Anton Beraber | De la dernière terre émergée | Semaine 48

Extrait du Journal au lundi 23 novembre :
« Je suis resté, hier soir, au café Halawa jusqu’au couvre-feu : ça jouait aux échecs, des forts, et ça causait. La question revenait de vérifier si oui ou non le café Halawa est bien le cœur battant de la Ville, son centre secret à partir de quoi les droites rayonnent …“ question ancienne, en laquelle je vois le souvenir du temps où les escadrons de Kleber campaient au carrefour et buvaient à la fontaine devant. Chacun y va de son anecdote, ce sont, pour la plupart, des fois où on a entendu parler du Halawa dans un quartier lointain, les compounds de l’Ouest et la cité des Morts. Boutros : une nuit, un taxi l’a pris à Opéra qui connaissait personnellement Mohamed Halawa. Je me rappelle, moi, d’une autre nuit, à quarante kilomètres dans l’arrière pays, j’écoutais les ouvriers parler des lieux extraordinaires qu’on trouve dans la Ville et l’un d’entre eux mentionna un café spécial à mi-chemin de deux arrêts du métro, les arbres badigeonnés de goudron et de chaux alternativement, le Hajj autoritaire qu’ils appellent El Führer ; et peut-être c’était un autre café, un autre Führer mais l’idée vous tient, depuis, que tout ce brouillard d’êtres et de voitures tourne quelque part sur un axe. Boutros, un autre jour, raconta y avoir vu Hubert Reeves, tout seul, au petit matin, qui buvait son sahleb. C’est explicable, à cinquante mètres il y a le Centre culturel français, n’empêche qu’à chaque fois qu’il le raconte on se tait. C’est ici que les forces convergent, entendez, et que les astrophysiciens s’enquièrent du mystère des choses. »

Extrait du Journal au mardi 24 novembre :
« Passé en revue le chantier de la place de la Libération : ça n’avance pas, c’est peu dire. Je m’étonnerai toujours du nombre d’hommes que l’affaire mobilise, les camions en dégorgent toute la journée mais ils n’ont pas dormi sur la route, on les a nourris de Maltesers, la plupart d’ailleurs va s’asseoir aussitôt sur le terre-plein faute de savoir quoi faire. On dit que des larges tranchées qu’ils ouvrirent au fort d’août s’exhale un air mauvais, je ne sais quel gaz tétanisant dû, sans doute, aux anciens marais du temps de l’occupation anglaise, et la manie des Royal Dragoons d’y précipiter leurs chevaux morts pour s’économiser l’équarrissage. De là vient que les terrassiers finissent par tourner de l’œil et qu’il les faut relever souvent. On dit aussi que le gouvernement de la Ville y fait défaire la nuit les avancées du jour, en secret, pour ne jamais désencombrer la place : un passé récent leur a appris à quelle vitesse les lieux dégagés se remplissent de foule en colère. Des adolescents à matraque et gilet jaune pissent un peu partout, les palmiers qu’on n’a jamais sortis du pot se rétractent comme des moignons, de temps en temps une conduite saute, jeyser et on ne voit plus que ça sur Instagram. La statue qu’ils ont élevée sur le rond point, elle est restée drapée, on ne sait pas qui c’est : de lister les conjonctures des uns et des autres à ce sujet ferait un livre. »

Extrait du Journal au mercredi 25 novembre :
« Le 25 novembre 2020 conclut dans l’indifférence la catastrophe du 3 septembre 1939 : Elsa, qui travaille dans un lycée de la banlieue, me raconte en rentrant qu’aucun de ses élèves de Seconde n’est capable de dire qui a gagné la Seconde Guerre mondiale. Ce sont des adolescents de la bourgeoisie de 6-Oktober City, je laisse aux réacs de tous bords le soin de juger l’état de l’enseignement secondaire dans la Ville, je m’en tiens, moi, à entériner cette nouvelle pliure de l’Histoire. Les événements ont achevé leur premier cycle dans la mémoire des hommes, ils deviendront mythe puis rêve puis rien : كلنا تراب، murmure Moustapha. D’une certaine manière c’est une première mort pour moi qui suis, qu’y faire ? tout pétri de cette guerre. Je sais l’emplacement des impacts dans les poutres de la grange, je sais la peur des Forteresses qui fait bégayer un demi-siècle après, et si dans ce foyer toute forme de foi est bannie c’est à cause de cette minute de mai 40, à Pézou, Loir-et-Cher, le matin mais fait chaud déjà, l’espoir de passer la Loire à Blois, la petite fille belge et ce cri tel que mon grand-père le racontait. J’essaie de mettre des mots sur mon sentiment devant Mohamed Halawa mais celui-ci s’inquiète de la pluie qui vient, de la fermeture prochaine des cafés, de l’avenir en général et s’il me répond c’est pure politesse. Et puis, enfin, il pleut, ce que c’est que pleuvoir. Le centre-ville est noyé sous un demi-mètre d’eau noire. Il y avait, je crois, beaucoup à effacer. Quand le soleil revient sur la toute fin de l’après-midi, les poules surprises dans leurs cages commencent déjà de gonfler. »

Extrait du Journal au jeudi 26 novembre :
« A treize heures H. M. avait son entretien : c’est un poste dans la maintenance des clims, un fixe en somme, le café il va couci-couça. Je l’ai préparé autant que possible. L’air conditionné ça me connaît, hasard ou non c’est le métier dont on parlait le plus quand j’étais gosse, à la table du dîner : mon père, quelque part vers 1975, refusa de reprendre la ferme. Étrange de descendre ses mots à lui dans le courant de la langue d’ici, les y voir diminuer aussitôt, y filer vers leur fin comme carrés de sucre. Il faudrait les traduire mais - dérisoire résistance au purisme, je les laisse tels quels à H. M. Comprenez : le français c’est la langue parfaite des mi-saisons artificielles, des amplitudes contrôlées et des T’as qu’à porter de la flanelle. Le patois de la Ville, de surcroît, ne rechigne pas aux plus invraisemblables emprunts, on aime les bois flottés, les verres dépolis et les corps étrangers métastasant dans le lexique ; et rien ne les impressionne moins que les speakers d’Al Jazira acharnés à résoudre les innovations du vingtième siècle dans la vingtaine de racines héritées du Message. Aussi, les mots du père, déformés déjà, le combresser, l’isoulsiane, la regoulsiane : méconnaissables dans la bouche de H. M. qui recopia tout, ne comprit rien, certainement apprit tout par cœur comme c’est l’usage en ces pays où l’on se sent toujours indigne du sens des choses. Je ne sais s’il obtiendra le poste, de le lui faire attribuer est hors de portée de mes bras. Son grand-père était valet de pied du roi Farouq, explique-t-il, chargé de l’éventer avec une palme : je crains, malgré mes objurgations, qu’il ait fondé tous ses espoirs sur cet argument. »

Extrait du Journal au vendredi 27 novembre :
« Signe que la dernière approche son mitan, les flashs de mes vies antérieures me foudroient avec une violence inégalée. Baudelaire, cette âme en toute fin de parcours, les décomposait en sensations élémentales, un pétrole de faits et de femmes mais il me semble, moi, y trouver encore des blocs entiers ; et les personnages y articulent encore reconnaissables les prénoms qui furent les miens. Je puis jurer avoir vécu, jadis, des souffrances sans mesure, la vie reculée aux limites de mon corps, comme jeté dans un bac d’eau froide juste avant l’aube, un mois en -embre, et jeté et jeté encore jusqu’à ce que la peau parchemine ; de là ma négligence pour ce qui est des cols de chemise et l’attachement très vague aux gens qui n’osent pas me tenir le poignet. Me reviennent, a contrario, des impressions de pièces chaudes, des maisons dont j’ai secrètement la clef et que je visite en rêve : ces demi-étages dont vous seuls connaissez l’existence, entre le deuxième et le troisième palier, le temps comme dans un bras mort s’y couvre de lentilles vertes et France Bleue Touraine joue le générique de Microcosmos. La Ville aussi, je l’ai connue avant de la connaître, dans des visions d’enfant que je racontais au grand-père et dont le bizarre parfum érotico-mystique ne trouva pas de mots chez lui pour le résoudre. Depuis, ça va forçant. Sans doute de pareils accès ont-ils leur part dans mon goût prononcé pour les bric-à-brac, les tout-à-vingt guinées tenus par les concierges des immeubles où, jadis, vécurent les familles grecques. Ce sont de grandes pièces encombrées d’albums et de prix de récitation. Certains destins, je le crois maintenant, ne servirent qu’à préfigurer la trajectoire de mon Je dans les accidents de l’univers. »

Extrait du Journal au samedi 28 novembre :
« Hier soir la finale de la coupe a fait fermer les cafés et couper le courant dans le centre-ville. J’ai travaillé à la bougie, on a en a constitué des stocks pas possibles la première année, on s’en sert peu parce qu’elles font tourner la tête : il y a de grosses mouches prises dedans. Le bureau donne sur le carrefour : au but de la victoire j’ai ouvert la fenêtre, la foule sortait de chez elle et la ligne de mobiles qui barrait le boulevard tirait à blanc pour couvrir leur retraite. Les armes ainsi chargées jettent un petit pet de plâtre qui reste suspendu dans l’air, ça fait comme un décrochage dans le bruit, une seconde on y distingue les visages et les voix ; puis la poudre leur manqua et on n’y vit plus que le mouvement de la nuit vivante, l’émeute primitive dont les curieux sortent borgnes, les lycéennes enceintes, les perdreaux tout honteux et où Elsa, dos à la porte et bras tendus, m’interdit de descendre. Le lendemain matin la rue est vide, les flics sont partis, le sable versé sur le sang sec. Je marche dans Bab El Louq rendu à son destin de décor de film, le cœur au bord des lèvres parce qu’on s’était fait au tangage des choses. La tentation est grande d’appeler tous les numéros du répertoire : vérifier notre droit d’être dans la façon dont on nous saluera. Au moment où j’allais m’y résoudre, quelqu’un dans les étages a passé la chanson d’Isabelle Pierre, Le Temps est bon, que chantaient les clochards rennais cet Été ; et l’épaisseur de l’air, que déjà mes bras ne parviennent plus de franchir, a comme doublé. »

Extrait du Journal au dimanche 29 novembre :
« Travaillé dans un état second. Les ordres qu’on reçoit sont de moins en moins clairs, il semble qu’au pays natal tout a tourné vinaigre, leurs voix au téléphone nous reviennent déjà légèrement déformées. Parce qu’il fallait bien occuper le personnel, au moment où j’allais m’allonger sur le tapis j’ai demandé la révision générale des procédures : manœuvre dont le sens s’est perdu dans les refontes des Power Point correspondants, cela touche je crois à la sécurité de notre parc automobile, R. assure qu’il s’agit de la gestion des archives papier mais il m’a menti dernièrement, comment le croire et qu’importe ? Je suis peu fait pour commander, de temps en temps je lance une consigne absurde mais, de vrai, on ne s’exécute plus que par politesse. Les gens sentent comme tout se finit peu à peu. J’ai perdu la conscience du travail bien fait, je me désintéresse des causes et des résultats, parfois même je mens, moi aussi : je fais dans la voiture de grands tours inutiles et j’achète mes clopes une par une pour persuader Moustapha que j’arrête de fumer. A la fin de l’année mon mandat s’achève, Elsa et moi nous partirons. Fin de règne. Ceux qui vont rester dans la Ville redoublent de chaleur …“ ils exorcisent quelque chose, il y a toujours un fond de peur chez les expatriés de longue date. Le soir, je sèche leurs invitations, je dis : peut-être la fièvre, pour les impressionner. C’est vrai que j’ai l’air pâle ; leurs tics d’inquiétude au moment où ils s’en aperçoivent sont tout-à-fait intéressants. »

2 décembre 2020
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