Le rapport sexuel n’existe plus de Philippe de Jonckheere (extrait)

Le rapport sexuel n’existe plus est le troisième roman de Philippe de Jonckheere paru aux éditions Inculte. Après Une fuite en Égypte et Raffut, Le rapport sexuel n’existe plus nous emmène dans le désordre des sentiments, des souvenirs amoureux et des traces numériques de nos désirs... et au milieu le corps d’un informaticien-écrivain-créateur-d’un-site-qui-aurait-pour-titre-désordre qui décrit toutes toutes les déroutes avec un humour dévastateur et une gravité infinie dans cette mise à nue sans concession mais remplie de tendresse et de fragilité.

Voici donc un extrait de ce livre en attendant d’un parler plus longuement. On peut aussi découvrir le livre par sa contre-bande sonore, musicale, visuelle, cinématographique ou littéraire dans un espace dédié du désordre.net de Philippe de Jonckheere. C’est ici. (SR)


Non, personne n’avait le droit de toucher au corps de Grand-Mère, c’était d’ailleurs suffisamment connu dans le milieu pour que nul n’eût jamais le culot de déplacer Grand-Mère, même à peine, ne serait-ce que pour faire passer, par exemple, un câble sous la moquette rase déjà mentionnée, câble destiné à brancher qui un microphone, qui un bain de pieds, ou qui encore quelque instrument électrique, des ondes Martenot, un amplificateur, un orgue ou un piano électrique, des appareils électroniques, un synthétiseur, une console MIDI hirsute de sa vingtaine de jacks — tel le 22 à Asnières —, et dont l’usage était requis sur certaines pièces plus contemporaines que d’autres. Je n’ose imaginer la violente réaction de Jessica, à peine contrôlée, si une technicienne ou un ingé­son, nouveaux dans le métier, avait commis, même avec soin, le sacrilège de déplacer, même de quelques centimètres, Grand-Mère garée au mauvais endroit. Et quelle crise avait-elle produite de la sorte par le passé pour que toutes et tous dans le milieu le sachent aussi tacitement : on ne touchait pas à la Grand-Mère de Jessica. D’ailleurs c’était un implicite absolu, quelque chose qui était su sans en connaître les raisons, et dont je me demande, cependant, si je n’avais pas fini par en découvrir l’épisode originel, par le plus grand des hasards, des années plus tard. De fait, j’avais eu l’occasion, à ne pas manquer, d’assister à une répétition générale du Château de Barbe bleue de Béla Bartók, interprété par l’Orchestre de Paris sous l’absence de baguette de Pierre Boulez. Formidable cadeau, s’il en est, que m’avait fait une amie violoniste, que de pouvoir assister à ce filage impeccable, seul dans l’immense théâtre musical de la Ville de Paris — pour l’heure, j’aurais même pu dire que Jessye Norman avait chanté, en hongrois (qu’est-ce qu’on croit ?), pour moi seul. Par ailleurs, Boulez avait eu ce coup de génie de percher tous les cuivres au quatrième balcon de ce théâtre à l’italienne, cuivres qui n’avaient qu’une toute petite partie à jouer, mais quelle ! celle de la scène finale, quand Judith découvre les caves de Barbe bleue et les cellules contenant les restes de ses anciennes épouses — Barbe bleue n’aimant qu’une seule et dévorante fois —, et Judith de comprendre que son heure approchait, pour ne pas dire qu’elle allait passer à la casserole : c’est alors tout un enfer, un déluge de cuivres, qui déferle sur elle, Judith, Jessye Norman. J’avais été tétanisé, seul dans le grand théâtre à l’italienne, de sentir cette apocalypse de décibels cuivrés me tomber dessus, par-derrière, par surprise et de fort haut. À la pause de ce filage, me remettant, avec peine, de ce coup de théâtre, j’avais rejoint mon amie pour l’inviter dans une cantine japonaise voisine. Comme nous en étions convenus, je l’avais retrouvée derrière les cintres, où musiciennes et musiciens rangeaient leurs instruments, le temps de l’entracte, dans des coffres, sous clef et sous bonne garde, prévus à cet effet, coffres qui étaient par ailleurs ceux-là mêmes de l’orchestre lorsque ce dernier partait en tournée. De tels déplacements, en bande, pour ainsi dire, occasionnaient, sur le tarmac des aérodromes du monde entier, d’étranges cortèges de grandes boîtes noires aux coins argentés et rembourrés, qui contenaient le poids en fait dérisoire — pour des coffres d’une telle dimension — de quelques violons, altos, violoncelles, bassons à palettes, trombones à coulisses, flûtes à bec, clarinettes basses, trompettes, triangles, célesta, soubassophones, percussions et, donc, contrebasses, cortèges qui croisaient parfois la caravane, non moins exotique, du transport de chevaux pur-sang aux noms auréolés de gloire — d’aussi improbables rencontres adviennent véritablement en bout de piste. Vie grouillante au pied des avions, dont on ignore tout, et dont je savais, moi, quelque chose pour avoir été bagagiste, petit boulot d’été rentable, surtout avec ses horaires de nuit. J’avais même appris à cette occasion la signalétique des raquettes au parking, drôle d’impression d’ailleurs que celle de l’obéissance d’un gigantesque Boeing 747, manière de brontosaure des airs, qui venait se figer pile-poil, le coup de frein final faisant opiner le nez de l’appareil dans un mouvement suggérant même la génuflexion, aux pieds du minuscule racketman, véritable dresseur de diplodocus volants. D’autres équipages transportaient, eux, des animaux sauvages fraîchement capturés et emprisonnés, et dont le reste de l’existence serait désormais borné aux limites immédiates de leur cage dans des zoos occidentaux. C’était alors le moment pour le pur-sang, qui venait de gagner je ne sais quel prix sur un hippodrome prestigieux, de croiser le dernier tigre de Tasmanie, tandis que le coffre contenant tous les accessoires de percussion, triangles compris, de l’Orchestre de Paris, versait lamentablement sur le tarmac — les conducteurs des petits trains de bagages aimaient intéresser leurs courses par de menus paris, j’en savais également quelque chose, du même stage ouvrier, comme on disait alors, et j’avais moi-même beaucoup misé sur ces courses improbables en bord de piste. Il y avait une telle disproportion entre la taille des coffres et le poids plume des instruments, que cela trompait souvent les conducteurs de trains de bagages qui viraient trop sec, dessalant la marchandise, pas la moins précieuse qu’ils transportaient pourtant, des Stradivarius peut-être pas, mais des Vuillaume, au moins un, celui de mon amie. Le pur-sang apeuré par une telle cacophonie, déjà pas fondamentalement tranquille d’avoir fait la connaissance, peu avant — on restait, de part et d’autre, sur son quant-à-soi —, du dernier tigre de Tasmanie, le pur-sang, donc, finissait par échapper aux bagagistes, lesquels ne savaient plus trop où donner de la tête entre pourchasser une bestiole mondialement connue pour sa vélocité — et qui prenait la direction de la piste, en sens inverse d’un long- courrier, arrivant, lui, de l’autre bout du monde, son commandant de bord ayant, cependant, après douze heures de vol, la présence d’esprit et le sang-froid de remettre les gaz, ce qui ne se faisait pas sans bruit, imaginez un peu, quatre réacteurs Pratt and Whitney JT9D à pleine puissance, tous volets ouverts, le dernier tigre de Tasmanie, bien que légèrement sous sédatif, une dose de cheval tout de même, feulant à tout-va, tandis que c’était désormais le coffre contenant le célesta qui chutât —, ou les bagagistes de tenter de couvrir leurs méfaits et de remettre de l’ordre dans toute cette précieuse quincaillerie, pour dire les choses comme ça. Il régnait sur le tarmac un désordre indescriptible, qui pourtant serait annoté dans le cahier de consignes de la tour de contrôle, le moindre détail parfaitement horodaté. Me plaisant à imaginer un pareil capharnaüm en bout de piste — oui, je m’égare un peu, des fois je vais trop loin —, j’aurais tant aimé que l’on me confie le bruitage d’une telle scène en utilisant le cahier de consignes de la tour de contrôle comme conducteur, n’avait-on pas là une partition parfaite et l’orchestre pour la jouer, le tout sur fond du tableau final du Barbe bleue de Béla Bartók ? Et je dois reconnaître que je nourris une vraie prédilection pour le désordre et les scènes de banquet où le pâtissier, apportant la pièce montée, se prend in variablement les pieds dans le tapis — d’ailleurs je crois que dans toute l’histoire du cinéma je ne connais qu’une seule scène de ce genre où la pièce montée arrive sans encombre à la table des convives, Dans la nuit de Charles Vanel, mais alors ne me lancez pas sur ce film génial et au contraire aidez-moi à gendarmer et juguler le flux impétueux de mes digressions ! D’humeur décidé ment facétieuse — repensant brièvement à ce petit boulot d’été à l’aérodrome, à la seule vue de ces coffres à instruments, et revoyant en songe de telles scènes, chaplinesques ou marxistes —, j’avais fait mine de proposer à mon amie violoniste que nous intervertissions les instruments des coffres encore ouverts et dont les interprètes en pause retenaient que c’était dans tel logement — le 3A, le 2D, le 1C… — qu’étaient garées leurs montures, pour certains violons de véritables pursang. Mon amie violoniste avait souri, m’expliquant que j’étais mûr pour travailler dans un orchestre et que, longtemps, cela avait été une blague pendable, bien qu’un peu éculée et éventée, mais que c’était là une tradition, un aimable bizutage qui était désormais proscrit suite à l’épisode orageux qui avait eu lieu, une trentaine d’années auparavant, lorsqu’une contrebassiste remplaçante était entrée dans une telle furie, une vraie crise de nerfs ayant nécessité une hospitalisation d’urgence, en ne retrouvant pas sa Grand-Mère sur un quai de gare en province lors d’une tournée — l’histoire veut que la Grand-Mère en question passât toute la nuit au milieu de la grande halle de la Gare de Lyon, sans que nul ne s’en souciât, et qu’elle fût retrouvée saine et sauve, naturellement complètement désaccordée par le froid nocturne ; le manque d’égard pour les personnes âgées, quand on y pense, déjà, du temps de cette anecdote, quant à notre époque plus contemporaine, elle vit désormais dans une telle crainte de son ombre, de ses ombres, que, nul doute, Grand-Mère aurait été détruite sur-le-champ par quelque équipe de déminage apeurée par une grand-mère abandonnée sur un quai de gare.





4 mars 2021
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