Jean-Michel Maulpoix / Prose pour Mallarmé

ce texte n'est présent sur remue.net que pour saluer en amitié Jean-Michel Maulpoix - vous le retrouverez sur son site anthologie subjective d'écritures contemporaines, ses articles de critique – en particulier sur la notion de lyrisme, et même son atelier de peinture

Jean-Michel Maulpoix sur maulpoix.net

Le lit de fer bleu, la table, la commode, la fenêtre aux carreaux bombés. Maria, la chambre tendue de noir est une mère en habits de deuil.

Mon quotidien si décousu: tapis, dentelles, profonds miroirs où circulent des fantômes, et la cheminée, oui, surtout la cheminée où la flamme vole en chevelure.

Les orgues de barbarie, les livres latins et les crépuscules: j'aime ce qui se prête à la disparition des couleurs et des formes.

 

Le train de la gare du Nord, le bateau de Boulogne, le chemin de terre ou de fer... - Mais que sont devenus les accidents nécessaires du terrain?

Les cadrans, leurs aiguilles, au ciel quelques étoiles... Derrière la lampe, l'aube se relève, pâle et froide: un peu de lait coulé d'un sein.

Marie porte un prénom de vierge. Geneviève mange sa mère et pousse comme un bouton de rose. J'ai mal travaillé ces temps-ci. Je suis un mauvais père.

 

Il y a le jour d'ici-bas, avec son odeur de cuisine, et celui qui point sur la page, blanc comme la mort aux joues de Paul ou d'Anatole. L'Azur est mort, reste le bleu.

Sur le lac meurt un cygne aux ailes prises dans la glace: tant de blancheur, si peu d'envols, tellement de tombes, vie de papier: les jours sont de trop dans la semaine; je n'aime que le mardi et son pot à tabac.

 

Ces costumes, ces habits de laine ou de toile, ces poses avec moustache, cigare, main dans la poche, alourdie sur un livre : photographies de qui vit avec les mots.

Je ne connais de l'absolu que des détails. Des bibelots, pourrait-on dire, et la mode prochaine ou dernière, car, savez-vous, l'esprit préside à la fabrication de la vie quotidienne. Nous sommes à la recherche d'une harmonie, n'est-ce pas?

 

L'éventail de Geneviève et le plumeau de Marie, ce vent léger que j'imagine à leurs tempes, tel un baiser sans doute, mais d'aucune lèvre humaine. Et sur la Seine, cet autre souffle dans la voile blanche: ce qu'il me reste des lointains, un ruban vert entre les arbres.

Au jardin, des pommes et des roses, cueillies par d'autres. -- J'aime ces fleurs en bouquets: des morceaux de nature, de parfums, de couleurs coupées.

 

La coupe, l'écume, le dieu diffus, évaporé, comme bulles éclatées, laissant derrière lui autre chose que je ne comprends pas.

La cohue des médiocres se bouscule en hurlant où naguère chuchotait le dieu.

Dites-le à ceux qui n'en veulent plus, ou n'en ont jamais eu l'idée : on ne peut se passer d'Eden! .

 

Méry, bien sûr, peut-être, mais je n'en dirai rien, sinon que le désir d'amour tient à la substitution de quelques voyelles.

Son corps dissout dans la musique, cette algèbre envolée des gestes, un alphabet de robes et de chaussons, mon poème!

Méry, mon petit paon! A toi seule j'écris des phrases simples: pourquoi ne veux-tu pas de moi?

 

***

 

Ce que je nomme idéal, absolu, ou azur, n'est après tout rien d'autre que mon espérance de naître enfin ici-bas. J'ai prêté des noms contraires à la réalité qui me manque et où je vis comme un absent.

(La Beauté aurait pu être heureuse, fraîche et vive: une femme aux épaules rondes, aux boutons d'oreille en or. Ce monde, j'y aurais trouvé goût, si ma faim avait jamais pu s'y rassasier d'un fruit).

Il y a belle lurette que les gonds du rêve ont craqué.

 

***

 

O muse, tu as la fièvre sur ce morceau de mer quelconque dont j'ai perdu la carte!

Par dépit, tu as fais naufrage. Il ne fallait pas croire à mes phrases de poète! Ce ne sont que glorieux mensonges! Tu les inspires, et te voilà punie, mise au coin de nulle part

A présent tu pleures comme une folle dans l'oreille sourde de la mer. Tu répètes : " Ne me quitte pas! "

Le coeur, c'est dans la gorge! Ca bouge, ça bat trop vite, ça n'a pas les ailes qu'il faudrait! Ça doit se contenter de plumes et de brindilles: quelques vers ou quelques insectes Ça dort en boule dans la poitrine... Tu voudrais faire ton nid, ô Muse en mal d'enfants!

Au large, sur ton rocher, dans ton imperméable de plastique transparent, cheveux trempés, tu chantes et tu regardes le chagrin, ô Muse, battre et mousser au flanc du rocher noir!

 

Dis, pour quels marins buveurs de gin ou de coca as-tu dégrafé naguère ta robe de sirène?

Ils viennent encore jusqu'à la grotte déposer des coffres à bijoux, de l'or et de la myrrhe, tes amants-mages d'un soir, mais le lit de paille reste vide! Depuis longtemps le Dieu est reparti, avec ses tablettes, ses pains blancs, sa pêche miraculeuse et ses bâtons d'encens...

Le ciel t'a clouée sur cette île! Le ciel est un tas de cailloux! Tu passes le temps, tu fais des croix sur le calendrier. Tu mélanges les époques et les mythologies, tu te prends pour Marie entre le boeuf et l'âne. Tu comptes pour t'endormir les troupeaux de moutons du large, ô Muse toute seule et de personne, ce bleu inutile de là-bas t'est monté à la tête!

 

***

 

Quotidien : ce qui est de chaque jour, le pain, le journal, le lever, le coucher, le boire et le manger -- une chance, ce rythme paisible de bien-portant, ce luxe d'ennui -- le poids persistant de mon corps et la pompe sourde du coeur battant le temps qui est à tous et qui m'est propre...

Pourquoi tout cela ne tient-il que par ce qui le nie ou s'en échappe : furieux coups d'ailes sans quoi je ne serais que momie?

(Selon Littré, on appelle " quotidienne simple " la fièvre dont ne se produit dans les vingt-quatre heures qu'un seul accès. " Doubles quotidiennes " et " triples quotidiennes " sont celles qui reviennent à deux ou trois reprises.)

 

***

 

ô Muse anachronique! la vie d'aujourd'hui est si peu faite pour croire à des choses!

J'ai raccroché la lyre, vendu le plectre, le hautbois et la boîte à musique. Finis les festins, les concerts, les flûtes et les couronnes de fleurs, les masques, les brodequins, les porte-voix et les clairons!

Le cheval a rendu ses ailes. L'Hippocrène a tari ses eaux. Il ne reste plus que la mer, immense bleu-cobalt pour rien, hormis la regarder à en mourir de soif, les pieds sur les cailloux!

 

***

 

Je consacrai naguère un petit opuscule au " filigrane bleu de l'âme ". A la force d'aimantation du large, nos stations prolongées sur les quais: que regardaient alors nos yeux? Vers quel dedans lointain tournés? Nous rêvions d'autre chose, inexorablement.

Ce n'étais pas d'Azur diaphane que je parlais: pas de cieux éthéré, mais l'épaisseur et la substance, en nous, de cet instinct de ciel , sa manière par exemple de renifler l'odeur de sel, d'aller pleurer au cinéma, ou de choisir, l'hiver, pour la tiédeur, des pulls et des chemises...

 

***

 

Cigarette à la bouche, bigoudis sur la tête, tu passes l'aspirateur et secoues les tapis, tu lessives et tu racommodes, tu ranges le linge en pile, avec des sachets de lavande dans les armoires, tu prends soin de notre intérieur, tu en préserves la mémoire - ça sent bon la cire et la soupe- tu ramasses mes crayons et mes cahiers qui traînent, tu remets droits mes livres, tu ratures et tu gommes, tu fais la toilette de mes désirs et mes pensées, tu balaies devant notre porte,

ô Muse du nettoyage de la situation verbale! Où as-tu rangé le chant du dimanche, les chemises blanches et les prières? ô Muse du quotidien et du stéréotype!

 

***

 

Aller boire à la mer comme les vaches vont à la rivière. Puisqu'aucune eau d'ici ne désaltère. Aucune pomme pour la soif, aucun amour humain assez vaste et profond. O mourir en aimant si mal, hanté d'autre chose qui ne survient pas! Tout ce bleu rentré dans la gorge. Rêve et coeur ravalés. Nous souffrons d'un " âcre besoin ". Etre enfin ce bateau qui boit par toutes les coutures!

Ces coulures d'encre noire sur le papier blanc, ce sont des cohortes d'insectes d'azur avide qui ne s'envolent pas. Un geste, voilà tout ce qu'il reste, un geste qui fait signe. En direction du quai, des mouchoirs et des jupes.

Poreuse, la tête de l'homme, une éponge, une vieille pierre, un morceau de bois jeté à la côte. Poreux le coeur, rouge au dehors, bleu au dedans, avec des stries, des creux, des ecchymoses. Des boîtes en carton remplies de lettres pliées, des niches à statuettes, des ex-votos, des broderies, des rubans et des mèches. Résidus d'un ancien navire, flottaisons, nos amours, leurs rubans, leurs fumées. Cet enfant que l'on fut doit-il mourir de soif?

 

Stéphane Mallarmé sentait le tabac froid.

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