Pascal Gibourg | La parole d’écriture de Stéphane Bouquet

En hommage à Stéphane Bouquet, disparu le 24 août 2025, nous republions l’article que Pascal Gibourg a consacré à son dernier livre.

En lisant Tout se tient de Stéphane Bouquet, POL, 2025



« Mourir dit-elle n’est-ce pas plutôt un impossible problème de grammaire (…) »
S.B.



Les poètes parlent souvent de ce qu’ils font : utiliser des mots.
Lesquels ? Comment ?
Un poète a sa manière d’habiter le monde et sa langue, qu’il ne sépare pas, mais qu’il n’identifie pas non plus. Un poète, une poète, une poétesse, qu’est-ce que c’est ? Ce n’est pas quelqu’un qui raconte, ce n’est pas quelqu’un qui a quelque chose à dire. C’est quelqu’un qui a quelque chose à faire. Son faire consiste à fabriquer un poème, c’est-à-dire à travailler la langue qui en est la matière, à l’étendre, la plier, l’incurver, la déchirer. Ecrire c’est un soin, quand bien même les gestes que l’écriture réclame porteraient une violence, un excès. La manière d’exhiber une blessure exige une attention particulière. On pourra dire élégie, laquelle, selon Stéphane Bouquet, suit sa pente, sorte de conatus, de persévérance intrinsèque au poème. Il écrit, après avoir évoqué la « micro-vague » artificielle qu’empruntent des surfeurs amateurs à l’entrée d’un canal :

eh bien par ex.
les crocus violet violent se lançaient
eux aussi à l’assaut de la saison
suivante

Où l’on perçoit que la nature et le végétal en particulier sont tout à la fois l’expression irrépressible de la vie et du désir, de l’appétit, mais aussi de la rage ou de la plainte, élégie étant un mot accueillant et sa matière polymorphe. On remarquera au passage l’invention d’une couleur et un goût pour l’homophonie et l’homographie, ce qui sonne et s’écrit un peu pareil : violet violent. Crocus croquant.

Le poète force l’attention au langage en recourant à divers procédés. L’image, comparaison ou métaphore figurent parmi les plus remarquables, et le poète ne s’interdit pas d’y recourir avec bonheur. Il use aussi de glissements, rapprochements ou montages au sein du vers qui brouillent momentanément la lecture. C’était déjà le cas avec « violet violent », où le visage de l’adjectif se confondait malicieusement avec celui du verbe. C’est le cas dans les vers suivants, où l’accord d’un verbe questionne et surprend. Je cite un extrait d’un ensemble de poèmes regroupés sous le titre de « Méditations de l’ancien jeune homme », où le temps, aux deux sens du mot, joue, on le devine, un rôle actif-passif déterminant :

les tisanes infusent, la cuisine sent encore un peu
l’âcre graisse qui fut dévorée, les je crois ou je sais

ou tu as tort, tu veux ? je t’aime sont notre façon de participer
à la fabrication du soir, les canapés surchargés de bavardages

comme si nous étions du gui, parasitant
les grands érables du langage enfonçant

nos pronoms dans la sève des autres visages
qui parlent disent cueillent rangent ou mieux,

laisse on verra, laissent se répandre le désordre jusqu’au matin suivant

Il n’est jamais facile de parler de poésie, a fortiori si l’on rechigne à réduire un travail s’étalant sur des mois, des années et des dizaines de pages à deux-trois idées plus ou moins directrices. En revanche, quand on commence à regarder de près un poème - c’est, je l’imagine, la même chose pour une couturière quand elle observe un vêtement -, on remarque beaucoup de choses. Plus le regard s’attarde et plus on a de choses à dire. Je serais bien incapable de définir en quelques mots la poétique de Stéphane Bouquet mais au travers de ces neuf vers transparaît une manière de faire singulière qui sans être nécessairement calculée suppose d’avoir posé et réglé un certain nombre de problèmes antérieurement. Pas réglé une fois pour toutes, sans quoi il n’y aurait plus écriture, mais posé, et comme infusé, au point où des gestes s’imposent plus ou moins spontanément après avoir été longuement médités. Exemple : la ponctuation. Pas de majuscules, pas de guillemets, des virgules soigneusement placées. On sera également attentif à des images, et pas n’importe lesquelles – à commencer par cette « fabrication du soir » qui tend à faire de cette heure un poème, à la comparaison-métaphore également, enchanteresse. En effet, il y a tout d’abord le « gui » et son rapport au bavardage (on y reviendra) puis ces « grands érables du langage » qui font rêver, et dont le pluriel justifie celui des « canapés », la sève des visages, fertiles, et le rôle des pronoms, leur puissance.
Chez Bouquet, la sexualité n’est pas une métaphore, elle est au principe même de l’écriture, elle en est l’énergie, d’où son omniprésence, tantôt discrète, presque évanescente, tantôt directe, crue. Règne une sorte de pansexualisme, quand bien même l’homosexualité en serait le motif originaire. Et enfin, pour en revenir au montage, ce vers un rien ludique (dissonance dans l’accord) au sous-entendu explicite :

laisse on verra, laissent se répandre le désordre jusqu’au matin suivant

*

Il y a quelques années, lors d’une réunion rassemblant un nombre certain de personnes écrivant, un adjectif était revenu dans les échanges, celui de conversationnel. Il m’avait plu. Je l’utilise guère, je l’entends guère non plus. Récemment j’ai regardé après coup la captation vidéo d’une conférence donnée par Marielle Macé à la Philharmonie de Paris dans laquelle elle parle de la parole et de l’écoute, et plus précisément de la conversation. Ce qu’elle en dit est très intéressant, ainsi que toute cette conférence d’ailleurs, éminemment sensible. Converser, ainsi que le rappelle l’étymologie latine, ce n’est pas tant dire qu’être avec, « fréquenter ». D’où l’importance que la conférencière accorde au bavardage, au parler pour parler, si essentiel à nos existences sociales. On sait l’importance que Marielle Macé accorde à la respiration, qu’elle ne distingue pas de l’exercice de la parole, celle-ci rendant respirable l’air du monde que l’on a en partage, et c’est pourquoi elle peut dire, propos que je me permets de légèrement ramasser, que converser c’est « bavarder pour se tenir ensemble, se retenir doucement l’un l’autre dans une zone libre, tendre, souriante et respirer le même air. » Toute conversation n’a pas forcément cette aménité sur laquelle l’autrice de Respire met ici l’accent, mais si notre appétit de paroles est mu par un désir d’entrer en relation avec quelqu’un, alors il contient bien cette aménité ainsi que l’espoir de pouvoir l’actualiser.

Quel rapport avec Stéphane Bouquet direz-vous, sa poésie aurait-elle à voir avec le bavardage ? Eh bien je répondrai qu’un ton conversationnel l’habite (n’évoquait-il pas des « canapés surchargés de bavardages » ?), ce dont l’extrait que j’ai cité plus haut porte la marque : jeux avec les pronoms, citations sans guillemets, oralité, apostrophe etc. Comme si le poème était sinon toujours du moins en puissance un espace conversationnel dans lequel se font entendre les voix amies et aimées mais aussi – rien d’incompatible – les voix-sœurs d’écrivains écrivaines passées et présentes, qu’il s’agisse dans Tout se tient de celle de Pasolini, de Bertrand de Born (troubadour du XIIè siècle), d’Ernst Bloch ou encore de Marie-Noëlle. A ce titre, on ne s’étonnera pas outremesure de voir Marielle Macé citer Stéphane Bouquet au terme de sa prestation, alors qu’elle évoque la douceur et sa rage, sa volonté d’aboutir, telles qu’elles peuvent se loger dans l’expression. « Il y a une cache de douceur au fond du langage et c’est notre seule raison de parler », écrit Stéphane Bouquet dit Marielle Macé. Savons-nous l’atteindre, la désigner dans le but d’y attirer la personne à qui on s’adresse, qu’elle soit présente ou non ? car on peut converser seul avec quelqu’un d’absent et, plus subtil encore, on peut écouter à plusieurs, en présence comme en absence, adresser son écoute à celle ou celui qui nous comprendrait, s’il ou elle était là, comme Verlaine le fit dans son Rêve familier, « car elle me comprend, et mon cœur, transparent / pour elle seule, hélas ! cesse d’être un problème ».
Poète de la parole, Bouquet, de la conversation, de la musique (humaine), de la chanson, de l’air, de l’aria, pour qui le poème se fait volontiers « comptine [1] du presque-présent », presque car un manque persiste dans le réel comme dans le poème, perpétuel appel, colloque de voix - que double fidèlement le silence.

*

La terre entière imprègne le paysage débordé. Sentiment que l’encadrement du poème est pour Bouquet ce que celui de la fenêtre-tableau était pour le peintre renaissant : l’occasion donnée au monde d’apparaître dans son tout, qui se tient. Poèmes de choses, de mots cédant la place aux choses ou s’ingéniant à le faire. Poème-tableau, scène, photographie. Comme dans ces Phrases pour la suite, II où il fait référence à un « poème sans syntaxe » qui ne serait rien d’autre qu’un espace où chaque chose, chaque être cohabiterait avec un autre, une multitude, sans ordre ou selon un ordre non explicite, un désordre, une entropie, comme si l’envers du poème ou son dedans était un monde sans mots, forêt originaire dont tout procède, jusqu’à la syntaxe même, faculté de l’âme selon Paul Valéry, monde d’avant les intentions et les formulations, compositions et autres conjecturations. On ne s’étonnera donc pas de la présence d’une lumière inaugurale dans maints poèmes de Bouquet, de ce soleil, de cette aube ; point non plus de cette pluie, tellement l’humide réside au cœur du sec, à l’instar d’une « joie phréatique ».

Les fines
fléchettes de pluie percent enfin le dôme de chaleur – et toi
qui
assailli d’insectes médites. Médites
ou médis ?

Le poème, maison, seuil depuis lequel le poète assiste au / le monde, fût-ce en le dénigrant ou en succombant à une pente élégiaque dite encore mélancolieuse. (La pluie a peut-être à voir avec l’écriture.) Mais pour quoi voir ce seuil ? Hirondelles, pigeons, truie, labrador… Mais aussi poires, oranges, collines, vergers, mer, lac… Tout un monde vivant, c’est-à-dire éphémère, transitoire.

Le lendemain la pluie s’ennuie elle-même de son rythme monotone
mais excellent pour
la végétation. Glisse une belette gracile, la balançoire
s’est bizarrement
écroulée dans l’herbe comme si la nuit trempée et l’air
spongieux
de pluie avaient été trop lourds pour elle et qu’elle gisait
elle aussi
dans l’herbe parmi les pommes
acidulées
de la mort.

Fin du poème ?
La disparition un rien acide serait-elle synonyme de ce problème de grammaire identifié par le poète comme impliquant une incapacité des pronoms à susciter le langage, la vie, le désir, une disparition des pronoms eux-mêmes dans la nuit trempée ? Il semblerait que non. Qu’une parade existe ou du moins quelque part s’élabore. Question de croyance sans doute. C’est qu’

Entretemps le poème a transité ou
transitionné.

La poésie n’est plus ce qu’elle était, elle est bien de son temps, même si

#lepresentestdevenutellementplusjeunequenousquilestapeupresimpossibledesuivresonrythme

28 août 2025
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[1On rappellera peut-être utilement qu’une comptine sert à décompter, c’est-à-dire à distinguer, à attribuer des places, des rôles, au sein d’un jeu, souvent avant que celui-ci ne commence. Daniel Heller Roazen parle de « formulette d’élimination » dans Compter pour personne, un essai sous-titré Un traité des absents. Il y a loin entre la comptine enfantine et le poème mais la question du laissé-pour-compte les anime l’une et l’autre, la problématique de la conversation en poésie étant, me semble-t-il, une manière d’y répondre, autrement dit d’inclure dans le texte, là où le réel retranche ou absente de la vie.