Jacques Séréna / Passage allant probablement sauter dans la version finale

Jacques Séréna travaille, après "Plus rien dire sans toi", à une nouvelle fiction, dont voici un extrait...

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"ça répondait à mes derniers critères en vigueur : ne pas inventer, juste rendre compte, dire tel que c'est, au risque de faire subversif, puisqu'est devenu subversif de simplement dire comment c'est, etc..."


(…) Sans doute mon espèce de curiosité, à la base même de mon travail d’auteur. D’auteur curieux avant tout de la nature humaine, comme a dit un critique. Cette tendance, que j’ai toujours eue, de profiter d’une situation qui se présentait, pour voir. Faire l’expérience de ce qui semblait arriver à cet être, qui se trouvait être moi. Fatalisme apparent mais, en fait, curiosité d’une rare acuité.

Tendance qui, parfois, s’avérait risquée. Ce jour où le C.R.S. m’avait fait signe, quand j’étais au volant de ma Ford cabriolet. Avec sur la banquette arrière deux sacs plastiques pleins de yaourts crémeux, de café soluble, de jambon de Paris, de chips croustillantes. Avec en tête l’idée fixe d’atteindre la rue de Pomet. Depuis plus d’une heure coincé dans un bouchon, pour ainsi dire à l’arrêt. Depuis plus d’une heure bloqué, à voir sur le bas-côté six C.R.S. et les deux voitures qu’ils avaient fait se ranger. A me demander ce qu’ils faisaient là, où personne ne pouvait contrevenir à rien, à plus forte raison en les voyant d’aussi loin, peut-être qu’ils vérifiaient les papiers, ou cherchaient des évadés, les radios parlaient beaucoup d’évadés. Et un des CRS m’a donc fait un signe, à moi, d’assez loin mais, pas l’ombre d’un doute, c’était bien pour moi, le signe. J’ai aussitôt pensé non, pas là, pas maintenant, non. En venant me ranger sur le bas-côté, derrière les deux déjà rangés.

Il m’a salué, main au front. Petits yeux, long nez mince, fine moustache. Visage insipide. Même pas. Ne serait venu à l’idée de personne de qualifier un tel visage. Si je l’ai fait, là, c’est parce qu’en prenant soudain forme d’événement catastrophique dans mon cours des choses, j’ai bien été obligé d’en faire cas. Et peut-être ne faudrait-il pas chercher plus loin pourquoi les visages de ce genre sont toujours attirés par ces métiers-là. Leur seule chance d’obliger les gens à faire cas d’eux.

Il m’a demandé si j’avais bu ou quoi, oui ou non, bu ou quoi oui ou non. Et sortez du véhicule, carte grise, permis, assurance, identité. Quand il m’a pris les papiers des mains, tout est tombé dans l’herbe du talus. Y compris le vieux trèfle à quatre feuilles scotché sur le bout de carton, y compris la page de bloc de téléphone avec le dessin au stylo. Je me suis accroupi et j’ai ramassé, en mesurant bien mes gestes, sans rien dire, je savais qu’un mot de trop, un geste un peu vif, et ce serait l’outrage, les radios parlaient beaucoup d’outrages. Je savais mais, c’est une chose de le savoir, c’en est une autre de se voir ramasser un dessin au stylo entre une paire de rangers.

Je me dois de signaler qu’un des six m’a aidé à ramasser. Sauf que, me voyant récupérer mes bouts de papier, il s’est fait un devoir de me tendre tous les vieux emballages de chewing-gums, tickets de bus, reçus de péages, qui jonchaient l’herbe. Je prenais, remerciais.

Au-dessus de moi, j’ai entendu celui qui m’avait fait signe m’informer qu’il me dressait un procès verbal pour être venu rouler sur le bas côté. Je me suis alors souvenu avoir entendu les artisans parler de ce genre de guet-apens, cette histoire de signe ambigu que les C.R.S. faisaient. Je n’y avais cru qu’à moitié. Et pourtant. Evidemment que, de vrais chauffards, ils arrivaient peu à en coincer, alors il fallait bien. Pour que les radios continuent de claironner des chiffres. Quand on n’arrivait pas à arrêter des coupables, il fallait bien culpabiliser ceux qu’on arrêtait.

Je prenais les détritus, remerciais. Ce qui était à moi, ce qui ne l’était pas. Ce qui accentuait gravement ce sentiment qui nous tombait toujours dessus, face aux C.R.S., de totale absurdité. Tout devenait égal, ce qu’on allait dire sur le même plan que ce qu’on ne dirait pas. Alors que, justement, avec eux, la suite en dépendait tragiquement. Au moins me remettre debout, me disais-je, j’ai tout récupéré, je ne vais quand même pas rester une heure accroupi. Dans quel trou de l’être étais-je encore tombé pour ne pas pouvoir rester accroupi. Accroupi ou debout, de toute façon, je me disais. Eviter ci, ou ça. Bonnet blanc, blanc bonnet, en fin de compte. Je me sentais planté. Ce mot, planté. Entre mes pieds, une pierre. Je m’y suis accroché du regard. Pierre dans laquelle j’ai pu devenir pierre, pour me reprendre.

J’ai pu me lever, avec environ vingt secondes de retard, pour dire que j’étais venu sur le bas côté parce que j’avais cru que je signe qu’il m’avait fait m’y invitait. D’abord, il a nié le signe. Puis, que son signe c’était pour le clignotant que j’avais oublié d’enlever. J’ai dit que je venais de le mettre, le clignotant, dans mon intention de sortir dès que possible.

Vous l’avez mis trop tôt, c’est dangereux, il y en a un dans votre genre qui comme ça a arraché le bras d’une mère de famille.

Je n’ai jamais arraché le bras d’aucune mère.

J’ai dit que c’était vous oui ou non, oui ou non j’ai dit que c’était vous, tenez, signez là.

Vous n’avez pas fait mention du signe que vous m’avez fait.

Pas la place d’écrire un roman, si vous ne signez pas j’immobilise le véhicule qui restera là où il est à vos risques et périls.

Je l’ai vu sortir de sa poche un carnet à souches, sur lequel j’ai lu : Immobilisation de Véhicule. J’ai regardé par terre. La pierre ne me donnait plus rien. J’ai signé. Il a quand même immobilisé la Ford. Et confisqué la carte grise. Que je pourrais aller récupérer, Dieu savait où. Je suis reparti à pied, mes courses à la main, sans plus rien dire.

Ne jamais rien essayer de leur dire, je me répétais, en marchant, bien se mettre ça dans la tête, s’ôter du crâne une bonne fois pour toutes cette idée de blaireau qu’on pouvait s’expliquer. Ni au procès, surtout pas d’illusions jobardes sur le procès. Ne voulaient rien savoir non plus, les juges, encore moins, pas payés pour ça. Bien se rappeler comment ils s’offusquaient dès qu’on tentait de placer un mot. Encore heureux s’ils ne nous obligeaient pas à répéter trois fois je suis un imbécile, comme on avait vu faire. Si par miracle on arrivait à vite lancer qu’on était venu sur le bas côté parce qu’on nous avait fait signe, ils répondaient ah et vous ça vous étonne qu’on vous fasse signe quand vous foncez sur le bas côté. Alors, se taire, marcher, avec ses courses à la main.

Tandis que les radios se félicitaient en chœur de la fermeté. Et, s’émouvaient, ces mêmes radios, de temps à autre, du taux élevé de suicides chez les représentants de l’ordre, qui se sentaient méprisés, inutiles, moins que rien. Et elles se demandaient pourquoi, les radios. Nous, non. Nous, quand on entendait annoncer de nouveaux suicides, le fait est qu’on ne déplorait pas avec la radio. Qu’on aurait plutôt eu tendance à lever notre verre en criant ça s’arrose. C’était petit, le fait est, à reposer notre verre face à la radio qui parlait déjà d’autre chose, on ne tardait pas à le sentir, que notre geste n’était pas le summum de la noblesse. Mais on avait dû s’écraser, marcher avec ses courses à la main, se taire. Alors on levait encore notre verre et répétait tout seul face à la radio ça s’arrose. Parce qu’on ne croyait plus qu’un jour on pourrait s’expliquer, et que, non, stop.