Marc Dugardin | Notations, variations, effilochures… 4

4 janvier 2021

Je lis ceci, dans mes Carnets : Ce furent des fêtes sans fêtes, dans un grand isolement. Et quelques lignes plus bas : Pendant que j’écris, des réfugiés errent sur les routes de Bosnie. Dans le froid. Dans l’indifférence glaciale du monde, surtout. Ils ne sont pourtant que quelques milliers, rien d’une invasion !

 

19 janvier 2021

Dimanche, ce fut, depuis trois mois, mon premier voyage en train, vers Bruxelles. Du coup, il fallait que j’emporte un livre qui me tienne particulièrement àcoeur. Mon choix est tombé sur Ce qui vit encore, de Johannes Bobrowski. Plus qu’un hasard sans doute, que ce titre se soit imposé ! Et puis, du côté du poème allusif, concis, dense, cela reste pour moi un modèle. Tout comme cela reste une expérience fondamentale d’emporter ce genre de livre lorsque je voyage, d’en relire quelques pages (voire de tout relire) dans le train - ou attablé devant un petit café, mais ce n’est pas encore autorisé, malheureusement

Me retient toujours autant le poème Parole, qui se termine par ces vers :

 

Parole
essoufflée
la bouche brisée de fatigue
par le chemin sans fin
vers la maison du plus proche

 

12 avril 2021

Malgré la lassitude, l’engourdissement (voilàplus d’un an àprésent que toute la vie est assujettie àce maudit virus), sur mon chantier d’écriture, le travail se poursuit. Une lecture stimulante m’a accompagné, celle de l’essai de Gérald Purnelle, L’eau souterraine (Lectures poétiques). J’y lis notamment ceci : Je ne sais si, comme on le clame parfois, notre époque a (plus que jamais) besoin de poésie. Ce que je sais, c’est que la poésie se trouve dans le moment où elle est vécue comme émotion, et peut-être n’est-elle que là, c’est-à-dire, inversement, dans toute émotion, pour peu qu’elle prenne pour support, inspiration, origine, prétexte, aliment, ce qu’un autre être humain a lancé dans le monde, peut-être àcette fin pour soi, peut-être pour nous.

 

24 avril 2021

Hier, un canot pneumatique surchargé de migrants a fait naufrage en Méditerranée, avec àbord 120 personnes au moins. Aucun survivant. Et maintenant, que peut dire le poème, que peut le poème ?

 

Dans un éditorial du Journal des poètes, dont nous avions parlé ensemble et qui n’a paru que tout juste après sa mort, survenue en aoà»t 2019, Véronique Wautier, cette voix si juste en poésie, cette amie si précieuse, revenait sur la fameuse formule qui prétend que la poésie sauvera le monde. Je la cite : Parfois je vois passer des étendards disant que la poésie sauverait le monde, ce qui fait beaucoup pour moi (mais peut-être est-ce une question d’interprétation). Je pense alors àces vers du poète Evgueni Evtoutchenko : « La poésie court / comme une ambulance / àtravers les rues / pour sauver quelqu’un.  » Sauver quelqu’un, là, dans le monde bien sà»r, mais surtout quelqu’un, une personne àla fois, qui, au moment où elle trébuche, reçoit ou écrit un poème àla fois. Mais s’agit-il d’être « sauvé  » ? Oui, si l’on entend ce sauvetage comme une secousse, un chant d’alerte qui nous sort du silence, de la solitude, de la lassitude, de l’inattention. Qui nous remet au milieu du réel avec une perception élargie.

 

2 juillet 2021

Des sans-papiers poursuivent la grève de la faim, àl’église du Béguinage. Certaines, certains se sont même cousu les lèvres. Plus rien ne peut entrer dans leur bouche, plus aucune parole ne peut en sortir…

 

23 septembre 2021
Difficile transition avec ce qui précède.
Dans mes Carnets, je lis ceci :
 

Ce goà»t maladif pour le mot douceur.
Ou c’est peut-être le poème qui est malade de ce qu’il n’a pas.
Tant de matins où le rêve nous abandonne sur le rivage de ce que nous avons perdu !
Écrire pour ne pas renoncer.

 

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Le présent texte a été lu le samedi 18 décembre 2021 lors de l’émission "dans quel monde on vit", sur la première chaîne de la RTBF.
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Sur remue.net, voir aussi notes... 1, notes... 2 et notes...3

D’autres extraits des Carnets de Marc Dugardin ont été publiés :
Notes sur le chantier de vivre (2009-2013), avec des gravures de Nicolas Grégoire, coéditions Rougerie & Centrifuges, 2017.
D’une douceur écorchée Janvier 2016-Décembre 2018, suivie d’une approche par Vincent Tholomé, éditions Rougerie, 2020.

photo © Antoine Dugardin

5 mars 2022
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