Eric Pessan / Accident ferroviaire

Né à Bordeaux en 1970, Eric Pessan vit maitenant dans le vignoble nantais. Les éditions de la Différence ont publié en 2001 son premier roman "L'effacement du monde" et en 2002 "Chambre avec gisant".

Sur Éric Pessan : Chambre avec gisant aux éditions de la Différence
un entretien avec Éric Pessan sur zone.litteraire.com
Chambre avec gisant et L'effacement du monde : les recensions du Matricule des Anges

le dossier rentrée littéraire de France Culture: Eric Pessan présente et lit Chambre avec gisant

aussi sur remue.net, novembre 2002 : l'esprit Salon... compte-rendu par Éric Pessan d'une visite au salon du livre de Cognac

e-mail / courrier pour Éric Pessan

 

 

 

 

 

 

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I
Le 24 novembre, Erwan Ponteuil s’élança dans le hall de la gare Montparnasse en courant, plusieurs pensées s’élancèrent à sa suite, pensées de son rendez-vous retardé, du visage de son interlocuteur, de son énervement rentré lorsqu’il avait compris que tout ça - le voyage à Paris, le rendez-vous, ses dossiers, ses efforts de persuasion - ne servirait à rien, qu’il n’aboutirait à aucune décision concrète, pensées sur son horreur des métros, sa peur d’être en retard, sa certitude de rater le TGV qui le reconduirait à Nantes, sa légère angoisse d’avoir eu à voyager sous terre, dans des boyaux interminables, pensées sur l’image qu’il pouvait bien donner, un homme, la trentaine, en costume cravate, une sacoche à la main, courant dans les escalators interminables de la gare, Erwan pensait qu’il offrait exactement l’image de ce qu’il ne voulait pas être, puis il entendit l’explosion.
Ou plutôt l’incroyable déchirure.
Le métal, des tonnes et des tonnes de métaux compressés. Il déboucha sur le quai à la seconde précise où le train que les journaux du lendemain appelleraient le TGV fou finissait sa course. Après avoir traversé de part en part un autre train en attente. Son train, réaliserait Erwan dans quelques minutes, le train où il aurait déjà dû prendre place. A cet instant, Erwan ne pensait rien, il essayait de comprendre les vastes pans de tôles et de plastiques enchevêtrés, les hurlements, les essieux suspendus au milieux des piliers de béton, les rails dressés vers le ciel, les hurlements, les flammes grandissantes, les torsions de la matière, les hurlements, la fumée finissant par dissimuler le spectacle inouï des deux trains encastrés, le craquement brutal du plafond qui cède, le souffle de la poussière, l’obscurité absolue bien qu’il fasse jour. Les hurlements.
Erwan fut projeté en arrière par la course des voyageurs affolés, blessés, paniqués. La poussière obstruait ses narines, râpait ses poumons. De chocs en chocs il se retrouva sur la vaste place au pied de la tour dominant Paris. Des souvenirs de films américains se superposaient à la réalité. Films de bombes, de comètes, d’ouragans, d’ovnis hostiles. Les gens alentour ressemblaient à des figurants. Ensanglantés, hystériques, déchirés, pleurant, rampant. Et bien sûr l’icône télévisuelle des twin towers s’imposa, l’ouragan de poussière, la marée de fragments, les passants couverts d’un voile blanchâtre. Erwan s’éclipsa avant l’arrivée des premières ambulances. S’imaginer, une couverture brune sur les épaules, entouré de pompiers, lui fut insupportable.
Les aiguilles de sa montre confirmèrent qu’il avait bien assisté à la destruction de son train, son train pour Nantes, le train censé le conduire vers sa femme, ses deux enfants, le train dans lequel il aurait dû prendre place sans le retard de son rendez-vous, le train perforé, broyé, brûlé puis enseveli sous des montagnes de béton. Alors qu’il s’éloignait le long de la bien nommée rue du Départ, Erwan repensa à des interviews entendues à la radio. A chaque fois qu’un avion s’écrase, les journalistes retrouvent les quelques passagers qui auraient dû prendre place à son bord, ceux qui ont survéçu grâce à une grippe, un pneu crevé, un embouteillage, une cheville foulée dans les couloirs de l’aéroport.
Le miraculé.
Erwan bifurqua. Il ne voulait plus entendre la rumeur lointaine, les sirènes venues assister en nombre à l’improbable accident.
A grandes enjambées, il rejoignit la gare de Lyon. La promenade lui permit d’épousseter son costume, de transférer dans une poubelle son téléphone et les dossiers professionnels de sa sacoche. Le compte fait, il disposait par chance de deux cents euros en liquide. En route il compléta sa dot en vendant son baladeur laser et les quatre disques qu’il avait amenés pour le voyage.

II
Assis en haut des marches d’un gigantesque escalier, Erwan regardait les allées et venues des bateaux dans le port. Loin, sur l’autre rive de la vaste baie se devinait l’emplacement d’une base militaire. L’architecture imposante l’inquiétait. Quelque chose à voir avec les souvenirs du fascisme, sans doute. Comme pour la façade de la gare de Milan. En usant d’un peu de ruse, de patience et de mauvaise foi, Erwan avait gagné Brindisi en trois jours. Sans dépenser un sou. Face à lui, les marches descendaient vers le port, pas l’important port destiné aux voyageurs, juste le petit débarcadère de pêcheurs situé vers l’intérieur de l’anse. En bas, à gauche, Erwan avait découvert des douches publiques. Fermées, bien évidemment. Il avait toutefois pu en négocier la clé auprès du gérant d’un minuscule café attenant. Au sol, à ses côtés, l’édition de Libération de la veille. Encore une pleine page sur la tragédie du train fou. Un TGV dont des freins l‚chent, un aiguillage informatique déréglé. Une probabilité proche de zéro pour qu’une telle catastrophe se produise. Les sauveteurs continuaient de déterrer des corps rendus méconnaissables par l’accident. Déjà plus de quatre-vingt-dix morts. Le bilan risquait de s’alourdir. La SNCF osait évoquer deux cents victimes. Plusieurs hauts responsables venaient d’être mis en examen. Ils devraient rendre compte de l’impossible.
Erwan se leva et se dirigea vers une petite chapelle située dans son dos, tout en haut de l’escalier. Fermée également. A croire que tout était fermé dans ce pays. D’après la police, encore cent soixante personnes étaient portées disparues depuis l’accident. Il faisait partie du lot. Erwan n’avait jamais visité Naples, la chapelle dont il tentait d’ouvrir la porte lui évoquait des photos de Naples remarquée dans des magazines. Sur les quatre-vingt-dix corps découverts, seule une petite moitié avait pu être identifiée avec certitude. Erwan renonça. Brindisi le lassait par son va-et-vient continu. Il n’avait que moyennement envie de demeurer là, au sud, au bas de la botte que toutes les cartes de géographie tentent de faire passer pour une représentation de l’Italie.
Troublé dans ses réflexions par l’arrivée d’une bruyante bande de jeunes gens, Erwan descendit vers le port. Un garçon l’interpella. Il était vêtu d’une surchemise deux fois trop large, de vastes baskets. Erwan fit signe qu’il ne comprenait rien. Les jeunes éclatèrent de rire. Il réalisa dix minutes plus tard qu’il avait oublié son journal sur les marches. Il n’avait pas fini de lire l’article sur l’accident où il avait trouvé la mort.
Tant pis.
Face au port, Erwan commença à réfléchir sur les meilleurs moyens de s’embarquer pour la Grèce.

III
A Igoumenitsa les nouvelles ne différaient guère de celles qu’il avait pu lire deux jours auparavant. Cent soixante-deux victimes, une bonne moitié de non identifiables, des débris de corps à ne plus savoir quoi en faire, de la bouillie et des cendres. Sans prothèse dentaire ou autre signe très distinctif les secouristes ne pouvaient rendre les dépouilles à leur famille. Nul ne savait comment répartir équitablement les rares morceaux récupérés. Le reportage évoquait un deuil national. Les concitoyens d’Erwan bouillaient d’indignation, il fallait des coupables. Plusieurs associations naissaient pour se porter partie civile d’un procès que l’on espérait exemplaire. Assis à la terrasse d’un minuscule bar excentré, sirotant un café épais face à une route et au calme ample de l’Adriatique, Erwan sentit une angoisse se nouer en lui. Fermement. Sa femme perdrait-elle son temps à s’investir dans de telles luttes, à réclamer avec haine la tête des coupables, à s’égarer dans des réunions, des pétitions, des espoirs de justice. Depuis sa mort, il préférait l’imaginer terrassée de chagrin, d’un bouleversement qui occupe tout le corps, qui se déploie pour masquer toutes les pensées. Un chagrin total, lisse et cotonneux. Un chagrin qui refluerait doucement, vague par vague. Sa famille lui manquait. Il ne voulait pas l’envisager emportée par la vitesse de luttes inutiles. Erwan régla son café. Le patron lui montra les photos du journal, leva les bras au ciel et employa quelques mots de français appris à force de fréquenter les touristes. Que la catastrophe était regrettable. Que c’est surtout malheureux pour les gens qui ont des enfants. Que lui même pouvait comprendre cela, il avait trois filles. Il sortit de son portefeuille des photos pour donner de la force à ses propos. Erwan ne put retenir ses larmes. Il marmonna une vague explication au sujet d’un parent à lui dans ce train-là, précisément, se leva et partit se poster au bord de la route. Il tendit sa paume ouverte en direction des camions, se souvenant des conseils du routier italien qui l’avait dissimulé dans un creux de son chargement. L’homme, rencontré dans un café, avait sympathisé avec lui, avait accepté de le cacher lors de sa traversée vers la Grèce. Erwan n’avait pas très bien compris les motivations de l’italien. Il ne s’était d’ailleurs pas trop soucié de les percer, profitant de sa chance, comme un joueur au casino qui sent la roulette obéir à ses désirs. Le routier l’avait conseillé sur la marche à suivre en Grèce. Ne jamais faire de l’auto-stop en tendant le pouce, insulte suprême en ce pays. Avouer tout de suite sa nationalité, les Français étant appréciés des Grecs. Et des Grecques, avait conclu l’italien en roulant les yeux. Erwan avait traversé l’Adriatique caché au milieu d’une cargaison de légumes. Dans le roulis quasi imperceptible du ferry.
Un camion s’arrêta. Un camion se rendant à Athènes. Parfait. Le conducteur, une cinquantaine d’années ne comprenait pas un mot de français ou d’anglais. Ils finirent par dénicher tous deux des souvenirs scolaires d’espagnol pour pouvoir échanger quelques phrases. La route défilait, le gros véhicule avalait les kilomètres avec avidité. A bout de conversation, le conducteur attaqua la seule chanson dont il connaissait les paroles en espagnol. Il chanta la cucaracha durant plus d’une heure.
La cucaracha,
la cucaracha,
ya no puede caminar,
porque no tiene,
porque le falta,
marihuana que fumar.
Lorsqu’ils atteignirent l’une des rares autoroutes du pays, Erwan avait réussi à totalement s’abstraire des heurts de la route, du bruit du camoin, de son déplacement, même de l’hymne répétitif à la consommation de drogues douces. Une fois, par le passé, il avait entrepris un tel voyage. Un jour de semaine, une entrevue annulée à la dernière minute lui avait permis de débaucher plus tôt. Deux heures avant son horaire habituel. S’engouffrant dans la rocade nantaise pour regagner son domicile, il avait filé tout droit, accélérant devant la sortie qu’il empruntait tous les soirs, traversant le gigantesque pont de Chéviré dressé sur la Loire. Il avait poursuivi. Son cerveau était lavé de toute pensée. Le réservoir contenait les trois quarts d’un plein. Quittant Nantes, il avait conduit vers Cholet, puis Bressuire, Parthenay. Il s’était réveillé à l’approche de Poitiers, avait fait demi-tour et avait regagné son domicile, s’excusant auprès de sa femme de son retard imprévu. Une réunion, avait-il invoqué.
Il avait gardé de cette course sans but un souvenir étrange. Un peu comme s’il avait trompé les siens. Oui, tout à fait comme une infidélité secrète. Culpabilisante, mais attirante. Un peu minable, mais érotique. Même s’il ne connaissait pas cette situation, il pouvait maintenant comprendre cela, l’homme marié, heureux, père de famille, succombant pour une unique soirée à l’attrait d’une autre femme. Se rongeant ensuite les sangs, tenaillé par le repentir.
Dès son arrivée, Athènes lui fut antipathique. Trop grande, trop sale, trop similaire, en fait, à la capitale où il avait connu la mort la semaine précédente. Il passa devant un kiosque à journaux en luttant contre la tentation d’acheter à nouveau un quotidien français et se renseigna au sujet des bus traversant le pays. Guidé par une impulsion, il acheta un billet pour Delphes.
Le trajet en bus, bien que de courte durée, lui fut particulièrement pénible. De nombreux enfants s’obstinaient à jouer dans l’allée centrale, et l’un d’eux s’obstinait à ressembler à son fils de quatre ans. Chaque cri de l’enfant, chaque regard détourné, ramenaient Erwan à Nantes, dans sa maison confortable, parmi les larmes des siens. Quelles têtes feraient-ils s’il rentrait maintenant ? S’il décidait que le jeu avait assez duré. S’il rebroussait chemin pour sonner à sa porte, comme Ulysse retournant auprès de Pénélope. Se jetteraient-ils dans ses bras ? Pousseraient-ils des cris d’effroi ?
Le gamin qui ressemblait à son fils trébucha et se fit mal contre l’accoudoir d’un siège, son père se leva, rajouta une engueulade à la bosse et l’enfant disparut enfin de la vue d’Erwan. Delphes, croyait-il savoir, représentait pour les Grecs anciens le centre du monde. Zeus avait l‚ché deux aigles à chaque extrémité de la Terre. Volant droit devant eux, c’est à Delphes qu’ils se rencontrèrent. Ses souvenirs furent confirmés sur place par une visite au musée d’archéologie, la légende était détaillée dans la salle de l’Omphalos, vaste pierre sculptée marquant le lieu exact de cette jonction. Pour le reste, Delphes s’avéra n’être qu’un vaste village, marqué de manière indélébile par le tourisme. Après une visite au temple d’Apollon, Erwan s’enfuit à nouveau. Aux conducteurs qui s’arrêtaient il n’indiquait aucune destination, se laissant conduire au hasard des routes.
Parvenu dans un village perdu du centre du Péloponèse, hors des circuits sillonnés par les vacanciers, Erwan comprit plusieurs choses. Il devait changer de vêtements, son costume enfilé pour un rendez-vous parisien n’avait plus de forme véritable. Il devait également penser à subvenir à ses besoins, n’ayant plus en poche que l’équivalent de cinquante euros. Pas mal tout de même, se félicita-t-il. Il avait tenu près d’un mois avec une somme ridicule. Et pourtant, il en avait gagné de l’argent, avant. Erwan possédait une voiture, spacieuse et confortable. Une maison dont les remboursements du crédit écrasaient sa vie. Il possédait également l’essentiel. Des objets dont la mort l’avait privé. Il regrettait ses livres, plus de six cents ouvrages. Ses disques également. Le reste n’était plus qu’un lointain passé. Ses manuscrits par exemple. La petite douzaine de livres qu’il avait écris, que des éditeurs avaient refusée. Six semaines auparavant, Erwan aurait peut-être lutté pour conserver tout cela, cet amoncellement de bois, de tissus, de papiers, de phrases, de métaux et d’électroniques. Avec un cambrioleur il aurait pu en venir à se battre. Cette lointaine préhistoire l’effrayait. Seul un immense creux béait en lui, un creux à trois places, un creux suffisamment spacieux pour y loger sa femme, sa fille et son fils. Du reste, il détestait employer les possessifs pour évoquer des êtres humains, tout comme il ne supportait pas de dire ìsa femmeî pour parler de la femme qu’il aimait. Un creux démesuré où pouvaient se lover une femme, une fille de six ans et un garçon de quatre ans.
Sentir le creux permettait à Erwan de mieux comprendre que tout retour n’était plus possible. En quatrième page d’un quotidien français, il lut un bref entrefilet sur l’accident ferroviaire. Des crédits exceptionnels venaient d’être votés pour permettre la reconstruction de la gare et améliorer la sécurité des systèmes informatiques. Les enquêteurs tentaient de mettre en lumière les causes du drame. Le déjà vieil accident se fondait dans le passé. Son corps avait bien fini par être découvert sous les décombres. Mutilé, calciné. Mais bien son corps. Un détail, la couleur d’une chemise, le cuir de son porte-document, avait permis de l’identifier avec certitude. Il ne savait ce que ses restes étaient devenus. Il n’avait que peu parlé de la mort avec les êtres qu’il aimait. Juste évoqué son aversion des tombes, des mots dans le marbre, des toussaints obligées et de ces espaces où la mémoire se concentre, se durcit et s’ankylose dans la lourdeur de la pierre. Une certaine femme savait son horreur des croix. Il espérait avoir été incinéré.
L’été approchait, Erwan trouva du travail dans un village de vacances, un village incroyable, resplendissant de chaux et de blancheur, implanté à flanc de colline en une succession de paliers lumineux. Rien ici n’existait voici dix ans. Le village entier était l’oeuvre d’une agence de voyage anglaise. Chaque maison attendait un retraité durant les quatre mois de la chaude saison. Sa parfaite connaissance de l’anglais lui procura un petit emploi d’intendance. A mesure qu’il gagnait en confiance dans son apprentissage de la langue grecque, Erwan stabilisait son existence. Le directeur du centre de vacances l’appréciait. Hollandais en exil, l’homme n’évoquait jamais son passé. Leur amitié se déroula en silence, dans l’esquive volontaire des questions. Les deux hommes échangèrent beaucoup, mais ne s’avancèrent pas vers l’abord des confidences. Vieillissant, le hollandais prit bientôt sa retraite. Ils se quittèrent sans un mot de trop. Recommandé auprès des financeurs anglo-saxons, Erwan fut promu directeur. Il exigeait d’être payé chaque mois en liquide. Il ne voulait pas ouvrir de compte en banque. C’est à cette époque qu’il détruisit consciencieusement sa carte bleue visa. Ainsi que son chéquier.

IV
Trois années passèrent, en France le procès des responsables provoquait un éphémère regain d’intérêt sur la catastrophe. Brusquement Erwan Ponteuil démissionna de son poste de régisseur d’un village vacances à Corfou et s’embarqua vers l’Afrique. Sa trace se perdit là, à l’orée de ce continent trop vaste. Il disparut dans le sillage d’un avion. Départ Athènes. Arrivée, après transit, à Kinshasa. Erwan laissa de rares et fantomatiques empreintes de son passage. Ses supérieurs regrettèrent sa bonne humeur, sa débrouillardise, son sens de l’initiative. Ses collègues cessèrent vite de colporter des anecdotes à son sujet. Il ne laissait pas d’ami, pas de possession, quelques bribes de liaisons éphémères. L’on raconta juste à son sujet qu’il prit sa décision un soir, après avoir lu le listing des arrivées de la semaine suivante. Il démissionna, emplit une valise et retint par téléphone un billet d’avion pour Athènes. Erwan se ménagea toutefois le souffle d’une ultime pause. Assis, seul, face à la mer. Deux heures le séparaient de son départ vers l’aéroport. Il dépensa son temps à ne rien faire. L’idée l’avait bien effleuré de rentrer dans son appartement pour disperser ses objets, pour régler certains papiers. Il la noya avec bien d’autres dans l’étendue calme de l’Adriatique. Des mauvaises langues avides de sensations détaillèrent après lui la liste des réservations sans pouvoir déceler un certain couple, en provenance de Nantes, via Athènes. Un homme, une femme, mariés. Accompagnés d’un garçon et d’une fille. Des noms de famille sans aucun rapport avec celui d’Erwan. Lui seul pouvait supposer un lien en lisant les prénoms. Le prénom de la femme, celui des deux enfants. Il ne connaissait pas celui de l’homme. Alors que son avion décollait, Erwan repensa aux métaux laminés, à la poussière tellement brûlante. Aux hurlements. Il sourit en évoquant le nom de famille découvert sur le listing. Le béton repoussait, les corps reposaient en paix. Les morts n’ont pas de place dans ce monde apaisé. Il ne voulait pas se hasarder sur l’éventualité d’une coïncidence.