Jérémy Liron | N - comme Nazi

« Théâtre, art, littérature, cinéma, presse, affiches, étalages, doivent être nettoyés des exhibitions d’un monde en voie de putréfaction pour être mis au service d’une idée morale, un principe d’État et de civilisation. »
Adolf Hitler

« A présent, quand on travaille, c’est comme si on travaillait pour une époque qui n’existe pas encore ; pour tous les officiels d’aujourd’hui, on est un monstre et une abomination. »
Otto Dix

Un de ces motifs ornementaux comme on imagine pouvoir en voir dans les pays chauds, sur des pagnes ou des enseignes naïves, hérité de lointaines mythologies. Et c’est d’ailleurs pour cette raison qu’une de ces reproductions aurait trouvé place dans un sous-verre à pinces sur le mur de la salle d’attente d’un médecin généraliste. Pour la chaleur et l’exotisme, la touche tonique et décorative sur laquelle l’esprit trouverait à s’égarer, oubliant un instant les contrariétés de la maladie.
Beau ou moche, il ne viendrait peut-être même pas à l’idée de juger. Et il y a à vrai dire ici et là, dans des chambres d’hôtels, des couloirs d’hôpital, des ehpad, des administrations, du mobilier de ce genre signé Monet, Van Gogh, Matisse, Klee, Chagall et quelques autres dont on ne pense rien et dont les usagers oublient généralement la présence, mais dont ils ressentiraient le manque sans doute s’ils disparaissaient du jour au lendemain, trahissant une affection inconsciente.
Sous l’image on lirait Die gelbe Kuh, La vache jaune (1911), sous le nom, en lettres capitales, de FRANZ MARC.
Une robuste vache jaune s’y épanouirait effectivement, offrant son flanc, sur un fond chaotique et rouge, onirique et innocente, tordant l’espace comme le font les hallucinations. Une vache comme une vision.
Il aurait fallu qu’elle ait surgi telle quelle sous le pinceau du peintre ou dans l’espace équivoque qui se fait, semble-t-il, au-devant de ses yeux quand on ne sait dire s’il pense, réfléchi ou rêve. Mais on ne saurait pas bien comment ni pourquoi. L’artiste aurait été, croit-on savoir, coutumier du fait. Animaliste, on dirait. Mais dans le genre moderne, avec quelque chose d’enfantin et cette expressivité tonique qu’un critique, Louis Vauxcelles, six ans auparavant, éberlué par les outrances et l’orgie de tons purs dont témoignaient les toiles de Matisse, Derain, Vlaminck, Puy ou encore Othon Friesz exposées cette année-là au Salon d’automne, aurait qualifié de fauve, baptisant sans le vouloir un des mouvements majeurs de la modernité.

En 1913, le député Julius Vorster aurait croisé dans une exposition notre effarante vache qui lui aurait fait un effet qu’elle dût faire sur quelques autres encore. Révulsé, il l’aurait refoulée comme un corps étranger. Il en témoignerait à la Chambre, le ton docte, basant sur celle-ci une lapidaire théorie de l’art : « nous avons affaire ici à une tendance, noterait-il, qui, de mon point de vue de profane, représente une dégénérescence, l’un des symptômes d’une période de la maladie. »

Il fallait pour asseoir sa certitude qu’il ignore royalement les précautions qui faisaient dire à Montaigne que « chacun appelle barbarie, ce qui n’est pas de son usage ; comme de vrai, il semble que nous n’avons autre mire de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usances du pays où nous sommes.  » Il l’aurait fait.

Maladie à ses yeux, dégénérescence.

Le mot, un médecin et critique sociologiste austo-hongrois juif, Max Nordau, l’aurait utilisé dans un essai titré précisément Entartung (dégénérescence) et dans lequel les formes littéraires de l’époque, du symbolisme au naturalisme témoignaient, à suivre son analyse, d’une décadence liée à une forme de maladie dégénérative. Dans les théories des correspondances ou la synesthésie développées par les poètes comme Baudelaire ou Rimbaud, il aurait vu une régression manifeste au niveau d’un mollusque bivalve qui perçoit les choses du monde sous un mode très primitif et indifférencié, la pholade. « Dans le monde civilisé règne incontestablement une disposition d’esprit crépusculaire qui s’exprime, entre autres choses, par toutes sortes de modes esthétiques étranges. Toutes ces nouvelles tendances, le réalisme ou naturalisme, le décadentisme, le néo-mysticisme et leurs subdivisions, sont des manifestations de dégénérescence et d’hystérie, identiques aux stigmates intellectuels de celles-ci cliniquement observés et incontestablement établis. Et la dégénérescence et l’hystérie de leur côté sont les conséquences d’une usure organique exagérée, subie par les peuples à la suite de l’augmentation gigantesque du travail à fournir et du fort accroissement des grandes villes.  »

Mais à vrai dire nombreux sont ceux qui l’auraient à la bouche à cette époque pour fustiger l’amoralité et le mépris des artistes nouveaux pour les valeurs traditionnelles. Décadent n’aurait pas suffi, il aurait manqué ce qu’on aurait jugé vil et outrageant, révoltant, pathologique.

En France, Arthur de Gobineau en aurait fait un argument raciste et péjoratif dans son Essai sur l’inégalité des races humaines, en 1853. Ce serait risible si ça n’était abjecte.
Dans la salle d’attente auraient remontés cette histoire, ces rumeurs de la violence. Les charges des honnêtes gens de toutes conditions. Bourgeois nantis ou commerçants portant en bandoulière le bon sens, le bon goût, la raison comme autant de rassurantes certitudes. Une salle d’attente ordinaire ; disons de 2025. Sur les chaises de laquelle se seraient assises des personnes ordinaires. Des personnes ordinaires qui auraient pris des airs un jour en vomissant ces horreurs immatures, provocatrices, stupides de l’art moderne. Qui peut-être aurait même eu ce mot de dégénéré, ratissant d’un geste large poètes bizarres, expérimentateurs abscons, conceptuels, intellectuels, intermittents, coupeurs de cheveux en quatre. Bobos, islamo-gauchistes. Et avec notre argent en plus.

Franz Marc aurait eu tout juste 36 ans à l’hivers 1916. Un éclat d’obus l’aurait touché mortellement au cours d’une reconnaissance ; et c’est sur Verdun et sa boue qu’il aurait fermé les yeux. Lui qui aurait été en 1911 le fondateur du Cavalier bleu (Der Bleue Reiter) avec Marianne von Werefkin, Gabriele Münter, Jawlensky et Kandinsky, on imagine quelle cavalcade sauvage l’aurait traversé pour s’éloigner dans l’indistinct ce jour-là ; chevaux bleus pour l’austère, le masculin et le spirituel, jaunes pour le féminin, la douceur, la gaité, rouges aussi, pour la violence. Un peu du Douanier et un peu de Chauvet ou de Lascaux.

Sur un peu plus d’une décennie recouvrant mal le cadavre de l’artiste, en 1930, se serait plus résolument engagée une critique de l’art moderne, pessimiste, pacifiste, régressif voir communiste ou juif incompatible avec les hautes valeurs nationalistes et virilistes, ariennes dirait-t-on bientôt, de l’art Allemand prôné par le national-socialisme. Un décret serait promulgué contre l’art moderne « contre la culture noire pour le peuple allemand ». Les peintures murales d’Oskar Schlemmer seraient effacées des murs du Bauhaus de Weimar considéré comme «  l’expression la plus parfaite d’un art dégénéré » avant que celui-ci soit démantelé dans le même temps que le musée aurait été expurgé des œuvres d’Otto Dix, Erich Heckel, Kokoschka, Nolde, Schmidt-Rottluff ou Franc Marc. En 1933 auraient eu lieu plusieurs grandes autodafés purificatrices. Une série d’expositions dénonçant le péril des avant-gardes, menaces à la pureté allemande, à Dresde, Mannheim, Karlsruhe… En 36, fermeture du département moderne de la Nationalegalerie de Berlin ; en 37, confiscation et destruction des œuvres jugées non conformes à la politique du Reich. Une partie d’entre elles aura été détruite ou vendue, le restant utilisé par la propagande.

730 œuvres d’une centaine d’artistes dits bolcheviks et juifs, auraient été sélectionnées parmi les plus de 20 000 saisies pour mettre en évidence les similarités manifestes entre les productions des malades mentaux et celles de l’art moderne. Opprobre et dérision. L’exposition Entartete kunst, (art dégénéré) - le terme se serait imposé - aurait d’abord ouvert à Munich pour tourner à Berlin, Vienne, puis Leipzig, Düsseldorf et ailleurs jusqu’en 1941. A Munich, le succès serait immense, plus de deux millions de spectateurs. Alors qu’une exposition parallèle promouvant quant à elle l’art officiel – La Grande exposition d’art Allemand – n’atteindrait pas les 500 000 visites. Ça aurait fulminé en haut lieu.
On y aurait interdit les femmes enceintes afin que les fœtus de haute race ne puissent être corrompus par contamination indirecte.

En 2012, plus de 1400 tableaux seraient retrouvés au domicile de Cornelius Gurlitt, fils de Hildebrand Gurlitt mandaté par les nazis pour vendre à l’étranger au profit du Reich les œuvres d’art dégénéré confisquées. 200 de plus dans sa maison de Salzbourg. Une partie de sa collection personnelle proviendrait ainsi de confiscations à des collectionneurs et galeristes juifs. On y apercevrait une gouache représentant des chevaux en bas à droite de laquelle on lirait en lettre capitales le nom de MARC.

Dix ans passeraient encore. Aux États-Unis on interdirait des livres, les bibliothèques universitaires seraient désherbées. On interdirait des mots, des thèmes de recherche ou d’expression. Pour la grandeur d’une nation, la pureté de sa race. Dégénéré, oui on pourrait reprendre le mot comme on cracherait sur les queer, les woke.

27 octobre 2025
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