Jean Rouaud / "écrire, c'est tout un roman"

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"Écrire, c'est tout un roman" est un texte inédit - © Jean Rouaud.

 

Ecrire, c'est tout un roman

Considérez un marché sursaturé, n'absorbant qu'un infime pourcentage de la production dont l'essentiel part au pilon, et un intrépide solitaire et sans moyens se proposant malgré tout de s'y faire une place. Vous conclurez immédiatement que celui-là n'est pas un chef d'entreprise raisonnable. Vous aurez raison, c'est un romancier.

Alors qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Une histoire qui commence très tôt, par, on ne sait trop, le goût d'écrire ou le désir d'être écrivain. Le goût d'écrire peut se contenter de la correspondance ou du journal intime. Des diaristes et des épistoliers célèbres, on en croise quelques-uns dans l'histoire de la littérature, mais ceux-là n'avaient pas pour souci premier d'être reconnu comme auteurs. C'est par des amis indiscrets que nous avons eu accès à leur talent singulier, au lieu que le désir d'être écrivain passe nécessairement par la publication d'un livre, condition sine qua non pour être reconnu comme tel. Car c'est ce qui vous importe, cette reconnaissance d'un supposé talent. Avant toute autre considération. C'est-à-dire que d'emblée vous écartez l'hypothèse hautement improbable que l'écriture vous fournisse un moyen de subsistance. Ce qui signifie que vous allez occuper l'immense majorité de votre temps, de vos forces, de votre réflexion à une activité dont vous savez pertinemment, à moins d'une chance inouïe, qu'elle ne vous permettra pas d'en vivre. Dans cette affaire vous n'aurez donc rien à gagner, qu'une gloire d'autant plus hypothétique que vous vous en remettrez à la postérité pour juger de la réalité de vos talents. Autant dire que cette gloire d'écrivain après laquelle vous courez, vous risquez de n'en profiter jamais. D'ailleurs en profiteriez-vous de votre vivant que vous douteriez qu'elle outrepasse votre mort. Ceci étant posé, et clairement définies les conditions de votre entrée en littérature, se pose alors la question : écrire, pour un postulant écrivain la chose semble aller de soi (encore qu'il est un moment où vous aimeriez être cru sur parole, où vous trouvez presque inconvenant qu'on exige de vous des preuves, quelque chose à lire en somme, de quoi juger sur pièces), écrire donc (car dans la phase suivante on comprend qu'on n'y coupera pas), mais écrire quoi ? Certes vous prenez plaisir à tourner des phrases, aligner des mots, jongler avec le verbe. Vous trouvez même que vous vous en sortez pas si mal, mais des phrases pour dire quoi ?

Reprenons : vous n'êtes ni penseur, ni essayiste, ni philosophe. Vous le sauriez, de très éminents l'auraient remarqué. Ensuite un rapide état des lieux vous apprend que le monde de l'édition dont dépend l'existence de votre livre ne publie pas de poésie ou dans des revues samizdat, pas de théâtre à moins que la pièce soit jouée, pas de nouvelles à moins d'avoir déjà un nom, alors que reste-t-il ? Qu'est-ce que peut publier un homme sans qualité en cette fin de siècle ? Il suffit de faire un tour en librairie pour avoir la réponse, bête comme chou : un roman. Un roman, vous êtes sûr ? Vous n'avez rien d'autre à me proposer ? Il me souvient que du temps de mes études universitaires au début des années soixante-dix, de très banales études, le romancier était peu considéré, à deux doigts de l'idiot. En imposaient principalement les grands théoriciens de la pensée. En comparaison desquels le simple raconteur d'histoire ne faisait pas le poids. Mais puisque c'est la condition, soit. Un engagement par défaut, une adhésion du bout des lèvres. A cet inconvénient près que vous comprenez bien vite qu'abouter des phrases ne suffit pas à faire un roman. La première chose à laquelle vous vous contraignez, celle qui vous coûte le plus c'est d'appeler un chat un chat. Ce qui n'a l'air de rien, qui parait même l'évidence, mais quand on a des prétentions poétiques, une propension lyrique à tourner autour du pot, c'est une violence : le chat, on s'ingénie à lui trouver toutes sortes de noms pourvu que personne ne s'avise à vous faire la remarque : mais au fait, pourquoi ne l'avez-vous pas dit plutôt : c'est d'un chat que vous parlez, n'est-ce pas ? Raconter une histoire implique une intrigue, ou un semblant, qui incite le lecteur à ne pas abandonner trop vite sa lecture, des personnages qui évoluent dans un temps donné, dans un espace donné, que l'on va s'appliquer à rendre au plus près de sorte que le même lecteur ait les mots pour le voir, et donc une somme de talents que spontanément vous n'avez pas sinon vous ne vous seriez jamais posé la question : vous auriez écrit des romans, sans faire d'histoire. Vous apprenez donc à appréhender le réel, à donner l'illusion de la vie. Ce qui ne s'improvise pas et vous oblige à des exercices de style, de façon à assouplir un poignet un peu raide, car votre fascination pour la littérature vous donne une approche très guindée de l'écriture. Mille ans de littérature française, cette litanie de grands auteurs, comme autant de bornes plus imposantes que les rois, ont de quoi intimider le postulant, qui du coup, adopte un langage gourmé, précieux, a tendance à en rajouter, à en faire trop, ou au contraire, dans une pose prétendument rimbaldienne, à jeter au panier ce lourd héritage en adoptant un discours résolument moderniste, rompant avec les canons en vigueur. Car la grande peur est celle-ci : rater le train de la modernité, passer pour un auteur mort-né, c'est-à-dire un pâle épigone des ancêtres, une laborieuse copie, ne rien apporter de nouveau. Car peut-on entrer dans cette histoire de la littérature à reculons, en se contentant de faire du neuf avec du vieux ? Dans ce cas comment est-il possible de renouveler le genre en utilisant de vieilles recettes ? Car des histoires, on en raconte de puis la nuit des temps. Et toujours les mêmes : des gens qui s'aiment, se battent, meurent. C'est à peu près tout. Et j'aurais moi sur ce terrain mille fois rabâché un éclairage inédit ? Supposons, et n'écoutons pas les rieurs.

Maintenant se pose le choix du sujet. Là, deux options : la pure fiction (L'île mystérieuse, mettons) ou le récit à caractère autobiographique (A la recherche du temps perdu, pour situer). Qu'est-ce qui va décider du choix ? Pour vous qui avez brutalement perdu votre père, un lendemain de Noël, vous ne faîtes que semblant d'hésiter, la réponse s'impose peu à peu. Il se trouve que cet événement qui a considérablement pesé sur la suite de votre vie, vous n'avez jamais réussi à en parler. Alors ce roman, ce serait peut-être l'occasion, non ? Il vous faudra du temps. Il m'aura fallu dix ans. Mais c'est ainsi qu'on arrive à trente-sept ans à publier un premier roman intitulé Les Champs d'honneur. Ensuite la donne n'est plus tout à fait la même. Vous avez des lecteurs, on vous étudie, on vous demande. Vous avez le bonheur d'inscrire écrivain sur votre passeport. Ensuite, vous n'êtes plus tout à fait seul.

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