excellent Jean-Matthieu Zahnd...

courrier / e-mail pour Eric Pessan

 

 

 

retour remue.net

Que de la mort ici la poésie renaisse
Dante, la Divine Comédie, le Purgatoire

Je suis ce corps.

Un corps encombrant, inopportun, envahissant. Trouvé dieu sait où, tassé dans un lit, tombé sur un carrelage, oublié dans un fauteuil avec en sourdine la télévision allumée. Un corps rabougri, sec, qu’il a fallu réfrigérer pour conserver.

Je suis ce corps aux rides profondes, à la peau tavelée. Ai-je des cicatrices ? des hématomes ? ai-je reçu des coups ? ai-je chuté ? Je ne m’en souviens plus, pas plus que des circonstances exactes de ma mort. Dans les journaux, ils ont expliqué l’hyperthermie, la fièvre, la déshydratation, les vertiges, la mort noire et lente. Je ne sais plus. C’est déjà loin.

Je suis ce corps parmi tant d’autres dont la presse parle. Gros titres. Indignation. Abandonné, délaissé. On parle d’indifférence à mon égard, d’égoïsme. Je suis la honte des familles, la faille de la société, l’échec du gouvernement. Je suis l’imprévisible, la catastrophe naturelle. Je n’en demande pas tant.

Je suis ce corps dans ce casier, allongé, conservé, comme un poisson à l’étal, sur lit de glace pilée. Ma peau endurcie jusque dans le creux des rides. Je suis figé, pris par la rigidité du froid, dans un bac d’inox, masqué par un drap des Hôpitaux de Paris. Je n’ai plus droit d’avoir des vêtements.

Je suis ce corps. Une absence, un mystère. Les gens pleurent en pensant à moi, ou bien les gens s’énervent, crient Mais tout de même ! il doit bien avoir des enfants ? une famille ? des proches ? des cousins ? des héritiers ? des coupables ?

Je suis un homme, peut-être, je ne sais plus, je ne peux plus vérifier, j’ai donc été marié, j’ai donc eu des enfants qui ont perpétué le travail, qui ont donc eu des enfants, qui peut-être ont eu le temps d’avoir eux-mêmes des enfants. Puisque je suis âgé, les journaux le répètent, s’indignent de mon grand âge.

A moins que je sois une femme. Et c’est encore pire, on n’abandonne pas une mère.

Avant d’être allongé sur mon lit de glace, je suis mort d’un coup de chaud, seul(e), sans soutien, sans réconfort, sans avoir alerté mes enfants, cousins, amis, ancien(e)s amant(e)s. Sans un bruit, je suis mort, une simple cloison me séparait de mes voisins, un jardin, un hameau, quelques millimètres. Personne n’a rien vu, personne n’a rien entendu. On se dit que j’ai dû geindre, crier, me débattre, résister. Peut-être ai-je baissé les bras, sans un bruit, j’ai accepté, j’ai voulu cette mort. Je ne sais plus si j’aimais la vie.

Je suis le désordre, la vieille chose dont la société ne sait plus comment se débarrasser. Je suis étendu avec bien d’autres dans un entrepôt frigorifique. Il a fallu l’autorité de la police pour réquisitionner ce gigantesque frigo. Je ne suis pas le bienvenu, j’emmerde le propriétaire, j’encombre, je le sens bien. Jamais je n’aurais cru faire un jour la une des journaux.

Je suis un vieux corps, j’ai connu des hommes et des femmes, j’ai eu des camarades à l’école, des collègues, des amours, de la famille, peut-être, des voisins, des commerçants. J’ai connu plusieurs générations de facteurs, de boulangers, de bouchers, de docteurs. A moins que je ne reçoive jamais de courrier, que je ne mange pas de pain, que je sois végétarien, que je ne sois jamais malade.

Je suis la faute, sur mon corps expiatoire viennent pleurer ceux qui ont coupé les contacts avec leurs parents, ceux qui ne veulent pas payer des obsèques grotesques, ceux qui réalisent qu’ils ont perdu l’adresse de leur mère, de leur père.

Maintenu au frais dans mon bac en inox, je ne vois pas mes compagnons. Il n’y a sans doute pas grand-chose à voir, des corps usés comme le mien, raidis, crevassés. Parfois, une porte s’ouvre, des pas retenus s’approchent, un drap se soulève, un homme ou une femme pleure ou bien gémit ou bien dit d’une voix lointaine C’est lui, c’est elle.

Je suis un corps figé, en attente de la terre, du travail de nettoyage, de la poussière. De l’oubli. Personne ne vient soulever mon drap, j’ai peut-être mérité de finir là, dans ce bac, seul. Mon corps pathétique a peut-être blessé, agressé, détruit. J’ai peut-être mérité ce lit de glace. Mon corps a peut-être tiré de force son plaisir de ceux de mes enfants. De là où je suis, je ne me souviens plus très bien.

Je suis un corps, froid, donc pardonné. Je suis la victime, quelle qu’ait pu être ma vie je suis martyr, on n’a pas le droit de me laisser, de m’oublier. Des enfants pleurent en silence, des voisins se mortifient.

Je suis peut-être p(m)ère de plusieurs enfants que j’ai élevés du mieux possible, qui ont eu des enfants qui ont ponctionné mon livret A, qui se sont débrouillés pour me placer sous curatelle, pour vendre le peu qui me restait, qui me fournissent depuis à peine de quoi survivre. J’ai peut-être été un corps abusé, roulé dans la farine, haï, j’ai le vague souvenir de faits divers vus à la télé, de grands-parents battus et volés par leurs petits -enfants pour l’achat d’une dose, d’une paire de Nike, d’un poste laser Sony.

J’ai été abandonné suite à un licenciement, ou viré à cause de mon alcoolisme, parce que je perdais la tête, parce que mes économies ont flambé, parce que je passe mon temps à pincer mes visiteurs du bout des ongles que je laisse pousser.

Je suis un corps, glissé dans un tiroir réfrigérant, sans odeur, sans mouvement, sans gaz. Un corps stérile.

Je suis photographié, brandi à l’assemblée, montré du doigt. Des gens importants ont taillé des drapeaux dans ma dépouille pour demander la tête d’autres gens importants. On dit C’est une pitié Si c’est pas malheureux Vieillir pour en arriver là Crever tout seul. On accuse des gens que je n’ai jamais vus de ne pas m’être venus en aide. Je ne sais pas si je méritais d’être aidé. Quand j’étais jeune, en me promenant, j’ai peut-être entendu les cris d’un enfant qui se noyait dans une rivière, je l’ai laissé se noyer, j’ai sauté à l’eau pour le secourir, ma mémoire me joue des tours.

Je suis dans un purgatoire glacé, j’ai froid en réalisant que mes juges ne savent rien de moi, qu’ils m’imaginent, me façonnent. Je ne suis qu’un corps, ils font de moi une fiction, une histoire, une tragédie, un salopard, un martyr, un saint, une cause, une bataille, un argument, une démonstration, une équation, une statistique. Un roman.

J’ai entendu ces histoires sur la mort des vieux, ma disparition serait comme l’incendie d’une bibliothèque, l’éboulement d’un pan d’histoire, la perte d’une étincelle de sagesse. Je me dis que, peut-être, j’ai su beaucoup de choses, le nom de plantes rares, des légendes et des chansons perdues, des contes fabuleux. Je me dis aussi que, peut-être, je ne savais rien, je perdais mes années devant TF1 à regarder les jeux les plus stupides, les jeunes gens qui acceptaient de s’humilier devant les caméras, les téléfilms édulcorés.

Je suis un bloc, je suis allongé, je n’ai ni froid ni chaud ni faim ni douleur ni démangeaison. Me manque le silence.

Je suis ce corps, dépouille, macchabée, cadavre, décédé, trépassé. Ce cher défunt, ce reste fâcheux d’une cinquantaine de kilos. Une peau parcheminée, des os cassants, quelques organes déréglés, des cheveux ou pas de cheveux, j’ai oublié. La canicule m’a fauché en pleine forme, j’aurais pu devenir centenaire, à moins que ma fin ne se déployait déjà de l’intérieur, gommant peu à peu mes organes. J’avais encore quinze ans devant moi, deux ans, huit mois, une semaine.

Par ma faute, ils ont repoussé les délais, je suis dans les derniers, les autres sont partis un par un, de gré ou de force, dans les larmes sincères ou dans la colère ravalée. Je reste. Nous sommes une petite centaine à rester. Nous resterons une semaine supplémentaire dans nos bacs en inox, les journaux relancent les appels, la police se charge de retrouver nos enfants, et gare s’ils existent ! On nous impose une nouvelle semaine de purgatoire réfrigéré.

On liste pour moi les motifs. L’argent, mes enfants n’ont peut-être pas d’argent. Les vacances, ils sont peut-être loin, à l’étranger. L'insensibilité, de moi ils n’ont que faire. A-t-on pensé à la connerie ? Ou à de véritables saloperies que j’aurais pu commettre ?

J’admets, je suis âgé, j’ai traversé le siècle, j’ai connu le front populaire, la seconde guerre mondiale, Hiroshima, la télévision, l’Algérie, le téléphone. J’ai assisté à bien des miracles. Le pied de Neil Amstrong, l’ai-je vu en direct se poser sur la lune ? Ou bien tout ça, l’actualité, l’histoire, le progrès, je m’en foutais royal, pourvu que la soupe soit chaude en rentrant de l’usine.

Je suis ce corps. Ce corps défendant, ce corps sans âme, ce corps perdu. Ce corps rejeté par l’esprit de corps.

Dans les journaux, on parle d’inhumations administratives, de fosses communes. Je n’aurai pas droit aux socles de marbre sur lesquelles se vissent de petites plaques de bronze ou plastique Regret A mon Papa Papi A ma Maman Mamie Mémé A notre collègue A notre ancien Lieutenant A notre cher disparu.
Ce terme, disparu, comme il sonne ironique dans mon cas, alors que justement je reste, personne ne se porte volontaire pour me faire enfin disparaître dans un grand trou de terre.

Je suis ce corps, je pourrais passer l’éternité ici, dans ce bac si froid, dans cet entrepôt réfrigéré, je serais monument, on me visiterait tous les jours sauf le mardi, je servirais de levier aux mauvaises consciences, les mauvais fils éclateraient en sanglot devant moi, déchireraient leurs chemises et partiraient en courant téléphoner à leurs parents. Je servirais à l’éducation des plus jeunes, des écoles viendraient me rendre visite, les gens me regarderaient attristés, l’oreille collée sur un audiophone qui raconterait ma triste histoire en cinq langues. Très bas, on diffuserait des extraits de requiem, Fauré et Mozart.

Je suis ce corps, policiers et journalistes en savent plus sur moi que moi-même. Ont-ils fouillé mon appartement ? ma maison ? le caddie où j’empilais mes affaires ? Ont-ils trouvé des numéros de téléphone ? de vieux diplômes ? des photos ? des cartes postales ? un numéro de sécurité sociale ? un vieux passeport périmé ? J’étais donc institutrice, pompier, cheminot, réceptionniste, agriculteur, ouvrier, chômeur, prostituée.

Je suis ce livre que l’on écrit malgré moi.

Je suis peut-être ce corps vraiment anonyme, ils n’ont rien découvert. Je n’étais rien, pas de particularité, empreintes digitales sans mémoire, je n’existais pas dans les ordinateurs. Je n’ai pas d’histoire. Je les imagine, les fureteurs énervés de faire chou blanc, Celui-là il est pire qu’un bébé abandonné en Chine ou qu’un cadavre de Tutsi trouvé en pleine brousse, un vrai casse tête.

Je suis ce corps, je suis le Mort Inconnu. Le mort immortel, l’énigme qui durera jusqu’à la première panne de courant.

Des gens importants ont démissionné, d’autres ont été mis au placard. Il n’est pas possible de n’être qu’un corps. Discussions graves entendues depuis mon lit de glace Et celui-là ? Toujours personne ? Vous me retrouvez fissa un vague parent ! On est en France, merde ! On ne peut pas clamser tout seul comme ça !

Un jour, peut-être, quelque part, un homme ou une femme se souviendra de son grand-père ou de sa grand-mère, cherchera sur internet, sur minitel, appellera les renseignements, interrogera une vieille tante qui perd un peu la tête, passera deux-trois coups de fil à des homonymes, concevra de l’agacement à échouer dans ses recherches.

S’attristera. Se dira que peut-être j’ai déménagé, je suis quelque part dans une maison de retraite, j’ai été recueilli par des cousins dont il ou elle ignore l’existence. Alors il ou elle n’y pensera plus, il ou elle se dira qu’il ne faut pas toujours imaginer le pire.

© Eric Pessan