Déborah Heissler | Les nuits et les jours

Joanna Kaiser. Sans titre, dessin inédit

« Si raconter une histoire consiste avant tout à voyager au travers d’espaces et de territoires — et écouter une histoire, à se glisser dans un corps ou des corps qui voyagent — le texte de Déborah Heissler représente une véritable gageure lors de ce moment crucial pour le lecteur.

Qui sont les personnages ici ? Les véritables personnages sont-ils ces gens (Karol, Blanche ou D. H.) esquissés, si peu esquissés, qu’ils sont distillés dans le minimalisme verbal du seul nom propre ? Ou bien serait-ce ces lieux peut-être, tous bien connus, surtout connus historiquement, eux-mêmes réduits à la forme de micro-récits, qui font du « poids de l’histoire » un autre personnage réel ? Ou encore, serait-ce l’atmosphère — même si moins palpable, bien que tout autant voire plus présente — le vrai personnage ; une atmosphère rendue sensible par les effets de « la lumière, du vent et des saisons » ? Souvent au bord de la « disparition », ces effets (de lumière, de neige, de vent) tendent à entraîner toutes les autres strates de présence avec eux. »

Extrait de la préface de Cole Swensen
Traduction en français par Virginie Poitrasson

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Déborah Heissler, « Les Nuits et les Jours ». Avant-texte (extrait d’un ensemble constitué par les brouillons et épreuves du recueil à paraître en juillet 2020 aux éditions Æncrages & Co, accompagné d’une illustration inédite de Joanna Kaiser).

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CRACOVIE.
Blanche

Ne plus savoir comment cela va
s’écrire, être dit

C’est une autre inscription sur la page, fugitive
cette inscription — qu’il faut saisir, que l’on
voudrait comprendre

— soumettre

Puis tracer un bord, des cadres. Perdre pied.
Où l’image n’est jamais fixe, à la lisière. Là
où le bleu et le blanc se mêlent infiniment,
s’amoncèlent, puis se disloquent.

FÉVRIER.

Une chambre. Blanche. Dans une des salles du
sous-sol se trouve un coin précis où, si on est
seul m’explique-t-elle, on peut entendre venir
vers soi deux pas. Phénomènes précisément
qu’on doit au jeu des lames du parquet.
Étrange également, cette illusion qu’on a d’un
incendie qui s’allume et qui n’est autre que le
reflet d’enseignes lumineuses, frappant depuis
la rue le vitrage de la fenêtre. Il suffit d’avancer
un peu pour se voir précédé comme par
quelqu’un, quelqu’un d’autre que soi-même,
par un effet toujours du reflet dans le vitrage.

WIELICZKA.

Elle. Tu étais venu l’attendre à la gare et nous
avions fait le voyage ensemble. Karol. Toi et
moi. Une jeune fille avait posé un livre sur la
table. Ensuite il y avait eu un long silence.
Pour la toute première fois cette année, j’ob-
servais de loin un tremble dont pas une feuille
n’était immobile — la vérité doit être inverse,
le ciel semble plus haut, l’heure parfaitement
immobile. Sous les branches mouillées après
un long silence, le léger bruit de l’eau à peine
troublée comme un frisson, d’eau qui déborde,
avec l’odeur des feuilles.

Un degré de plus dans le développement de
la lumière produit la couleur sur la face
inférieure des pétales, couleur à peine visible,
chacun d’eux se bombant légèrement
— à moins qu’elle ne déborde par le pourtour
sur la face supérieure de la jeune fleur, comme
de l’encre de Chine sur la marge humide du
premier poème, sur la première page.

24 juin 2020
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