Anton Beraber | L’épopée

Les cercles exacts
Le Loup revient au Territoire : les vieilles femmes sont formelles. Le dernier, on l’avait touché mortellement vers 1905 dans le marais de Luçay-le-Mâle où l’effroi, elles s’en souviennent, faisait aux coupeuses de joncs d’inquiétants retards de règles. Voilàqu’après cent ans les piégeurs leur posent sur la table des photographies de nuit, vertes et grises comme on dit que les morts voient, ce qui les a déclenchées pourrait être n’importe quoi mais la tablée se tait, bête et grave. Les vieilles femmes dont la pupille d’avance s’enténèbre sont seules àdistinguer le Loup du chien perdu. Il y a du sang noir sur les barbelés du transfo, trop de silence après 20h, un goà»t de peur dans le petit gibier quand bien même on le recuit dans le vin des crayères. On a convoqué le conseil municipal extraordinaire. Le trouble est profond, en effet, de savoir dans le cÅ“ur des halliers renaître l’énigmatique société adverse : leurs cercles exacts dans les herbes, leurs prélèvements rituels, le chiffre parfait de leur chÅ“ur de cris. Le Loup de nouveau s’est pris de curiosité ànotre égard, il se se demande si oui ou non Dieu nous souffla l’âme. Dieu a le pelage noir comme jaspe et sent l’herbe mouillée. Est-ce àdire que notre règne ànous va finissant ? Vrai que les classes se vident, que l’Edf débranche les hameaux, que les concessions sont reprises. Il faudrait s’accoupler plus, ou mieux, ou bien sous la lune pleine, en mâchant de l’herbe-de-saint-Thècle – les vieilles femmes connaissent, sur ces questions, des recettes éprouvées.

L’épopée
Le Territoire versa dans le conflit espagnol un bataillon de volontaires. Le compte des partants déconcerte : ce dut être àl’été 36 un désir bien commun que celui de prendre une balle pour la défense de Madrid dans les tranchées de la cité universitaire. Ne s’en alla, raconte-t-on, que l’excédent des bons-à-riens, le nerf étiolé par l’onanisme et la musique nègre, les derniers nés éternellement àcharge et, de plus, les communistes les manipulaient. On ne sait si les brigadistes du Territoire entendirent jamais les bruits que l’on colportait sur eux ; du pays qu’ils quittaient ils ne dirent jamais, pour leur part, que du bien. Ils racontèrent la pêche sur la Tourmente, la tête de cheval remontée pleine d’écrevisses àleurs compagnons d’armes qui prirent ça pour une nouvelle manière de parler de la mort ; ils racontèrent la Trémellerie délirante d’avril, le pâté aux Å“ufs, le Cormerat nu courant dans l’emblavure aux mômes qui crièrent àla sçavance mauresque, l’oie tuée des Pouvardières aux petites femmes des ramblas mais ce n’était, riaient-elles, qu’une sorte de détour àparler de leur mère sans perdre la face. Éblouis par la déchiqueture au feu du béton précontraint ils ne purent éviter de couper souvent la ligne de mire des factieux. Peu revinrent. La population du Territoire descend pour l’essentiel de ceux qui restèrent chez eux cet été-là, on comprend qu’en leur arrière-cuisine ça rechigne àparler de l’épisode. Les jeunesses suivantes jurèrent qu’on ne les reprendrait plus àrater le coche de l’épopée ; puis internet leur relaya l’appel des rebelles sahraouis, des insurgés syriens bravant les hélicoptères de Bachar, de l’Ukraine martyrisée. Parce que le napalm est mauvais pour la peau ils se sont rabattus, depuis, sur d’autres sujets de conversation.

Les mouches-de-mai
De la troupe des dieux tutélaires du temps des premières tribus rien n’est resté qu’un attachement craintif àla figure qu’on voit sur la Lune. Les hommes du Territoire, quoiqu’ils s’en défendent, vivent sous l’astre mort comme les mouches-de-mai autour des réverbères – la nuit du Territoire, particulièrement pure, leur rapproche la grande Face jusqu’aux détails des mers. S’ils sont en voyage ils tiennent pour vrai le mensonge d’une seule Lune pour tous les territoires du monde : ils lui demandent des nouvelles de chez eux et, pour rappeler les vieilles promesses, lui brà»lent des moitiés de cigarette. Ils ne croient pas qu’on y ait jamais mis le pied – montage que tout cela, vaste blague ! Le Visage les guide àtravers les nuits blanches de Grenade ou du New Jersey, les exauce et si la nuit se couvre ils le cherchent dans les puits, dans la cendre froide, dans les bassines de pluie où s’exprime l’espace. Aussi de ceux-làla gratitude est-elle justifiée. La plupart cependant s’accorde àn’y voir qu’un témoin de plus àleurs dérisoires entreprises, un témoin qui pardonne et dans le fond s’en fout. On retrouve souvent dans les pierres de remploi des plus vieilles églises des femmes stylisées figurant l’astre mort. Le cri qu’elles enfoncent dans le silence des millions d’années leur donne l’air de Vénus forçant leur régurgitation.

La petite morte
On était au Territoire quand nous parvint la nouvelle d’une mort qui était un peu de notre faute. D’abord, au téléphone, on ne comprit pas : ça parlait l’italien de la haute vallée, ça demandait de se décider vite. On se souvient qu’il pleuvait ; qu’on rentrait de Châtillon dans la Xantia de Jimmy et qu’un film commençait avec Nicolas Cage. Les gens de l’extérieur, ignorant la profondeur du Territoire, ne se représentent pas àl’autre bout du fil la déformation de leur voix ; non plus votre lenteur àréagir puisque ici le poids des ombres compte. Il fallut refaire le voyage. Le ciel, là-bas, remplit trop vite la bouche de la petite morte pour qu’on pà»t rien faire : quand, après trois jours, je revins dans la haute vallée il n’était plus question que de poser une plaque. La vie amorçait une de ces grandes tectoniques séparatoires dans lesquelles est tout le beau d’être, et tout le vrai. J’oubliai Jimmy, Nicolas Cage. S’achevait pour moi le temps du Territoire ; j’y fus convié de plus en plus épisodiquement, j’y offris des cadeaux ridicules et trop chers, j’y fatiguai des êtres sages que j’eusse dà» seulement écouter. La maison s’écroula sur le seuil de laquelle j’avais gravé mon signe secret. L’arbre que j’y avais planté mourut. Puissent-ils, en retrouvant mes lettres, les enfoncer dans la cendre tiède, au petit matin – puissent-ils, au moment que le feu défroissera mon nom, pardonner au feu.

11 mars 2024
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