Rêve d’une pomme acide de Justine Arnal

Une voix hurle dans la moiteur d’une fin d’après-midi estivale. C’est celle d’une femme qui demande à son mari, assis devant la télé où il y a un match de foot, de baisser le son ("on est pas sourds"). Cette femme s’appelle Élisabeth Witz. Elle est mère de trois filles : l’écolière, la lycéenne et l’étudiante qui, à l’entame du deuxième chapitre, prend la parole, dit comment va, et ne va pas, la vie dans sa famille. Elle l’ausculte finement, ne cache rien, reste posée, à l’écoute, essaie simplement de comprendre. Pour cela, elle doit remonter le cours du temps, s’intéresser au vieil arbre généalogique, planté entre l’Alsace (côté maternel) et la Lorraine (côté paternel) et dresser un état des lieux. Son constat est triste et sombre. Dans ce microcosme friable, tout est figé (pour ne pas dire vicié) depuis des décennies.

Elle dessine ensuite un portrait rapide de chaque membre de la famille. D’un côté, les hommes, souvent occupés dehors, experts en chiffres, évaluent toute chose ou situation en terme de coût, d’argent, de profit ou de pertes et de l’autre côté, les femmes, assujetties aux tâches domestiques, rêvent d’un horizon un peu plus émoustillant et moins banal que celui du salon de jardin. Beaucoup pleurent, désespèrent, dépriment, voient leurs espoirs s’effriter contre des murs d’ennui, s’abîment dans la mélancolie, la colmatent comme elles peuvent, la plupart du temps avec des médicaments. Certaines, parfois, n’y parviennent plus.

C’est le cas d’Élisabeth Witz. Un dimanche matin, 22 avril, premier tour d’une élection présidentielle, elle s’éclipse, quitte la maison et n’y reviendra plus. Elle part se suicider, en silence, dans la campagne, loin des regards, à tout juste quarante-huit ans. Si l’étudiante reprend un à un les fils effilochés de la cellule familiale, ce n’est pas pour les recoudre, elle sait que c’est trop tard, mais pour tenter d’y voir clair, pour avancer, trouver sa voie, ne pas sombrer. Pourquoi ce drame ?

« 22 avril soleil vert et jaune minuscule
deux et deux font quatre pourtant nous étions cinq
le père la mère trois filles : famille
désunie comme les doigts de la main »

Elle découvre les effets dévastateurs de la déflagration qui se propagent dans toutes les têtes, dans tous les corps. Rien ne sera plus jamais comme avant. Et cet "avant", elle doit désormais le considérer autrement, en tenant compte de la mort brutale de sa mère.

« Je vis avec ton fantôme, que je chasse ou appelle. Tes ombres sont amples et multiples. Elles surgissent partout sans crier gare.
Tu as laissé beaucoup de blanc. Beaucoup d’absence, d’espace. De cette liberté douloureuse que tu m’as offerte, quelque chose se donne ici en ton nom. Plus je t’exhume de ma mémoire, plus je t’invente. »

Le roman, soutenu par une langue tendue et fluide, usant de mots simples, précis, est construit autour de cette disparition que personne n’avait vue venir. D’où son impact, sa violence. Il y avait bien eu des indices, des signes avant-coureurs, mais minorés parce que dilués dans un quotidien ordinaire, dans ses à-côtés, dans les rituels de la religion, dans les visites dominicales aux grands-parents, dans l’ennui, l’école, le travail, les habitudes...

Tout semblait aller de soi quand tout, en réalité, allait de travers. D’où la bascule d’un récit qui réplique à une autre bascule, celle d’un être cher qui n’existera plus que dans la mémoire des autres. Tombeau grave et douloureux, le livre bouleverse par la dignité et l’humilité qui le traversent. À l’absente, les trois filles, chacune à sa manière et selon sa sensibilité, son tempérament, vont devoir donner une autre présence.

« Bercée, l’écolière s’est endormie.
Schloof gued Maïdele (Dors bien petite fille), murmure la lycéenne
Un draïm vum e siesse (Et rêve d’une pomme sucrée), ajoute l’étudiante.
Ensemble, elles portent l’écolière jusqu’à son lit. »

Justine Arnal décrit ici, calmement, entre douceur et gravité, changeant de ton quand il le faut, sans vouloir démontrer quoi que ce soit un engrenage peu visible mais terriblement fatal. Elle décrypte la fragilité des êtres, tout particulièrement celle de cette mère qui ressemble à beaucoup d’autres.


Justine Arnal : Rêve d’une pomme acide, 228 pages, 20 €, Quidam éditeur.

Jacques Josse

31 août 2025
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