« mes faims, c’est les bouts d’air noir... »

Départ de la gare de l’Est sous la neige. La tempête de vendredi dernier avait coupé la voie entre Reims et Charleville, la circulation des trains a été rétablie. Pantin, Bondy, Noisy-le-Sec, neige, Le Raincy, Gagny, Chenay-Gagny, Chelles-Gournay, Vaires, Torcy, le voyage est chaque fois différent, aujourd’hui c’est le nom des communes de la banlieue Est qui retient l’attention. Lagny-Thorigny, la Marne. Parfois le regard pense avec des mots, parfois non, il enregistre, les mots viendront plus tard. 11h49, Meaux, la cour du pensionnat déserte sur la droite, ciel bleu, avion, soleil. Les champs, les arbres, tout est pâli par la neige, couleur de layette, pourtant dehors tout est glacé, sec, coupant, les bas-côtés sont bordés de festons blancs, on dirait des paysages en noir et blanc colorisés pour une nouvelle exploitation.

Vue de la gare d’Epernay

Latifa m’attend devant l’école de la rue de Béthune. (A portée de regard, des champs.) Elle a rendez-vous chez le dentiste, son père, qui l’y accompagne en voiture, nous salue de loin, Annie Gilles et moi.
Nous entrons. Mon arrivée met fin à la pause-déjeuner. Pauses et travail ne rapprochent pas les mêmes personnes. Il y a des rapprochements linguistiques, géographiques, par quartier, entre fumeurs, par affinités amicales, temporaires ou de hasard. Dans la cour il y a un marronnier, au bout du couloir un arbre de Noël avec des décorations. Ce matin les stagiaires ont travaillé en groupes à écrire des histoires qu’ils ont illustrées pour les enfants de Rabea, Oumouch et Hacène, qui viendront fêter Noël à l’école jeudi, dernière journée de stage avant la semaine de Nouvel An.

Rabea et Samah ont calligraphié en arabe les deux premières phrases de « Enfance III » des Illuminations. Les voici :

"Au bois, il y a un oiseau, son chant vous arrête et vous fait rougir. »
« Il y a une horloge qui ne sonne pas. »

Oumouch, originaire du Daghestan et dont la langue maternelle est le koumyk, parle également le russe. D’un livre d’art qu’elle a apporté elle a traduit une « belle » phrase d’Ivan Tourgueniev à son ami le peintre Yakov Polonsky : « Quand vous irez à Spasskoïe, s’il vous plaît, saluez ma maison, mon jardin, mon jeune chien, priez que je vous revoie un jour. »

Travail. Feuilles blanches et crayon noir. Lecture et relecture, compréhension, explication de mots. « Déménager/Emménager » (Espèces d’espaces) de Georges Perec donne lieu à une série de textes :
« Pratiquer l’équitation : préparer brosser curer filer poser bosser tapisser seller monter aller au pas trotter galoper sauter volter demi-volter tourner slalomer arrêter rentrer desseler défiler curer brosser laver brouter promener finir » (Vincent). « Jardiner : défricher retourner cultiver semer repiquer récolter recommencer fumer bêcher semer repiquer planter désherber aérer [déhoier] butter arracher couper embouqueter cueillir finir » (Vincent). « Voyager : préparer les bagages partir monter passer sortir descendre marcher demander donner attraper regarder écouter patienter s’installer entrer sourire revenir téléphoner trouver conduire ranger signer vérifier retourner rentrer tard rentrer fatigué » (Mouloud). « Etre en vacances : dormir rêver se réveiller manger sortir marcher regarder partir revenir marcher regarder partir revenir écrire envoyer téléphoner faire le ménage installer écouter sourire laver la vaisselle laver son linge se laver les mains » (Yamina). « Rechercher sur Internet : brancher allumer attendre choisir ouvrir surfer s’informer communiquer se documenter rechercher savoir imprimer créer enregistrer fermer quitter éteindre » (Laetitia).

La plupart écrivent maintenant aisément à partir des textes que je propose et après que nous les avons lus et commentés. Ceux de Georges Perec se sont imposés, c’est l’occasion pour moi de les relire et d’y réfléchir. C’était mon projet après que j’aurais fini la lecture, selon l’ordre chronologique, des textes de Raymond Queneau entreprise l’année dernière. Il y a dans les textes de Perec un accueil possible du monde et de l’autre. Celui qui les lit y trouve sa place et cette place il peut se l’approprier. On y lit aussi la délicatesse de celui qui a éprouvé la douleur humaine. Recenser, énumérer, inventorier avec le regard et les mots. Faire l’histoire de. Plus tard, la raconter. L’histoire se dégage, s’appuie sur ces descriptions, elle ne la leur impose pas. Cette position n’est pas très éloignée de celle de Michel Foucault dans Les Mots et les Choses. Relire dans la préface ce qu’il dit de Borges et cette phrase : « Quand nous instaurons un classement réfléchi, quand nous disons que le chat et le chien se ressemblent moins que deux lévriers, même s’ils sont l’un et l’autre apprivoisés ou embaumés, même s’ils courent tous les deux comme des fous, et même s’ils viennent de casser la cruche, quel est donc le sol à partir de quoi nous pouvons l’établir en toute certitude ? » J’ignore si Perec et Foucault connaissaient, lisaient les écrits l’un de l’autre. Rimbaud les aurait-il lus ?
Hacène écrit cette histoire :

Cadeau
Je suis un cadeau et mon histoire démarre dans un magasin.
D’abord il faut me choisir.
Après m’avoir choisi on me brinqueballe dans tous les sens et on me met dans un placard jusqu’à ce que l’événement approche.
Ensuite on retire l’étiquette de mon prix, on m’emballe dans du beau papier-cadeau, et on me retrimballe encore un peu.
On me donne à celui pour qui l’événement est prévu.
Il enlève le papier que je porte et il ouvre le paquet.
Il pleut sur moi mais c’est tout à fait normal : c’est la joie et l’émotion qui font qu’il pleut ainsi.
Mon histoire finit de cette façon.

Hacène, surpris d’avoir écrit cette histoire, la saisit sur l’ordinateur et l’imprime. Ce texte me rappelle celui écrit dans une prison par un détenu. Un barreau de sa cellule s’y racontait à la première personne.
Deux jeunes femmes écrivent chacune un texte dont le titre est « Ma vie », où elles racontent des événements personnels de leur existence.

A une demande anodine Vincent dit soudain « non » et ce « non » n’est pas une réponse à la demande anodine mais à quelque chose d’avant, une nécessité antérieure qu’il a connue de dire « non » pour se protéger. Il écrit :

Le jardin
Un jour un homme cherche un jardin dans la campagne où il habite.
Il trouve un jardin tout près de sa maison.
Il le défriche pour pouvoir le cultiver.
Il plante des pommes de terre, il repique des choux, du céleri.
Un jour il rencontre une fille qui lui dit : « Il est beau ton jardin, et bien cultivé, et très propre. »

Juliette, Jérémy

Jérémy me donne cet incroyable texte :

je n’aimerais pas m’ennuyer à Attigny et à Auxerre mais parfois si
je n’aimerais pas aller à Bruxelles et à Bastia mais parfois si
j’aimerais être connu à Charleville et à Caen mais parfois non
je n’aimerais pas discuter à Douai et à Dijon mais parfois si
j’aimerais être entendu à Entotte et à Epinal mais parfois non
j’aimerais être en France et à Fumay mais parfois non
je n’aimerais pas aller à la Gare du Midi pour aller à Guingamp mais parfois si
j’aimerais me faire hospitaliser à l’Hôpital Saint-Jean ou au Havre mais parfois non
je n’aimerais pas faire des imitations à CIvitavecchia et Istres mais parfois si
j’aimerais m’appeler Jean-Jack au Japon ou à la Jamaïque mais parfois non
je n’aimerais pas voir Karima au Kamasutra mais parfois si
j’aimerais lire des livres à Lille ou à Lens en passant par Londres mais parfois non
je n’aimerais pas conduire une Mobylette à Marseille pour aller à Milan mais parfois si
je n’aimerais pas passer Noël à Naples ou à Nice mais parfois si
j’aimerais aller à l’Office de tourisme à Ostende mais parfois non
j’aimerais voir des Parisveaux à la Prison de Mazas mais parfois non
je n’aimerais pas être au Quartier latin ou au Qatar mais parfois si
j’aimerais avoir des rêves à Roche ou à Rennes mais parfois non
j’aimerais vendre des saucisses à Stuttgart ou à Strasbourg mais parfois non
je n’aimerais pas être à côté d’une Tour à Tadjourah ou à Toulouse mais parfois si
sinon j’aimerais voir Voncq, Valence, la Wallonie, et Zeilah, et Zut !

Il l’a écrit seul cette semaine à partir du texte de Perec « De la difficulté qu’il y a à imaginer une Cité idéale », auquel il a ajouté la contrainte de respecter l’ordre alphabétique. Ce texte sera le point de départ du prochain atelier.

Dernière chose vue dans la salle où nous travaillons : une veste chaude qui reste dans l’école et que peut mettre celui ou celle qui a froid.

Bibliographie :
Rimbaud et la révolte moderne d’André Dhôtel
Le double Rimbaud de Victor Segalen
Rimbaud le voyou de Benjamin Fondane (Denoël, 1933 ; Plasma, 1979 ; Complexe, 1989), épuisé.

26 décembre 2004
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