Anton Beraber | Trésor des traversées possibles | Semaine 10

Extrait du Journal au lundi 8 mars :
« Je fus souvent et sans profit confronté aux photographes, aux vrais. Une fille qui m’avait pris en stop entre Mende et Paris tirait des sténopés, sa jupe remontait en conduisant de sorte que mon souvenir associera toujours le renversement dans la camera obscura au ton-sur-ton du jersey et de la chair offerte. L’été 2010 Ségolène brûlait des polaroids dans la montagne où nous relevions, je m’en souviens, des vaches gravées sur des transparents mais l’air trop blanc, trop rare éblouissait la pellicule hors de prix et c’était se voir dans les yeux d’un aveugle ou d’un mort, une impression de soi dans le flottement général, effrayant. Plus tard, une autre fille : elle revenait du Yemen, la guerre, la première ligne, le New York Times qui paie au lance-pierre et la cicatrice dans le mollet où la balle traversa. J’avais pensé, pour ce Journal, à jouer moi-même au téléphone, j’ai un peu fait mais le temps que ça prend, l’appareil toujours un peu merdique, toujours en retard sur l’œil. Il y a dans l’art de la lumière une dimension technique qui me rebute, trop d’intermédiaires entre soi et l’image quand j’aurais préféré, moi, contre l’immatériel du beau-dire pétrir de la terre brute, la cuire au soleil comme un pain de lézards. Ce qui m’a arrêté, c’est surtout Instagram : il est évident, par exemple, que Lene Lind a montré la Ville dans son humilité solennelle comme jamais je n’aurais su la rendre, qu’elle a touché les fils qui nous font nous mouvoir et fixé la matière entre deux métamorphoses, sur son obscur chemin de tragédie. L’éternité est dans le transitoire, dit-elle, et le sublime dans le bris. La question se pose, surtout, des visages ; j’aurais voulu les retenir sur la pente qui les ramène à la terre noire mais c’est demander, imposer le chevauchement des cercles et, déjà, laisser passer l’instant. Aussi, ces fenêtres. »

Extrait du Journal au mardi 9 mars :
« Quel désastre garder ? Ceux qui devaient appeler n’en ont rien fait, l’ordinateur tombé une fois de trop ne s’allume plus ; la mâchoire de Moustapha, son père lui a fermé la porte dessus, elle est cassée depuis, il m’a montré la radio. Elsa …“ ce petit fait me ronge pour rien jusqu’à midi …“ s’est fait escroquer de 150 guinées dans un Uber, Dieu sait comment, en traversant le dédale d’Imbeba. Dans le taxi qui me ramène je réponds sans y prendre garde aux amabilités du chauffeur. Une colonne de fumée noire monte, de l’autre côté de la route, de l’Institut d’Etude des Hauts Voltages. A un moment …“ qu’ai-je dit ? …“ le chauffeur se retourne et, dans un enthousiasme démultiplié par le soulagement qu’il croit m’apporter, il m’explique qu’il peut me faire servir, lui, un vrai ristretto dans la favela derrière les pyramides. Il en est de cette langue comme de l’eau ou de la vérité : c’est un milieu de flottaison variable, troublé par ses dynamismes internes, où l’on se noie pareillement à deux centimètres ou à mille mètres sous la surface. On y traverse des solitudes pleines d’inquiétants reflets de nous …“ cet imbécile bassinant les chauffeurs avec ses problèmes dentaires, qui est-il ? Sans doute, à un certain degré d’abandon, on espère qu’au fond les vases souples nous renverront à la lumière comme une peau de tambour. Le chauffeur formule les grandes lignes de notre journée de demain, il s’appelle Michel, il a des théories sur les sortes de cafés : lui expliquer que je m’en fous ? Pour atténuer l’impolitesse de n’avoir pas pris son numéro je laisse un pourboire indécent. Je souhaite, jusqu’à demain, ne plus parler qu’un patois de bête triste, des han et des brrrr, des rhonnnn roulés dans le brûlant du cou comme des perles ravalées. »

Extrait du Journal au mercredi 10 mars :
« Comme souvent, la fatigue écrasante mais sans cause nette : je n’ai rien fait de la journée, naturellement. Consacré les heures du matin à jouer à peu près bien l’intro de Diamonds and rust, ça a l’air simple comme ça mais j’ai l’annulaire un peu lourd et le sillet mériterait un tour de lime. Le texte pour Camille, aussi : des suites d’images, le logement de D., l’album avec les polaroïds de ses maîtresses, celles qui sont mortes il leur va noircir les yeux au fur et à mesure. C’est écrire dans la précipitation, avertit Elsa, mais ce que je poursuis dans ce texte ne s’attrapera qu’en courant. Nous allons boire un café vers 14h ; les filles de la table derrière se retournent sans cesse à cause du porte-bébé, un modèle compliqué et cher, que ni Elsa ni moi ne parvenons à fermer sans le tuto sur Youtube. A la banque les machines sont vides et toutes celles de la rue d’après, c’est contrariant mais Elsa promet qu’il nous reste du liquide dans mon autre veste, la bleue. Le vide s’organise autour de ces banales peurs de manquer, de mal faire. Il faudrait, plutôt, reprendre le travail sérieux, les œuvres longues ou, au moins, changer les ampoules du lustre. La fatigue, le cou pas de peau mais de pierre, et ces drôles de points douloureux à la jointure des pieds et des mains qui me firent croire, jadis, comprendre les crucifixions de l’intérieur du tableau. Le bilan du soir est affreux, on ne voit plus ce que l’on mange, la guitare non plus c’est pas ça. J’ai assisté, il y a longtemps, à un baptême ; le cureton ânonnant les bondieuseries de circonstance eut soudain ce trait : ces mains, montra-t-il, qui transformeront le monde. Je regarde ce soir les miennes avec consternation. »

Extrait du Journal au jeudi 11 mars :
« J’avais perdu l’habitude d’étouffer mais la chaleur revient et, avec elle, la sensibilité accrue aux goûts et aux odeurs. La Ville fermente. Je fume des mentols avec Alexandre, ne les finis pas. Ma fille a fait du pop-corn à l’école, le sucre du maïs lui reste sur les mains, parfume les billets dont je fais patiemment des liasses de cinq mille : V. bazarde ses euros au cours de chancellerie, elle a besoin de liquide pour régler la dépense du médecin, elle aussi le covid a fini par la balayer. Quand le voyant s’allume Moustapha souffle d’agacement ; la batterie, pourtant, a encore ses plastiques d’usine. Miracle si nous rentrons. Au repas je m’assois trop tôt, les pâtes pas cuites encore, je taille des copeaux de parmesan avec le couteau du grand-père. C’est une imitation de parmesan, plus mat et plus dur que le vrai, dont le patient mâchonnement en s’approchant de la croûte évoque l’amertume un rien fleurie du chocolat ou, plus profondément ancré dans la mémoire esthésique, le playmobil suçoté jusqu’à déformation. Elsa me le retire des mains en pestant sur l’exemple pour les enfants. Ce soir j’écouterai la piste que Boutros m’a envoyée, une variation sur la prière du matin, un gamin a sifflé cet air devant sa fenêtre un jour qu’il n’avait pas vraiment dormi. On jette, en s’engueulant, la crème fraîche qu’on n’avait pas rentrée. Bucarest que j’ai au téléphone mentionne dans le fil de la conversation qu’il neige sur le jardin. »

Extrait du Journal au vendredi 12 mars :
« Une seule seconde : je suis au café Zahret El Bostan, avec ma fille. Elle tente d’aspirer les morceaux de mangue avec sa paille ; moi j’ai taxé son briquet au serveur qui lui fait du gringue et je surveille distraitement l’angle de la rue. Dans le cœur du dédale la fraîcheur s’accroche un peu plus longtemps qu’ailleurs, le soleil filtre pâlement des sorbiers, la faute aussi sans doute aux linges qui nous gouttent dessus de très haut. A un moment …“ et c’est cela que je voudrais dire …“ un mouvement dans un des immeubles accroche mon regard : sur le balcon du quatrième une femme entre-deux-âges fume une cigarette, en secret visiblement. C’est un immeuble des années 20, il reste les bras des caryatides, les ferrures du balcon portent un chiffre illisible, AH ou AN. Tout est fini, nous allons partir, ce pays a commencé de basculer en gros blocs dans l’inconscient de mes enfants, trop tôt pour les souvenirs encore mais une autorité malgré tout sur la suite, la catastrophe de la Ville se poursuivant dans leurs rêves et, parfois, dans trente ou quarante ans, les coupant sans raison visible au milieu d’une phrase. Ils seront, je le crois, plus sensibles que les autres au silence, au grain des choses, aux images foudroyantes. Je naquis, ils l’apprendront, dans un lotissement de Seine-et-Oise quadrillé de haies imputrescibles et de lignes de pedibus ; et rien ne suggérait l’univers, le reste, son sublime et sa farce que les fâcheries surjouées des figurants dans Docteur Quinn. Ici, au contraire, tout s’arrache au vide, y retombe, dresse dans le ciel dur de pathétiques excroissances, retombe encore. Puissent ceux qu’Elsa mit au monde tirer un quelconque profit d’en avoir très tôt mais très brièvement aperçu la matrice. »

Extrait du Journal au samedi 13 mars :
« C’est à la colonie suisse d’Imbeba, à la fin de l’après-midi, je cherche dans la vieille maison une fenêtre à photographier. Les Suisses ont coupé le courant, condamné les ouvertures mais l’œil repère les formes des sofas sous les housses, les bouteilles de gin vides et la silhouette sous verre du général Guisan pailletée d’or par les jours du volet. On joue du piano dans le grand salon : une jeune femme, le voile défait, répète l’Inventio n°13 en chantonnant les transitions, comme Glenn Gould. Je traverse vite, accroche les chaises, bredouille des excuses. Plus tard, quand je raconte l’incident à Mme Jacqueline, elle promet que personne n’a touché le piano depuis la révolution, qu’elle ne sait même pas s’il lui reste des touches blanches, dans le laisser-aller de 2011 les gamins d’Imbeba les revendirent au prix de l’ivoire. Elle disparaît dans la maison pour vérifier, je ne sais ce qu’elle y trouve ou non, nous ne la reverrons plus aujourd’hui. L’Inventio 13, c’est celle que préparait Jean dans l’appartement de la rue de la Paroisse ; qui nous accompagna, le terrible hiver, aux Prébendes de Tours où Pierre tomba malade. J’en ai quelque part un enregistrement de travail, lent, fautif, avec les jurons et les repentirs, le râle de l’artiste "avant d’être vaincu" qu’il m’arrive parfois d’écouter dans les impasses de l’écriture …“ sur Youtube la performance de Glenn Gould invraisemblablement virtuose me laisse froid. Ce petit fait projette son ombre sur ce samedi finissant, sur mes pensées tournées vers le départ. Le départ. Aymen, qui sonne vers 19h, a la voix qui tremble pour m’en demander confirmation ; mais j’ai l’oreille pleine encore de Bach et l’idée ne me vient pas de lui mentir. »

Extrait du Journal au dimanche 14 mars :
« Ouvert, en passant devant, un paquet de compositions qu’Elsa ramène du lycée : les élèves ont eu à expliquer un passage de Stendhal. Je tombe des nues. La rencontre de Sorel et des adolescents de Sheikh Zaied ne jette sur les copies doubles que de banales considérations sur l’infidélité, inutilement compliquées par l’emploi d’un vocabulaire barbare …“ qu’est-ce déjà qu’une symploque ? La compréhension du texte a cédé la place à de pointilleuses expertises formelles qui convaincraient, peut-être, un structuraliste de 1965 et que je relis, moi, trois fois sans comprendre. Je n’ai pas été un lycéen sérieux, on n’attaquera pas l’institution sur mon seul témoignage, n’empêche que l’anecdote confirme mon intuition d’un divorce entre l’école et la littérature : la première cherchant dans la seconde de beaux exemples pour ses figures de style et, surtout, la validation qu’en fin de manuel ses frises colorées tiennent la route. Il est étonnant que notre époque d’ordinaire passionnée pour le ressenti persiste dans ce dérisoire soupesage du beau : l’image s’impose, malgré moi, d’un chirurgien retirant et rinçant les organes internes d’une Callas endormie puisqu’il faut bien que sa voix s’explique par eux seuls. La compétence des spécialistes à pourcenter les -ismes et les -ités dans les Belles Pages des Maîtres stupéfie. Heureux que le choix du ministre se soit porté sur les mésaventures de l’imprudent Julien, récit dont la composition, au moins, en laissant ses marques visibles permet un tant soit peu l’analyse : il est à craindre que de plus fortes matières ne laissent à la table de l’équarrisseur qu’une charpie humide et des apprentis bouchers aux yeux ronds. »

16 mars 2021
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