Merry ou les limites du langage, sur un personnage de Philip Roth | Pascal Gibourg

Un attentat peut-il être l’expression adéquate d’un sentiment d’empathie envers un peuple en souffrance ? Le jaïnisme, mouvement spirituel indien, peut-il être conçu comme le fruit d’une copulation entre le catholicisme et le judaïsme ? Ce sont les questions que nous pose Meredith, dite Merry. Les questions qu’est en droit de se poser son père, celui que l’on appelle le Suédois en raison de son physique, bien qu’il soit américain.

Pastorale américaine est un grand livre salué comme tel. Mais quid de Merry ? Elle incarne cette zone qu’un livre peut atteindre quand le langage qui le sous-tend touche à ses limites. Elle se tient derrière cette porte derrière laquelle il n’y a pas de mots, plus de langue. C’est d’abord la porte de sa chambre, dans la maison familiale, puis après quelques péripéties celle du taudis où elle trouve refuge après être devenue une paria. C’est la porte de l’enfer ou du non savoir, c’est le lieu de la stupeur dont on ne revient pas.

Comment on atteint de telles extrémités, voilà quelque chose d’impossible à dire, et la bonne idée de Roth, entre autres excellentes idées, fut de ne pas chercher à décrire un tel cheminement. On s’y retrouve et ça suffit. Mais comment en est-on arrivé là ? On ne le saura jamais. Faiblesse du constat, impuissance à comprendre, remords d’avoir laissé faire. On peut se réjouir de ne pas être le père de cette enfant mais ce serait là non seulement une pensée égoïste mais stupide, car c’est au travers des yeux du père que cette fille nous apparaît. Au-delà de la détresse, car la détresse représente toujours un état secourable, fût-ce a minima. Merry n’est pas sauvable car elle refuse le secours. Elle donnerait plutôt des leçons de vie à quiconque voudrait la secourir.

Après avoir tué, elle se défend de faire le mal, ainsi que sa religion le lui prescrit. Elle s’interdit de marcher sur une fourmi et considère comme criminel de tuer des micro-organismes. Manger est criminel, vivre est criminel. Elle n’accepte pas une telle condition et porte un voile devant la bouche pour protéger le monde extérieur du danger qu’elle représente. Dire que son père est démuni, c’est ne rien dire. Il est fou de cette situation, fou à lier. Son frère, avec qui il s’entend mal et avec lequel il se fâche définitivement lors d’un appel téléphonique, lui dit de l’arracher à son trou mais le Suédois s’y refuse. Il ne croit pas en la violence, toute l’éducation qu’il prescrivit à sa fille s’appuyait sur ce refus et sur le dialogue. Il ne peut pas ravir sa fille. Là où elle est, elle est intouchable. Quand il se retrouve face à elle, elle lui explique patiemment à quel monde elle se voue désormais et les larmes sont peu de choses pour dire l’incompréhension et la pitié dans laquelle cet homme sombre à mesure qu’il entrevoit. Sa raison entreprend bien de lutter mais sa fille est plus rationnelle que lui. Les mots ne servent plus à s’entendre, plus il y en a et plus le père et la fille se trouvent éloignés. Le silence, c’est pas mieux. Il n’y a juste plus rien à faire. Rien du tout. Qu’à se livrer au pire des tourments.

Quand un être ne peut pas changer une situation qui le détruit, il perd sa dignité. Il faut beaucoup de force pour accepter de ne pas pouvoir changer le monde quand le monde a pris l’apparence de sa fille, et qu’on ne la reconnaît plus. Il faut une force que le Suédois n’a pas. Lui à qui tout réussit, cette fois ça ne passe pas. Il est des portes qui une fois ouvertes ne se referment pas. On dirait même qu’elles ne font que s’élargir à l’instar d’une plaie ou d’une tumeur. On nous dira que Merry est morte. Sans nous préciser comment, où, quand. On n’est pas forcé de le croire. Ce serait rassurant de le penser mais la vérité c’est qu’il n’y a pas de sol sur lequel marcher qui ne soit glissant, pas d’autre horizon que chuter et se relever - et recommencer.

Il y a des parents qui renient leurs enfants, là c’est l’inverse ; ou plutôt, une enfant renie le monde de ses parents, et eux avec. L’Amérique de Nixon et sa guerre du Viêt Nam. Un certain nombre d’attentats semblent avoir été commis sur le territoire américain durant ces années-là, par de jeunes Américains ayant une conception de la responsabilité politique suffisamment étendue pour se sentir souillés par une telle politique et concevoir que tout Américain était à même de mourir puisqu’il cautionnait le massacre des Vietnamiens. Philip Roth ne juge pas, il rappelle, vingt-cinq après, comment était cette période. Merry a posé une bombe qui tua des voisins. Puis elle vécut dans la clandestinité. Quand son père la retrouve, un certain nombre d’années a passé. Mais est-ce qu’un chiffre changerait quoi que ce soit à cette histoire ?

Parmi les choses étonnantes - elle était ronde, elle est devenue squelettique - il y a le fait qu’elle ne bégaie plus. Est-ce parce qu’elle est devenue meurtrière qu’elle s’est libérée de ce je ne sais quoi qui entravait son élocution ? Merry est à la fois la fille qu’elle était et une autre qui ne semble plus se souvenir de qui elle fut. C’est sans doute l’effet de la conversion : effacer, tronquer, changer, quand bien même ce changement serait incorporel.

Parmi ce qu’il y a d’effarant dans ce destin de femme, il y a la solitude de Merry. Quand elle réapparaît dans la banlieue de Newark, elle travaille alors dans un hôpital. Elle n’a aucun ami, aucune relation. Elle a punaisé au mur du cagibi où elle dort quelques principes écrits sur des bouts de papier, des règles à suivre, si ma mémoire est bonne. C’est tout l’ameublement de cette pièce, en dehors d’un lit. Il y a peut-être une chaise, mais pas deux. C’est à cela qu’elle tient ou c’est cela qui la tient, quelques mots, sa colonne vertébrale. La puissance des religions ou des courants spirituels consiste essentiellement à amalgamer et canaliser les forces qui tournent à toute vitesse en chacun, et si le vide intérieur fait peur, c’est qu’il est connecté à un vide beaucoup plus grand, insondable, sidéral et que sa capacité dévastatrice équivaut à celle d’un tsunami. Au souffle de la bombe que posa Merry à la poste de Newark s’oppose désormais son calme philosophique, sa sagesse et sa sérénité qui s’accommodent si bien de sa saleté (elle ne se lave pas). On a pitié d’elle mais pas elle de nous. Son monde, aussi sordide qu’il soit, semble plus stable que celui du Suédois qui se débine par tous les bouts. Que ce qui est capable de déstabiliser un ordre qu’on croyait inébranlable ne soit pas un déchaînement de forces incontrôlées mais l’expression radicale d’une pensée réfléchie, c’est-à-dire un choix, laisse pantois. On n’envie bien sûr pas l’équilibre de Merry (elle ne doit plus s’appeler comme ça, même si je crois qu’elle a dit « papa » quand elle a revu son père), pas plus que le calme de Bartleby. Ils représentent un seuil qu’on ne saurait franchir avec la meilleure volonté du monde. Merry incarne quelque chose qu’on ne peut vouloir, que la volonté échoue à rejoindre. Il faut imaginer ses soirées dans un espace sombre et exigu, dépourvu de toute distraction. A quoi pense-t-elle ? A qui ? Peut-on se sentir attiré par une énigme aussi repoussante ?

Un jour un écrivain russe eut une révélation. Il sut où Dieu se cachait depuis le temps qu’on le cherchait. C’était dans un taudis dont les angles du plafond abritent encore de magnifiques spécimens d’araignées. C’est là que vit Merry. Je ne sais pas si tous les croyants continueraient de croire si on leur disait que leur Dieu habite là avec une drôle de fille. Pour certains, le paradis ou le bonheur ne revêtent pas les mêmes apparences que pour d’autres. On pourrait dire au sujet de Merry qu’il y a eu une erreur quelque part, de celles qu’on n’efface pas et dont une vie ne suffit pas pour tirer tous les enseignements.

9 octobre 2022
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