Christophe Ségas | Trois poèmes
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Corps-camisole
1.
Nuit, silence.
Félin gravé dans la jungle, en noir et blanc :
ses yeux sont
et ne sont pas les tiens.
Tu cherches une brèche dans les buissons.
Es-tu condamné à revenir sans cesse,
dans la ville d’ombres,
au ras des flots ?
2.
Tu tais un avertissement
qui pourrait valoir prédiction :
fruit noir, initiateur d’une triste séquence.
Quelle pierre d’achoppement,
quel souvenir passé sous silence,
quelle peur surgie par surprise grippent ta langue ?
3.
Tu ignores la chute des sons.
Tu confonds les cris des enfants,
au loin,
avec ceux des oiseaux.
Le grand orgue de pierre
qui mime les chants d’exaltation,
tu ne peux plus l’entendre.
4.
Le mutisme relâche son étreinte,
et bien que tu ne puisses parler d’où tu le souhaites,
ni dans la tonalité qui t’agrée,
tu reprends voix :
comme un battement d’ailes,
ta glotte exprime une coulée rigide.
Tu es le souffle mécanique,
parfaitement huilé.
Dans les combats, dans les coïts,
tu retrouves une force douée d’embrasements critiques
et d’animalité.
Des contradictions surgissent,
mais tu persévères.
Le poil de la bête n’est pas que décoratif :
tu marches sur des os.
5.
Le soleil crève la brume
qui tenait lieu de lumière du jour.
Tu restes sur les seuils, incapable d’avancer,
de reculer.
Tu es ici-partout.
Tu t’endors au milieu de tes engins de vie,
de tes engins de mort :
bombes fantasmées et vieilles plumes.
Tu te crois l’égal de l’inertie,
ancré dans l’herbe sous le vent,
chien figé dans une éternité relative.
Laquelle de tes personnalités tiendra son rôle
jusqu’à l’exact moment
du trouble final ?
6.
Les journées où le souvenir est pauvre,
malgré la lumière d’été,
malgré l’amour, les rires,
et malgré la peau généreuse,
une mélancolie de neige te déborde.
Dans la nuit sans odeur
et dépouillée des sons de vie,
ombre fissile, tu joues de la cécité
comme d’une émancipation.
Tu sais pourtant que t’abstenir d’avancer
ne fera pas revivre les morts.
7.
Au bout de tes doigts, brà »lés d’avoir écrit
dans la chaux vive,
une charpie tente de passer
pour la texture du réel.
Tu deviens raide, cassant,
tes os se cabrent comme des mécanismes,
puis à certaines lunes,
froissé comme une huître,
tu ne supportes plus ta nudité.
Ton corps est un stéréotype
énoncé dans un murmure d’antan,
que plus personne ne sait traduire
en langue maternelle.
Chair-plaine tu te fonds dans les paysages.
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