Étienne Vaunac | Remarques vénitiennes sur la peinture : Fumiani



Le vide que tout cela

1. N’EST-CE PAS ASSEZ

Il est bon que des remarques, dont la vocation est de rester éparses et non systématiques, prennent fin. Il n’en va pas des remarques comme des livres. Dans ces pages, je ne fais que parler. Différents sont la parole et le discours. Parler, c’est trouer le tissu du monde. La lagune est l’anagramme de la langue. Aussi ne s’étonnera-t-on pas que manquent ici bien des peintres, bien des fresques, bien des panneaux ; suffisamment pour que ce que je dise apparaisse arbitraire voire farfelu. Encore une fois : je ne fais pas profession d’être historien de l’art. Ces remarques ont organisé le Cinquecento pictural et la révolution coloriste du glacis autour d’un mouvement en trois étapes : le couple fondateur Carpaccio-Bellini ; le point d’inflexion Giorgione ; la triade des grands épigones Titien-Le Tintoret-Véronèse. C’est ainsi qu’un spectateur ordinaire vit un jour à Venise ce qui se tramait devant lui. Il n’est pas à l’abri de changer d’avis du tout au tout.

Ces remarques sans queue ni tête excluent des peintres importants – Cima de Conegliano, Sebastiano del Piombo, Jacopo Bassano – par manque de temps ou parce qu’ils s’intègrent mal à ma pensée de lapeinture. Qu’on me permette toutefois, au moment de conclure, de revenir un peu sur une époque négligée. Je n’ai fait que mentionner en passant la peinture du Seicento. C’est qu’il s’agit pour la peinture vénitienne d’une longue traversée du désert, contemporaine du déclin politique et économique de la cité des Doges – lequel s’achèvera avec la chute de la République de Venise en 1797, quelques années à peine après la grande entreprise tiépolienne d’invalidation de lapeinture. Des épisodes sombres l’ont ponctué, à l’exemple de l’épidémie de peste de 1629-1631 ou la défaite dans la guerre de Candie de 1645-1669. Au Cinquecento, tout va très vite. Mais après, tout va si lentement et si rarement que Tiepolo pourra sans difficulté – si l’on néglige quelques exceptions secondaires comme Canaletto ou Piazzetta – passer par-dessus plus d’un siècle et demi de peinture. Venise n’a eu ni Caravage, ni Guido Reni, ni Bernin. Tout, pourtant, n’est pas indigne d’intérêt durant cette période maigre du baroque vénitien. Loin de là.


2. POUR VOIR EN FUMIANI

Si vous vous promenez dans le Dorsoduro, il faut sortir des sentiers battus, ceux précisément d’un Titien et d’un Véronèse, pour découvrir l’une des surprises les plus inattendues de la Sérénissime : l’opulent et extraordinaire plafond de la nef de la petite église San Pantalon. Cette église fut partiellement reconstruite au XVIIᵉ siècle selon le goût nouveau après la destruction du bâtiment médiéval : elle resta pour le reste inachevée (on voit encore les boulins de la façade). Le contraste entre l’extérieur et l’intérieur du temple est maximal. Conseil – venez avec des jumelles. Ahurissants : le nombre de détails, la perspective puissante quand on lève les yeux vers la voûte. Cette toile de lin tendu colossale, tout à fait démesurée dans un espace aussi étroit, Le martyre et l’apothéose de saint Pantaléon ; ou plutôt ces toiles assemblées (plus de soixante…) selon la technique du telero – qu’avait déjà utilisée Carpaccio et le Tintoret dans leurs scuole respectives ou au palais des Doges –, puis clouées sur un plancher maintenu par les chevrons de la toiture et fixées à l’aide de crochets en zinc, sont l’opus magnum d’un peintre mineur bien oublié, Gian (Giovanni) Antonio Fumiani, qui lui consacra plus de vingt-cinq ans de sa vie, entre 1680 et (au moins) 1706. Fumiani, qui est enterré quelque part in situ, artiste talentueux mais sans génie influencé par Andrea Pozzo – qui a publié en 1693 un traité sur la peinture de voûte et la projection du dessin préparatoire (graticola) sur les surfaces courbées – et Véronèse, y brille par une virtuosité virevoltante. Charles Nicolas Cochin a très bien dit dans son Voyage en Italie de 1754 ce que c’est que Fumiani « furieux et de grand caractère, mais d’une incorrection excessive, et de peu d’effet de lumière ». Sans surprise, John Ruskin Et Roberto Longhi seront impitoyables, voyant dans Le martyre et l’apothéose de saint Pantaléon, pour le premier, « l’exemple le plus curieux en Europe des effets dramatiques vulgaires de la peinture » et, pour le second, « la machine inutile de San Pantalon ».

Le martyre et l’apothéose de San Pantalon, 6 120 × 4 600 cm, 1684-1704
Proprietà della Chiesa San Pantalon

L’œuvre retrace les épisodes du martyre terrestre de saint Pantaléon commandé par l’empereur Galère-Maximien. D’après la légende, du lait finit par jaillir des plaies sanguinolentes du torturé. Puis le Ciel s’ouvre pour sa glorification. Là où dans son Triomphe de saint Ignace de Loyola de Rome, Pozzo respecte au même moment (1691-1694) la symétrie de l’église et place dans sa toile un seul point de fuite, au centre de la nef – il y a une bonne position pour voir –, Fumiani refuse de suivre la symétrie architecturale pour donner plus de dynamisme à la scène. Résultat : il n’y a pas de bonne position pour voir. (Gardons en mémoire cette formule qui sera décisive pour la fin de mon propos.) L’ensemble comporte deux centres de gravité déséquilibrés. Sur la gauche, le martyre du chrétien. Les bourreaux entourent Pantaléon en exhibant les instruments de torture – un bâton, une corde, un crochet – devant le médecin converti assis au sommet d’un escalier extrêmement escarpé (qu’escalade un cheval !). Et d’un. Au centre, le triomphe lumineux du saint. Pantaléon accueilli au Paradis par le Christ et un maelström d’anges qui lui remettent la couronne de gloire et la palme du martyre, au milieu des guirlandes de fleurs et des instruments de musique. Et de deux. Les trois autres épisodes de l’hagiographie sont également présents : le jugement se déroule sur le côté court du plafond ; les supplices sont racontés sur le côté long opposé à celui du siège impérial ; le martyre proprement dit prend place sur le côté court opposé au presbytère. Au total, c’est tout un capharnaüm qui se souvient des Noces de Cana et du Repas chez Lévi. Le peintre trempe ses pinceaux dans la plissure superfétatoire (Fumiani était réputé pour ses vêtements), les fantaisies amphigouriques et le capriccio meringué du baroque. Venise était alors devenue la capitale du mélodrame et du décorativisme sensationnaliste dans quoi avait muté l’art sensualiste des maîtres du passé. Pantaléon de Nicomédie est un martyr du début du IVᵉ siècle principalement révéré par le christianisme orthodoxe. Il est très populaire à Venise, où on lui donna le sobriquet de Pantalone. Il devint sous ce nom un personnage de la commedia dell’arte. Pantalone est un avare libertin vêtu d’une culotte longue (qui nous donna le pantalon). Étrange destinée que celle de ce martyr. Toute la composition est plongée dans le fracas, la cacophonie, la poussière et une lumière dénuée de tout contraste, qui n’est pas sans imiter les tenebrosi héritiers du Caravage. La victoire sur le mal est également représentée : des démons sont précipités par un ange armé d’une épée, dans le coin droit. On n’en finirait pas de décrire tous les morceaux de cette œuvre dont je ne peux donner ici qu’un modeste aperçu.

Pour le principal, Le martyre et l’apothéose de saint Pantaléon suit à la lettre le programme des voûtes italiennes aux raccourcis sévères. Une architecture de fausses colonnes montées sur de puissants stylobates et exécutées dans le style de la quadratura – procédé pictural illusionniste propre au baroque – étire la scène vers le point de fuite de la lumière céleste et donne l’impression que le toit de l’église dissimule une coupole percée d’un trou aspirant tout ce qui se trouve en dessous de lui. L’effet de vertige vers le haut est accentué par plusieurs incorrections dans l’exécution de la perspective – ainsi les contre-marches sont généralement deux à trois fois plus grandes que les marches (dans l’escalier, à la base des colonnes) – et par un certain nombre d’enjambements, pour emprunter le vocabulaire de la poésie, du plafond jusqu’au linteau des chapelles tout droit venus des plongées di sotto in sù des Quattrocento et Cinquecento, et qui lorgnent, comme c’était prévisible, du côté de la chapelle de Michel-Ange au Vatican et du Triomphe de la Divine Providence de Pietro da Cortona. Des planches de bois incurvées relient le plafond aux parois verticales, où des personnages représentés comme des « statues feintes » semblent prêts à basculer sur le spectateur : les douze apôtres, deux par deux, dans les pendentifs au-dessus des arcades menant aux chapelles ; les quatre vertus cardinales – Force, Tempérance, Justice, Prudence – aux angles de la contre-façade ; les trois vertus théologales – Espérance, Foi et Charité (doublée de l’Assistance aux malades pour occuper le dernier espace libre) – vers le presbytère. Tous ces particuliers regardent en bas pour ne pas être témoins de ce qui se passe au-dessus d’eux et partagent avec nous leur trouble et leur honte droit dans les yeux. Si nous sommes invités par le peintre à regarder la scène à la fois pathétique et triomphale qui s’étale devant nos yeux, ces personnages nous incitent à regarder entre nous et le plafond. Quelque part en l’air. À mi-chemin où se croisent notre regard et le leur.

Mais quoi donc ?

Le martyre et l’apothéose de San Pantalon, 6 120 × 4 600 cm, 1684-1704 (détail)
Proprietà della Chiesa San Pantalon



3. UN PEINTRE RECOMMANDABLE

Regarde-t-on cette voûte d’un peu plus près, l’on est frappé de constater la présence un peu inattendue de figures en carton rivetées ici ou la, sur lesquelles les commentateurs – ils ne sont pas légion – ne s’attardent en tout et pour tout que fort peu. Quatre se repèrent aisément sur l’arche au-dessus de l’autel. C’est juste sous l’escalier en à-pic. Ce sont de gauche à droite : un homme non identifié qui tend le bras, des fruits et végétaux, un ange assis sur la clé de voûte introduisant au mystère de l’Eucharistie, un oiseau (vraisemblablement une cigogne). La plupart ont été perdues avec le temps en raison de leur extrême fragilité. Ces figures, qui apportent du relief à la profondeur, possèdent la particularité, quand on les observe sous certains angles, de déborder des limites du plafond, mais pas sur les murs perpendiculaires comme nous y sommes accoutumés par les contre-plongées – non : ils empiètent sur l’espace à la vertical du transept et font de toute l’église, mise par une proposition du regard sur le même plan illusionniste que la toile, la peinture de la peinture. À l’époque de Fumiani, le rapprochement entre Pantaleon et Pantalone dans le culture populaire a été opéré depuis longtemps. Aussi on ne s’étonnera pas de voir que notre peintre emprunte beaucoup pour son monumental trompe-l’œil, à la décoration profane des théâtres vénitiens, dont l’art fumianien de la quadratura était – surprise ? – passé spécialiste et où des cartons peints permettaient de créer des effets de millefeuille scénographique. Fumiani avait par exemple réalisé en 1669, avec Ippolito Mazarini et Domenico Mauro, les décors de Corolian, un drame musical de Francesco Cavalli (aujourd’hui perdu), pour le Teatro ducale di Pacienza. L’empreinte de Fumiani sur toute la nef est franchement théâtrale et manipule nos émotions par son inspiration opératique et spectaculaire.

Celui que le marchand d’art Anton Maria Zanetti appelait, dans sa Description de toutes les peintures publiques de Venise et des îles environnantes de 1733, un « peintre heureux, discret et prolifique », et dont Vincenzo Da Canal écrivait dans une livraison de 1810 pour le Mercurio filosofico, letterario et poetica qu’il avait le « bon goût du pinceau [buon gusto del pennello] », ouvre ici l’œil à un autre régime de l’autre côté de l’image : du côté du vide. Il n’y a pas de bonne position pour voir la scène parce que ces figures, à l’instar du regard des protagonistes de bord, nous convient à regarder autre chose que ce qui est peint sur les murs. Fumiani nous requiert de tancer des choses en l’air. Il nous dit que le vide – au sens courant et non scientifique de l’espace sans occupation – est le hors-d’œuvre de la peinture. À savoir qu’il est hors de l’œuvre, c’est l’espace inoccupé par la peinture (définition métaphysique : le vide est l’absence de toute peinture), mais qu’il est aussi son avant-goût, son goût en avant, que le vide est la peinture quand elle va au-devant du spectateur (définition phénoménologique : le vide est la présence de tout spectateur). Le martyre et l’apothéose de saint Pantaléon est une œuvre littéralement ex-orbitante. Par son exubérance, par son énormité, elle nous fait sortir les yeux de la tête et les tenir quelque part dans l’air devant nous. Le vide est le vrai sujet de la peinture. Quelques siècles plus tard, le Bustos Domecq de Borges et Bioy Casares rencontrera un sculpteur médiocre dont le grand-œuvre génial et insoupçonné est le vide ciselé entre des statues de plâtre horriblement académiques. Mais – et cela arrive aussi à Fumiani – comment le distinguer d’un artiste sans intérêt ? C’est impossible. Dans tout tableau aussi, il faut savoir voir le vide. C’est à cette expérience que nous conduit notre visite à San Pantalon pour peu que nous y restions quelque temps, le temps que notre regarde s’y fasse, se fasse, s’efface, et que nous lui accordions le privilège de la (paradoxale) hauteur de vue cachée.

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N’est-ce pas assez pour voir en Fumiani un peintre recommandable ?

3 août 2025
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