Louise Moaty | La chute

Photo : Etienne-Jules Marey

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C’est au moment où il s’est mis àrire que j’ai senti la bascule, àce moment précis oui, c’est àdire qu’il venait de commencer àrire lui sur l’écran et alors je suis tombé en arrière, la réunion venait àpeine de commencer et il s’est mis àrire dans sa case en face de moi, ils étaient trois, chacun dans leur case, trois êtres numériques qui tentaient de représenter ce qui me restait de lien avec le monde de dehors, le monde du « Â travail  » et ce qu’il en restait, de la courtoisie du sérieux peut-être, trois êtres virtuels tentant de sauver les apparences d’une vie réelle, trois peut-être vivants, trois peu-d’êtres, infiniment moins d’êtres puisque l’infini réduit en milliers de pixels réduit àl’infini, mais c’est tout ce qui restait des humains alors, et un-1280x1024-pixels-vaut-mieux-que-trois-vivants-tu-l’auras, dont un qui s’était mis àrire, mais un rire lui-même infiniment réduit par les câbles les fréquences le core les solutions graphiques tout ce qui comprime condense compresse contracte le monde pour en ôter jusqu’aux dernières parcelles d’infini, il y a les réducteurs de tête et puis les réducteurs de vie, ceux qui nous perdent dans un labyrinthe de miroirs où s’entraperçoivent quelques reflets du monde, mais le monde ce n’est pas ça, pas ces images de soi, pas cet écran si laid, pas ces trois scories devant moi, virtualités d’être, non, pas ce rire moins vivant, ce rire aussi vide qu’un éclat blessant, alors je suis parti vers l’arrière, comme une sorte d’évanouissement qui n’en était pas un, sur l’écran dans sa case il a commencé àrire et j’ai commencé àfaire ce mouvement vers l’arrière, j’étais obligé de partir presque en même temps que lui, en arrière obligé de me laisser tomber ou plutôt de me lancer mollement vers l’arrière, l’espace, j’ai pris l’élan de tomber, sans aucune appréhension physique, comme si je savais que quelque chose transformerait ma chute, transformerait ma peine, que quelque chose se substituerait au sol quelque chose qui se ferait plus fort que la pesanteur quelque chose qui me disait fermement de basculer vers l’arrière — je dis : sans aucune appréhension physique parce que moralement bien sà»r ce n’était pas la même chose j’étais dans une forme de sidération étrange, comme si j’étais devenu une sorte de marionnette consciente, pantin doué de vie, genre d’homme articulé oui il fallait partir quitter cette réunion de l’infiniment petit, partir et cet impératif était lui-même sa propre incarnation le mot est l’acte oui basculer mais comme un plongeon volontaire, j’ai accepté : vers l’inconnu — comme un volontaire oui un pionnier accepter de partir, le premier, en arrière j’ai pris ce risque immense effrayant inédit mais un instant àpeine je me suis lancé àpeine un petit mouvement — j’ai senti le temps se ralentir étrange affirmation impossible de sentir le temps impossible et pourtant c’est ce qui s’est passé j’ai senti le temps physiquement le temps était physique il se transformait le temps absolument dilaté ralenti et d’ailleurs je tombais sans vitesse malgré le poids certain de mon corps qui était toujours làoui je pouvais le voir je tombais sans vitesse dans le temps ralenti en arrière vers l’arrière et je voyais leurs trois ersatz de visages dilués dans leurs ersatz de cases et ils me regardaient fixement, de vagues sourires et l’absence de rire qui poursuivait sa course en descendant comme moi, le peu-de-rire qui se tarissait doucement et puis ils ont eu ce moment de surprise, leurs peut-êtres-regards et leurs peut-êtres-bouches qui changeaient et j’ai pensé leur sourire vaguement, leur sourire àeux comme l’idée d’un sourire ou le souvenir de ce qu’aurait pu être un sourire, un sourire que je leur aurais fait, sourire la trace de ce souvenir cette pensée penser àleur sourire mais ce n’était plus nécessaire, l’un d’eux a avancé la main vers moi mais évidemment il ne pouvait aller au-delàde son image de case son apparence d’espace infiniment réduit alors il a ouvert la bouche — est-ce que c’était un cri ? je ne savais plus bien — penser qu’il faudrait surtout ne pas crier — il semblait comprendre quelque chose, il tendait son bras toujours plus loin et se déformait même àforce de comprendre il s’étirait indéfiniment vers l’avant et alors que le rire se tarissait et que lui se distendait se désarticulait je continuais, moi, de tomber — jamais je ne me serais abaissé àme retourner jamais non je suis resté digne je suis resté entier accepter cela m’est apparu aussitôt, laisser venir surtout ne rien vouloir ne rien chercher àanticiper àdeviner rien — quelque chose des lois de la physique semblait s’être modifié puisque je continuais toujours de tomber toujours je ne savais pas depuis combien de temps le sol s’était peut-être ouvert sans doute le sol s’était ouvert car ma chute en fait semblait continuer, vers l’arrière ou alors le monde s’était transformé d’ailleurs tout se brouillait un peu devant mes yeux tout se mélangeait et je restais ainsi dans ce temps dilaté mouvement de mon corps vers l’arrière structure fixe de ma position et c’est àpeu près àce moment-làque j’ai arrêté de les voir je n’ai plus vu leurs yeux de micro-êtres, leurs peu-de-regards lisses, pixel après pixel ils se sont dissipés c’était simple et presque beau une disparition comme si tout n’était qu’apparence finalement prête àse diluer dissoute comme de l’encre dans l’eau un trouble de fumée ces visages disparus mirage d’eau colorée et l’écran blanc quelques instants puis lui aussi l’écran s’est dissipé, supprimé d’ailleurs tout s’effaçait plus de table plus de pièce même le réel le monde me semblaient hésiter je partais j’acceptais cette logique et tout disparaissait et puis comme un léger subtil soupir de toutes mes cellules un long frémissement, interminable soulagement, légèreté infinie oui l’infiniment petit finalement peut-être, avalé — mais n’est-ce pas plutôt que le temps déjàs’était arrêté oui ce rire était comme une brèche dans le temps, ou plutôt la blessure que m’avait faite ce demi-rire, cet infiniment-moins-rire, comme un ravin une béance où je continuais de tomber tomber dans cet immense espace sans temps, c’était lent, infiniment lent et léger, il n’y avait plus que l’idée d’un vertige tout avait disparu j’avais oublié oublié ce que cela signifiait, rien — tomber et mon corps lui aussi s’effaçait, doucement, je n’étais plus qu’un reste de conscience une présence qui s’échappait pourtant dire j’avais accepté dire je partais mais plus rien comme si mon être était suspendu dans cet espace sans temps cet espace déformé faible conscience au-dessus, conscience comme une suspension de mon être quelque chose comme un filet de pensée un fil très fin un fil laisser dans cet espace une illusion — mon être ?

2 décembre 2020
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