Langage, machine et poésie : salutations à Günther Anders

I - Le langage est devenu obsolète

Quiconque lit les réflexions de Günther Anders consignées dans L’obsolescence de l’homme [1] ne peut s’empêcher de se dire qu’il était visionnaire. Peut-être n’était-il qu’un excellent observateur de son époque et peut-être aussi que les impasses de la nôtre ne sont ni plus ni moins que l’aboutissement du rétrécissement de certaines voies déjà à l’œuvre il y a quelque soixante dix ans. C’est un fait que nous continuons à nous sentir pas grand-chose devant la performance de la plupart des machines qui nous environnent et que les multiples injonctions du marché tendent à renforcer notre désir de devenir des outils performants. C’est un autre point peu contestable que notre solitude a bien des points communs avec celle de « l’ermite de masse » qu’il décrit, la solitude face aux écrans étant devenue un moyen privilégié de communiquer avec autrui, et c’est encore un autre lieu commun que de rappeler que notre monde s’appauvrit à mesure que notre aptitude à le dire se simplifie pour ne pas dire se bêtifie. Anders écrit, au sujet des êtres recevant le monde à domicile via la radio ou la télé, que la parole n’est plus pour eux un acte mais une réception passive. On rappellera tout de même que le langage s’acquiert d’abord par l’écoute et que celle-ci est loin d’être passive, même lorsqu’elle flottante (on l’a constaté notamment chez les enfants). Cependant, on tombera d’accord avec lui pour dire que la diffusion massive de programmes divers, et notamment d’information continue, contribue à uniformiser le langage. Les médias ne sont pas seuls responsables. Chez les jeunes la tendance à l’uniformisation est évidente, en vertu d’une aspiration à faire groupe, à appartenir. Sans compter que comme l’avait très finement noté en son temps William Burroughs, le langage a un fonctionnement viral : s’exposer à certaines expressions, c’est les contracter puis les utiliser.

Certains optimistes ou naïfs ont pu croire, au moment même où Anders nous mettait en garde contre cette tendance à l’uniformisation que les médias allaient tout au contraire instruire les populations. La standardisation des modes d’expression est devenue aujourd’hui suffisamment criante pour que plus personne je crois n’ose encore nourrir de telles illusions. Remarquant que la langue devient de plus en plus grossière à mesure qu’elle ambitionne de s’adresser à tous, il écrit au début des années cinquante : « La vie et l’homme deviennent eux aussi plus grossiers et plus pauvres, parce que le “cœur” de l’homme - sa richesse et sa subtilité - perd toute consistance sans la richesse et la subtilité du discours ; car la langue n’est pas seulement l’expression de l’homme, mais l’homme est également le produit de son langage. » A l’heure où les emails sont presque aussi ringards que la correspondance de papa, où les textos sont devenus le médium privilégié pour exprimer ses émotions, ses sentiments voire ses réflexions, comment ne pas s’aviser de ce qu’on perd en termes de consistance à partir du moment où l’on veut bien prendre de la distance face à ce qu’on écrit et face à ce qu’on lit ; et comment ne pas considérer le critère de la vitesse et de l’immédiateté comme le seul devant présider à la formulation d’une pensée. Tout à la joie d’envoyer et de recevoir, nous écrivons comme nous parlons, simplifiant nos phrases à l’extrême, usant à des fins pratiques évidentes des stéréotypes censés assurer une compréhension mutuelle entre correspondants, et ce évidemment au détriment de l’orthographe et de la syntaxe, celles-ci n’ayant plus d’autre valeur que celle de nous ralentir voire de nous ridiculiser. A l’heure de la communication instantanée, les ados sont rois et les adultes ne désirent plus qu’une chose : retrouver leur jeunesse. Anders disait de ses contemporains qu’ils devenaient des « êtres infantiles » au sens où ils renonçaient à parler pour ne plus faire que répéter les slogans qu’ils pouvaient entendre. Nous avons franchi un degré supplémentaire dans l’infantilisme, ce dernier devant être la manifestation sensible requise par tout message qui ne veut pas paraître trop grave, trop écrit, trop définitif, trop sérieux en un mot, car il est entendu que désormais rien ne saurait être plus rabat-joie qu’un message sans émoticône ou sans GIF. On n’a peut-être jamais autant lu ni écrit qu’aujourd’hui, ce dont on pourrait se réjouir si l’on ne devait ajouter que cette généralisation de l’écrit s’est faite au seul bénéfice de l’oral. « Ecris comme tu parles » est le mot d’ordre tacite de toute communication, ce que la machine exige de nous. Alors quoi ? Il est temps de se rappeler que l’écriture n’a pas pour seule fonction de communiquer et que si la richesse de nos vies dépend encore du langage, c’est que la langue se prête à d’autres usages ou expériences que ceux de l’immédiateté ou de la factualité. Si l’écriture est un art, c’est qu’elle exige du temps - qu’elle en abrite voire en fabrique -, de l’attention, aux choses, aux êtres, aux présences comme aux absences, et que, grâce à un certain usage des mots, elle est en puissance de faire émerger un monde, de reconfigurer celui qu’on connaît, de le réinventer, requalifier, redécouvrir, dans son infinie richesse et son inappréciable simplicité. Visage originel du monde, où te croiser et comment conserver sur la page l’empreinte de ton passage ?

II - Le bégaiement des machines

Tout le monde ou presque connaît cette distinction artificielle entre fond et forme, plus ou moins utile pour l’analyse littéraire. Il n’est que de considérer quelques-unes des expressions prévalant actuellement pour comprendre que leur utilisation est tout sauf neutre. En tant que stéréotype ou tic de langage, elles signifient d’abord une appartenance au groupe, ensuite seulement elles tentent de désigner une réalité que la généralité de la formule contribue le plus souvent à vider de son contenu. Certes, c’est le risque qu’encourt toute notion commune que de viser un être dans sa généralité plutôt qu’une réalité singulière, mais quand par fainéantise ou automatisme on laisse son langage se réduire à une série de clichés, que fait-on sinon disqualifier la réalité à laquelle on prétend appartenir ? A quoi ressemble un monde où toute forme de complexification relève de « la prise de tête », où toute forme d’échec est de la « merde » et où toute expérience plaisante est un « kif » ? Loin de moi l’idée de renier la profondeur propre à certaines formes de trivialité ou de contester l’évidente créativité des parlers populaires. Non seulement je les reconnais mais je les utilise. Ce qui m’attriste c’est de voir à quelle pauvreté de langage il m’arrive de soumettre mon expression. On me dira qu’il ne tient qu’à moi de ne pas céder à une telle pente mais cela est faux. On se conforme à un usage tout comme à un niveau de langage, cette adaptation étant garante du dialogue. On ne fait pas ce qu’on veut de nos outils, ils exigent certains usages et si les utiliser à contre-emploi peut-être dans certains cas amusants, la résistance qu’une telle démarche implique ne manquera pas de paraître déplacée. Le diktat des machines est si puissant et l’automatisme que leur usage génère est si pernicieux que l’emploi du vocabulaire qu’elles requièrent contamine tout notre langage et ce bien en dehors des moments où il pourrait sembler nécessaire. L’administration du bien commun - la politique - est pensée en termes de logiciels et de programmes, la moindre décision ayant trait à la vie pratique fait l’objet d’une validation, notre activité quelle qu’elle soit connait de misérables bugs, enfin nos idées et nos sentiments font régulièrement l’objet de mises à jour (dans le meilleur des cas). On peut toujours contester qu’on désire tous être des machines, ce qui ne l’est plus c’est que nous sommes parvenus à un point où rien ne semble mieux nous convenir pour décrire le détail de nos vies que le vocabulaire que l’on utilise pour décrire le fonctionnement d’un ordinateur. Le caractère programmatique de l’intelligence artificielle ne nous fait plus peur, il nous a largement phagocytés au point qu’on se pense comme les enfants d’un programme et qu’on semble ne pas avoir d’autre souci que de se conformer à ce que la machine attend de nous. Le monde est devenu une ressource que nous exploitons au gré des ordres que nous donne la machine. Et Dieu dans tout ça ? Informaticien-programmeur. C’est à lui que l’on doit d’obéir à un logiciel non seulement performant mais fiable, selon le vocabulaire utilisé par une entreprise de formation parmi d’autres. Nous avons occulté le fait que ce sont des humains qui ont fait les machines. Nous pouvons douter des hommes, mais plus des moyens qu’ils ont élaborés en vue de fins qu’ils ont perdues de vue. Les machines exigent que l’on ait foi en elles, ce sont nos dieux, nos divinités. Grâce à elles nous ne parlons plus, nous apprenons à bégayer.

III - Le poète n’a pas dit son dernier mot

Jadis le langage était un moyen d’accéder progressivement au monde et de toucher à ses mystères. Aujourd’hui, il semblerait que l’on se doive d’en passer par l’image. Non seulement nous devons représenter la chose, l’être ou le paysage que l’on a sous les yeux mais il faut encore que nous y figurions pour qu’on puisse dire qu’on y était, qu’on a vu, à défaut d’avoir vécu. Poser est devenu un mode d’être, non pas au monde, mais à l’image. Etre à l’image, tel serait le nouvel impératif. Reconnaître plutôt que découvrir, comme si rien ne nous faisait plus peur que l’inconnu ou l’absentement à nous-mêmes. Il est surprenant de voir que le monde s’est drastiquement réduit à mesure que son exploration est devenue aisée. Pire, sa représentation semble nous dispenser d’y aller voir. Aujourd’hui, un espace inconnu n’est pas le lieu d’une expérience, c’est un paysage voué à devenir un papier peint où je figure. Le fin fond d’un pays exotique ne diffère pas d’une salle de musée exposant les toiles d’un grand maître : dans tous les cas il s’agit de réduire le monde à une surface colorée devant laquelle se mettre en scène. Difficile dans ce cas de parler d’expression ou de révélation. Ce n’est plus d’un stylo ou d’un pinceau dont on a besoin pour s’exprimer, c’est d’une gomme : effacer, effacer encore, afin de retrouver les conditions d’un recommencement, car quoi qu’on en dise, œuvrer c’est fondamentalement recommencer, rechercher l’origine dans la répétition, creuser, creuser encore, en direction d’une source ou d’un murmure premier. De même que nous devons rompre avec la croyance qui veut que le monde se confonde avec ce que les médias en montrent ou en disent, de même nous devons nous désenvoûter d’un certain usage du langage qui nous empêche d’atteindre à la matière des choses comme au sens problématique de nos vies. Peut-être s’agit-il de tirer sur le fil de nos box, d’en passer par une forme d’abstinence - le gros mot -, peut-être faut-il cesser d’agir en vue d’un but, d’acheter pour acheter, peut-être faut-il détruire, ruiner, pour pouvoir tendre l’oreille et ouvrir l’œil. Peut-être faut-il chercher à vieillir d’un seul coup si vieillir c’est ne plus être utile à rien pour être enfin, être tout court. N’est-ce pas par un tel point d’inaccessibilité relative qu’il faudrait en passer si l’on veut espérer retrouver un sens à nos manières de dire ?

Dans un ouvrage récent [2], Jean-Christophe Bailly revient sur un thème qui lui est cher, non pas tant l’origine du langage que la manière dont celui-ci se manifeste ou se présente à celui ou celle qui se mêle d’écrire. Si les linguistes aiment à parler de système de signes, le poète ou son ambassadeur recourt plus volontiers à des images matérielles. Nonobstant les difficultés qui se posent à l’écrivain, il est des moments où les phrases viennent pour ainsi dire d’elles-mêmes sous le stylo ou le clavier, où les mots s’agencent si vite que l’écrivain ne fait plus que suivre leurs cours. Toute une tradition poétique allant d’Héraclite à Heidegger en passant par Hölderlin et Mallarmé invite ainsi à comparer le flux langagier à un cours d’eau jailli d’une source. Bailly s’inscrit dans cette lignée lorsqu’il parle de « nappe phréatique ». Quelque chose revient, remonte, un flux ou une force qui réveillent. Tout se passe comme s’il fallait en repasser par cette nappe pour redonner au langage un éclat, une fraîcheur, que l’usage ordinaire aurait contribué à ternir. Il ne s’agit pas tant d’aller chercher je ne sais quel mot rare ou quelle tournure alambiquée que d’irriguer tout le langage d’une eau neuve afin de lui ouvrir un nouvel horizon. En un sens, et c’est toujours la difficulté quand on touche à cette question du recommencement, rien n’a changé en apparence, il ne s’agit pas d’une autre langue, il ne s’agit pas non plus d’évoquer un autre monde ; mais tout sonne autrement, le familier a des airs de lointain ou plutôt de revenu, le plus simple des allures d’exception. Tout semble lié malgré le tranchant de l’instant qui semble détacher une partie du monde pour le projeter quelque part en orbite. L’eau du torrent ne cesse pas de couler et pourtant il y eut ce moment insigne où tu plongeas la main en elle avec ravissement dont ton corps se souvient. Le temps est une matière retrouvée sans quoi il n’est presque rien. L’expérimenter du point de vue du langage est l’ambition de toute écriture. Ce n’est pas vain, ce n’est pas inutile. De ce type d’expérience et de l’attention qui lui est portée dépend peut-être l’avenir de l’homme, car la langue n’est pas seulement l’expression de l’homme, mais l’homme est également le produit de son langage. Les poèmes ne changent pas le monde, soit, mais de la langue que les poèmes forgent dépend le visage à venir de l’être humain que tout un chacun s’évertue à faire exister.



Tantôt l’esprit arrive, mais pas les mots,
Tantôt les mots arrivent, mais pas l’esprit.
Tantôt arrivent esprit et mots,
Tantôt n’arrivent ni l’esprit ni les mots
. [3]



Pascal Gibourg

29 août 2020
T T+

[1Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle (1956), Editions Ivrea, 2015. Traduit de l’Allemand par Christophe David.

[2Jean-Christophe Bailly, Naissance de la phrase, Nous, 2020. L’auteur oppose la notion de jaillissement à celle d’intention, le poème ou le poétique participant de ce qu’ici nous appellerions volontiers déprogrammation de l’expression comme du comportement.

[3Maître Dôgen, Polir la lune et labourer les nuages, UJI « L’être-temps », Albin Michel, Spiritualités vivantes, 2018.